Errare humanum est, perseverare diabolicum
La célèbre formule, peut-être de Sénèque, a été abondamment utilisée ; un siècle avant lui, Cicéron affirmait déjà que, s’il est habituel que l’homme se trompe, seule l’insensé persiste dans son erreur is Cuiusvis errare : insipientis nullius nisi, in errore perseverare [1].
Le 18 juin 2015, le pape catholique François publiait à Rome l’encyclique Laudato si et le 18 août de la même année paraissait à Istanbul, la Déclaration islamique sur le changement climatique. Cette Déclaration est prononcée par 60 personnes représentant les autorités islamiques de 18 pays.
On ne peut que se réjouir que le chef de l’Église catholique et des responsables musulmans appellent à un sursaut de l’humanité pour mettre fin à la très grave dégradation du climat d’origine anthropique. Après tant d’autres, ces appels à cesser de persévérer dans cette course mortelle sont plus que bienvenus.
On ne se livrera pas ici à une analyse comparée des deux textes. La Déclaration islamique s’adressant à 1,6 milliard de musulmans dans le monde et « fondée sur le travail d’écologistes islamiques de renommée mondiale », ne facilite pas l’examen le plus large. De même que ne semblent pas être appelés à ce sursaut tous ceux qui ne croiraient pas dans le dieu « révélé par le Coran ». Il est de surcroît malaisé de participer à un débat qui affirme, en exergue, que « Dieu – que nous connaissons comme Allah – a créé l’univers dans toute sa diversité, sa richesse et sa vitalité ». On peut aisément comprendre que des croyants estiment pouvoir s’appuyer sur leur dieu pour s’engager dans la lutte contre le réchauffement climatique ; en revanche, ce ne peut être que difficilement considéré comme la seule porte d’accès à ce combat.
L’évêque de Rome affirme s’adresser à tous, « Le défi urgent de sauvegarder notre maison commune inclut la préoccupation d’unir toute la famille humaine dans la recherche d’un développement durable et intégral ». Même s’il fait référence à ce qu’est sa foi, il ne fait pas appel aux seuls scientifiques catholiques : « Il existe un consensus scientifique très solide qui indique que nous sommes en présence d’un réchauffement préoccupant du système climatique. »
L’importance de la lutte contre le changement climatique est très largement abordée par la revue Les Possibles. On peut se reporter, par exemple à Décarboniser le développement, Il est vraiment temps de faire baisser la température !, La transition énergétique : pourquoi, pour qui et comment ?, Le climat, roche Tarpéienne pour l’humanité ?, Ralentissement du réchauffement ?, Les gaz à effet de serre (GES) sont-ils majoritairement de la responsabilité de l’activité humaine ?, ou encore à Rapport du GIEC : La dégradation climatique. La revue a consacré son numéro 5 aux Communs ; tous les articles y soulignent, sous divers aspects, la nécessité du respect, de la production et du financement des biens communs, des biens publics, dont le climat, comme avancée décisive pour l’humanité. Il faudrait, a contrario, aussi mentionner une étude du FMI de mai 2015 indiquant que le total des subventions, au sens large et après fiscalité, accordées dans le monde à la recherche, à la production et la consommation d’énergies fossiles est considérable. Il sera de 5 300 milliards de dollars en 2015 ; il était de 4 100 milliards de dollars en 2011.
S’agissant de biens communs, l’encyclique affirme en ouverture que « le climat est un bien commun, de tous et pour tous ». Cette ambition est lourdement contrecarrée par un « modèle de développement reposant sur l’utilisation intensive de combustibles fossiles, qui constitue le cœur du système énergétique mondial ». Or, « beaucoup de ceux qui détiennent plus de ressources et de pouvoir économique ou politique semblent surtout s’évertuer à masquer les problèmes ou à occulter les symptômes, en essayant seulement de réduire certains impacts négatifs du changement climatique ». C’est l’archétype contraire à l’instauration de communs.
La dégradation climatique est intimement liée aux profondes inégalités mondiales. Se cacher derrière un discours « vert » est aussi courant que détestable ; « aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres ». Or, « les pouvoirs économiques continuent de justifier le système mondial actuel, où priment une spéculation et une recherche du revenu financier qui tendent à ignorer tout contexte, de même que les effets sur la dignité humaine et sur l’environnement ». En effet, tout ne se vaut pas ! La culture du relativisme est une « pathologie […] C’est aussi la logique intérieure de celui qui dit : « Laissons les forces invisibles du marché réguler l’économie, parce que ses impacts sur la société et sur la nature sont des dommages inévitables. » […] Lorsque la culture se corrompt et qu’on ne reconnaît plus aucune vérité objective ni de principes universellement valables, les lois sont comprises uniquement comme des impositions arbitraires et comme des obstacles à contourner. »
C’est tout le système qui est mis en cause. « La politique ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie ». Pour être complet, il eût fallu ajouter, et celle-ci aux ordres du capital !
Ces publications sont mentionnées non pas tant pour les informations qu’elles fournissent – toutes sont parfaitement connues et documentées – que par le nombre d’êtres humains qu’elles sont susceptibles d’influencer.
Le PewResearchCenter est un des organismes les plus constants dans l’étude du fait religieux dans le monde. Selon cet institut, la planète compterait quelque 2,5 milliards de chrétiens – dont la moitié de catholiques – et un peu plus de 1,6 milliard de musulmans (parmi eux 250 000 chiites), dont plus de 60 % en Asie. Il s’agirait donc de plus de 58 % de la population mondiale, influencée, à des degrés divers, par ces religions. Ce que dit cette communauté de la marche du monde est donc d’importance.
Repenser l’éducation
L’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture), dont le siège est à Paris, est l’une des agences spécialisées de l’ONU, mise en place dès 1945. L’idée d’une Commission internationale de coopération intellectuelle avait été lancée dans le début des années 1920 dans le cadre de la Société des Nations.
Un de ses soucis constants est l’éducation pour tous (EPT) ; depuis 2002, elle publie chaque année un Rapport mondial de suivi sur l’EPT.
En 2015 est édité Repenser l’éducation, Vers un bien commun mondial ?. Vaste sujet, comme on l’imagine.
Dans ce document de 95 pages, l’UNESCO tente de définir « De quelle éducation avons-nous besoin au XXIe siècle ? ». Le rapport s’organise en quatre chapitres. Développement durable : une préoccupation centrale ; réaffirmer une approche humaniste ; élaboration des politiques éducatives dans un monde complexe ; enfin, éducation comme bien commun. On y voit que l’éducation, instituée en bien commun mondial, est une condition sine qua non d’un véritable développement. Il s’agit d’un projet global pour l’humanité, qui passe par l’éradication de maux qui vont croissant : « La croissance économique et la création de richesses ont fait baisser les taux de pauvreté dans le monde, mais partout, entre les sociétés comme dans chacune d’elles, la vulnérabilité, les inégalités, l’exclusion et la violence ont augmenté ». Or, comme le remarque Joseph Stiglitz, « les inégalités résultent de choix politiques, et non d’une mondialisation échappant aux États » [2]. Telle semble bien être l’analyse de l’UNESCO.
Agence des Nations unies, elle n’est pas un centre révolutionnaire. Elle semble se protéger contre pareille possible accusation par cet avertissement d’introduction : « L’éducation a vocation à préparer les individus et les communautés aux tensions que génèrent ces changements en les rendant capables de s’y adapter et d’y répondre. » Elle aurait pu (dû ?) ajouter : ou de les refuser. Néanmoins, comme d’autres organisations de l’ONU, par exemple l’OIT [3] et le PNUD [4], si elle n’a pas mandat de proposer un autre système, elle s’attache à mettre en évidence les aberrations de l’ordre établi et à présenter des remèdes pour y mettre fin.
Elle remarque que, si « les progrès technologiques [...] favorisent l’interconnexion et offrent de nouveaux moyens d’échange, de coopération et de solidarité, on assiste parallèlement à une résurgence de l’intolérance culturelle et religieuse, ainsi que du fondement identitaire comme source de mobilisation et de conflits politiques ». Notamment à l’encontre des femmes.
La croissance économique n’est pas rejetée ; cependant, pour que l’éducation puisse jouer le rôle qui lui est reconnu, elle doit obéir à une « gestion responsable de l’environnement et [à un] souci de paix, d’inclusion et de justice sociale ». L’éducation doit dépasser l’utilitarisme « pour intégrer les multiples dimensions de l’existence humaine ». Cette dimension passe évidemment par l’emploi ; or, « l’intensification de la mondialisation de l’économie se traduit par une croissance peu créatrice d’emplois, une montée du chômage des jeunes et une aggravation de la précarité de l’emploi ». Dans un rapport de 2014, l’OIT estimait à 200 millions le nombre d’emplois à créer d’ici à 2020 ; cependant, l’organisation de Genève observait, elle aussi, que la qualité de ceux-ci était fondamentale pour assurer un développement équilibré ; lire à ce sujet Développer l’emploi. Comme déjà indiqué, l’UNESCO ne dénonce jamais le capitalisme, mais elle met en cause le libéralisme en matière d’éducation ; elle observe en particulier que la « diversification des partenariats brouille les frontières entre public et privé, rendant ainsi plus difficile la gouvernance démocratique de l’éducation. En un mot, il devient de plus en plus nécessaire de concilier les contributions et les demandes des trois régulateurs du comportement social que sont la société, l’État et le marché ».
L’UNESCO donne la clef pour faire de l’éducation un instrument de développement, celle de la promouvoir en bien commun de l’humanité. « Si l’implication du secteur privé dans l’éducation n’est pas un fait nouveau, la nouveauté de toutes ces modalités d’enseignement réside dans leur ampleur, leur étendue et leur pénétration dans tous les aspects de l’effort éducatif. » L’UNESCO note que la privatisation du système éducatif peut présenter, par le plus grand choix offert notamment dans les programmes de soutien, un avantage… pour les catégories aisées. C’est pourquoi elle dénonce sans ambages « la reproduction et l’éventuelle aggravation des inégalités dans l’accès à l’enseignement qui résultent de la privatisation sous toutes ses formes soulèvent d’importantes questions sur la notion d’éducation envisagée comme un bien public et sur l’aptitude de l’État à garantir à tous le droit à l’éducation ». On lira, par exemple dans l’encadré 16 de la page 83 de la publication, un exemple en Égypte où les dépenses d’éducation peuvent atteindre 47 % des revenus des ménages ruraux. Même si l’énoncé respecte les « canons » des publications des organisations internationales, la privatisation de l’éducation n’en est pas moins clairement dénoncée : « Des formes émergentes de l’éducation privée – dans lesquelles l’enseignement de base et l’enseignement post-élémentaire s’ouvrent de plus en plus à la rentabilité et au marché et où les programmes sont établis en fonction des intérêts privés commerciaux – sont en train de changer la nature de l’éducation, qui passe du statut de bien public à celui de bien (de consommation) privé. L’évolution rapide des liens entre société, État et marché nous confronte à un dilemme. Comment protéger le principe fondamental de l’éducation considérée comme un bien public dans ce nouveau contexte mondial ? ».
Il convient de noter la supériorité qu’accorde l’UNESCO au bien commun sur le bien public : « Les biens publics sont considérés comme directement liés aux politiques publiques de l’État. » Sans doute, mais le terme « public » est souvent source de malentendus : en effet, on comprend, à tort, que les « biens publics » sont des biens fournis par le secteur public. D’autre part, les biens communs sont définis comme des biens qui, quelle que soit leur origine, publique ou privée, sont caractérisés par une destination commune et sont nécessaires à la réalisation « des droits fondamentaux de tous ». Le bien public aurait notamment un caractère individualiste : « La notion de bien commun dépasse le concept plus instrumental de bien public, dans lequel le bien-être humain s’inscrit dans le cadre d’une théorie socio-économique individualiste. Du point de vue du ’bien commun’, ce n’est pas seulement la ’vie harmonieuse’ des individus qui importe, mais aussi l’harmonie de la vie que les humains ont en commun. » Cette affirmation du caractère individualiste du bien public est pour le moins fantaisiste et de toute façon non étayée. On voit mal pourquoi le climat serait mieux préservé comme bien commun mondial que comme bien public mondial. [5] Sa désignation et l’attribution de financements adéquats ne peuvent être que le résultat d’un processus démocratique. Finalement, l’appellation est seconde par rapport au contenu qu’elle doit recouvrir, à savoir l’intervention des peuples et l’obtention de financements de nature mondiale.
L’aide internationale et la pauvreté
{{}}Depuis plusieurs décennies, de nombreuses voix, à travers le monde, réclament que les pays riches consacrent une part de leur richesse nationale à « aider » les pays pauvres. En 1958, le Conseil œcuménique des Églises, ONG constituée des églises chrétiennes, proposait à la communauté internationale que cette « aide » soit fixée à 1 % des PIB [6] de chacun des pays riches. Des discussions ardues – il s’agit d’argent tout de même – ont eu lieu pendant plus de dix ans pour aboutir, en 1970, à la résolution suivante de l’Assemblée générale des Nations unies : « chaque pays économiquement avancé accroîtra progressivement son aide officielle au développement des pays en voie de développement et s’efforcera particulièrement d’atteindre, au milieu de la décennie au plus tard, un montant minimum en valeur nette de 0,7 % de son produit national brut aux prix du marché. »
Le CAD (Comité d’aide au développement), créé en 1961 par l’OCDE [7], indique que le total de l’APD [8] de 2014 pour les 28 pays membres du CAD s’élève à 135 milliards de dollars, comme en 2013. C’est à dire 0,27 % de leur PIB – belle réussite, quarante ans après la date prévue pour atteindre les faramineux 0,7 % – ! Mais c’est aussi seulement 0,17 % des quelque 77 000 milliards de dollars (PPA) du PIB des pays à développement humain élevé et très élevé tel que classés par le PNUD [9] en 2014. Peut-on mettre en parallèle ces 135 milliards d’APD aux quelque 180 milliards de dollars de fraude à la TVA au sein de l’UE en 2013, selon une étude de la Commission publiée en mai 2015 ? Encore, ce montant ne représente-t-il pas même 1 % des 2 000 milliards d’évasion et « évitement » fiscaux tels qu’ils figurent dans le Rapport d’information très documenté déposé à l’Assemblée nationale française en novembre 2012.
Ce qui, peut-être, ajoute au scandale, est ce que cette somme représente, comparée à celle transférée par les migrants vers leur pays d’origine. Il s’agit en 2014, selon la Banque mondiale de 583 milliards de dollars. Les individus parmi les plus pauvres [10] envoient chez eux plus de quatre fois le montant concédé par les États les plus riches ! Les sept pays d’où proviennent les montants les plus élevés, en dollars états-uniens, sont les États-Unis (130 milliards), l’Arabie saoudite (44 milliards), les Émirats arabes unis (29 milliards), le Royaume-Uni (25 milliards), le Canada et l’Allemagne (23 milliards), la France (21 milliards). Ce sont, sans surprise, l’Inde (70 milliards) et la Chine (64 milliards), vers lesquels les sommes les plus importantes sont acheminées. Il faut aussi noter que les transferts Sud-Sud sont souvent, en proportion, significatifs. C’est ainsi que, selon la Banque mondiale, si le Burkina Faso reçoit de ses migrants la modeste somme de 121 000 dollars, 87 % (105 000 dollars) proviennent de Côte d’Ivoire, tandis que sur 304 000 dollars entrant au Cambodge, 178 000 émanent de Thaïlande.
En ces « temps mauvais », le risque est ne plus réagir aux pires horreurs. Quand le HCR [11] nous apprend qu’en août 2015, la Turquie accueille 2 millions de réfugiés syriens, et le Liban, 1,1 million – le quart de sa population – on ne peut qu’être confondu en entendant qu’en face de réfugiés représentant à peine plus de 0,2 % de sa population, la France devrait davantage surveiller ses frontières !
Pourquoi, dès lors, s’émouvoir devant le graphique, figurant en page 2 de l’ouvrage édité par l’Agence française de développement et la Banque mondiale, Les filets sociaux en Afrique, et reproduit ici ? Quoi ? Après tout, en 2010 en Afrique, quelque 400 millions d’êtres humains survivaient avec un maximum de 1,25 dollar par jour. Dans le monde, le nombre de pauvres à ce niveau de 1,25 dollar/jour a diminué, en trente ans, d’un milliard ; tout va bien, il n’en reste plus qu’un milliard ! Rappelons que ce 1,25 est calculé en parité de pouvoir d’achat (PPA). C’est la méthode qui s’affranchit des taux de change officiels entre les monnaies ; 1,25 $ PPA au Burkina Faso permet d’acquérir un panier – si l’on ose écrire – de produits et services burkinabè de cette valeur, et non pas ce qu’il serait possible d’acheter avec 1,25 $ états-unien converti en francs CFA ; soit 735 francs CFA [12] environ. D’une manière générale, les pays les moins avancés présentent un PIB en $ PPA plus élevé que celui qui est donné en dollar états-unien ; dans l’exemple du Burkina Faso évoqué ici, c’est environ le double. Si on retient ces chiffres, et sur la base d’un prix du riz de 300 francs CFA le kilo, chacun des Burkinabè appartenant aux 47 % les plus pauvres pourrait donc acquérir 2,5 kilos de riz ... et rien d’autre. Selon un étude de la BAD [13] de 2013, le Burkinabè consacre, en moyenne, 53 % de ses dépenses à l’alimentation (c’est quelque 15 % en France). Que reste-t-il à la moitié de la population burkinabè, après avoir acheté son riz, pour se procurer de quoi l’accompagner d’une modeste sauce et d’un peu de poisson séché, pour se vêtir, pour se loger, mais aussi pour faire face aux dépenses de santé et d’éducation très peu prises en charge par un État exsangue ?
La question de la pauvreté renvoie notamment à celle de la répartition de la richesse mondiale. Comme le rappelle J. Stiglitz [14] citant un rapport d’Oxfam, « 1 % de la population de la planète détient aujourd’hui près de la moitié de la fortune mondiale ». C’est encore plus stupéfiant si on ne prend en compte que les 0,1 %, soit 7 millions d’individus. Plus s’accroît la fortune individuelle, plus le nombre d’individus concernés diminue. Lire à ce sujet Les grandes fortunes, on y remarque que « les millionnaires extrêmement fortunés possédant, par individu, plus de 30 millions de dollars [...] sont 128 000, soit 0,9 % des [individus fortunés dont le nombre est estimé à 12 millions] ; ils détiennent ensemble 35 % des 52 600 milliards de dollars représentant la fortune globale. […] les individus extrêmement riches ne sont même pas 1 % ». Le rapport Capgemini 2015 note une augmentation du nombre d’ultra-riches : il serait de 133 300.
L’ONG ONE, qui annonce 7 millions de membres, entend lutter contre l’extrême pauvreté et dispose de suffisamment de ressources pour publier des données sur le sujet. Elle ne cache pas ne pas entreprendre ses propres études, et s’appuie, pour ce faire, sur celles des organisations internationales ou d’ONG telle Oxfam. L’intérêt de ses publications est de savoir rassembler des indications existant par ailleurs. C’est le cas de Rapport data 2015, sous-titré « Donner la priorité aux plus pauvres ». Dans le graphique qu’elle publie page 13, dont les données proviennent de l’OCDE, et qui est reproduit ci-dessous, elle montre l’évolution sur la période 2003-2013. La population mondiale pauvre – 3,4 milliards selon le rapport PNUD 2014 – est répartie entre celle qui vit dans les pays les moins avancés (PMA) – 1,1 milliard – et les autres. Le premier élément qui frappe dans les deux groupes est l’augmentation de la part provenant de la création de richesses, appelée « revenus » et, dans une moindre mesure, celle correspondant aux transferts des migrants. Que de louanges n’entend-on pas, par ailleurs, à propos de l’IDE, on pourra lire, à cet égard, Investissement direct étranger, démiurge du capitalisme ! Mais, sur le graphique ci-dessous, on voit parfaitement la part de l’investissement étranger, à peine plus grande que celle de la ridicule APD, dans le revenu de ces 3,4 milliards d’êtres humains. Quant à ce qui ressortit à l’APD elle-même, on remarque dans quelle proportion sa part diminue ; on peut lire L’aide publique au développement qui date de l’an passé mais dont les observations restent malheureusement inchangées.
On entend à nouveau des responsables politiques expliquer aux ignorants que nous sommes « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Ce « on » signifiant, la France, l’Europe, les États-Unis, bref les pays réputés, selon le PNUD, jouir d’un développement humain élevé, ceux qui étaient, en 2014, à l’origine de la création de plus de 80 % de la « richesse » de la planète. Le « sujet » des réfugiés tient en cette moitié de l’année 2015 le haut de l’affiche ; l’Europe serait merveilleusement tolérante et accueillante ! Accueillante ? La quotidien Libération a publié, le 31 août 2015, un graphique du HCR [15] reproduit ci-dessous, il montre, à la fin 2014, la répartition dans le monde de 14,5 millions de réfugiés. On y voit que près de 84 % de ces réfugiés le sont en Asie et en Afrique. Pourtant, que de rodomontades nous sont servies… Encore convient-il de prendre en considération une autre statistique du HCR. Elle indique que le nombre de « personnes déracinées par la guerre » était en 2014 de près de 60 millions d’êtres humains. Ils n’étaient « que » 37 millions en 2005 !
{{}}
L’ONG Oxfam publie très régulièrement des études relatives à la pauvreté. En janvier 2015, elle publiait Insatiable richesse qu’elle sous-titrait fort explicitement « Toujours plus pour ceux qui ont déjà tout ». En septembre de la même année, elle éditait Une Europe au service de la majorité et non d’une élite ; elle précisait sa démarche en proclamant « inégalités et pauvreté : il est temps d’inverser la donne en Europe ». Bien entendu, tous les graphiques, les courbes et affirmations sont dûment documentés. On sait combien un indicateur comme le PIB/habitant est largement insuffisant pour rendre compte de toute la réalité. Ainsi, dans cette Union européenne, si le PIB/habitant est de 26 000 euros, près du quart de la population, 123 millions, risque de « sombrer dans la misère et l’exclusion sociale ».
Le tableau reproduit ici montre pour cinq pays de l’UE, l’évolution sur dix ans, du pourcentage de la population en « situation de privatisation matérielle aiguë ».
Les auteurs étudient évidemment la répartition des richesses au sein de l’ensemble de l’UE. Pour ce faire, ils utilisent l’indice de Palma [16]. Le coefficient de Gini étudie la dispersion des revenus de toute une population dans lequel 0 traduit une égalité parfaite et 1 une totale inégalité. L’indice de Palma, compare, lui, les revenus des 10 % les plus riches avec ceux des 40 % les plus pauvres et ne prend donc pas en compte les revenus des personnes se situant entre le quatrième décile et le neuvième. L’économiste chilien a retenu cette formule parce qu’il est convaincu que ce qui se passe pour les personnes les plus fortunées relevant du neuvième décile et les moins fortunées décomptées dans les quatre premiers déciles est révélatrice de la signification des inégalités. Incontestablement, cette méthode permet une présentation parfaitement perceptible de la réalité, même si elle est moins précise que celle utilisant Gini.
Ainsi, ce graphique, présenté page 17 du rapport, montre de manière spectaculaire – mais, malheureusement, exacte – la répartition des richesses en Europe. Les 40 % les plus pauvres – plus de deux cents millions de personnes – détiennent 1 % des richesses de l’Union européenne et à peine plus de 5 millions d’individus – les 1 % les plus riches – s’en attribuent 31%. N’apparaît pas ici la fortune des 19 milliardaires européens recensés, soit quelque 280 milliards d’euros. À titre de repère, ce montant est à peu près équivalent à une année de budget de l’Autriche.
Mais pourquoi donc se laisser démoraliser alors que, en cette fin 2015, on nous annonce la réduction des inégalités en France. Cet élan de satisfaction est déclenché par la publication de l’INSEE le 22 septembre 2015 de Les niveaux de vie en 2013. On ne peut que se réjouir d’enregistrer que les très modestes augmentations de certaines prestations sociales permettent, par exemple, aux chômeurs les plus pauvres, de voir leur sort s’améliorer un tout petit peu. Plus on est pauvre, plus évidemment l’arrivée de quelques euros supplémentaires bonifie votre sort. Pour autant, 65 % des ménages bénéficiaires du RSA et pas loin de la moitié des ménages qui perçoivent le minimum vieillesse vivent encore en dessous du seuil de pauvreté qui, à 60 % du revenu médian, s’établissait en 2013 à 1000 euros par mois. Il faut remarquer que, toujours selon l’INSEE, le seuil de pauvreté à 60 % du revenu médian mensuel était, en 2010, de 1 083 euros. Tous ceux qui étaient en dessous de ce montant, en 2010, étaient pauvres ; victoire en 2013, la frange de ceux dont le revenu est compris entre ces deux montants, n’est plus pauvre ! « Voilà justement pourquoi votre fille est muette », expliquait Sganarelle !
D’où les inégalités de rémunération peuvent-elles bien venir ?
Florence Jaumotte et Carolina Osorio Buitron, économistes au FMI, donnent un éclairage qui mérite attention autant qu’il agacera sans doute plus d’un fondamentaliste de l’efficacité des marchés. Elles ont publié le 17 juillet 2015 « Linkages Between Labor Market Institutions and Inequality » où elles étudient les liens entre les institutions du marché du travail et l’inégalité.
Dans la présentation de l’étude faite par le FMI, on voit l’image, reproduite ici, sur laquelle un énorme personnage, déjà lesté d’un sac volumineux, qui peut cueillir des fruits merveilleux grâce à l’efficace courte échelle qu’une foultitude maintient à bonne hauteur. La légende est explicite, « une faible densité syndicale va de pair avec une augmentation des parts de revenus au sommet ». Peut-être le président de la République et le patronat français ont-ils, dans leur vindicte contre le Code du travail, été séduits par cette représentation.
Outre le lien à l’étude elle-même, la présentation permet d’accéder à trois très courts papiers. Dans le dernier, on trouvera une infographie visant à montrer que les pauvres et la classe moyenne sont « l’arme secrète » de la croissance. On y verra trois graphiques qui ne laissent pas d’impressionner. Celui qui est reproduit ci-dessous indique l’effet de 1 % de croissance sur chacun des quantiles de la population ; les 20 % les plus riches bénéficient alors d’une amélioration approchant 0,4 % tandis que le 20 % les plus pauvres subissent une régression de près de 0,1 % ! On remarquera aussi le graphique 1 en se souvenant que plus le coefficient de Gini est élevé, plus l’inégalité est forte. Dans le dernier rapport du PNUD, ces coefficients s’étalaient de 25 en Suède à 64,3 aux Comores.
Le deux économistes formulent trois observations générales pour présenter les résultats de leur étude, qu’elles documentent sur la période 1980-2011 dans les pays avancés :
- le déclin du taux de syndicalisation et celui des salaires s’accompagne d’une plus grande inégalité ;
- des syndicats non représentatifs favorisent les chômage et les inégalités ;
- les politiques relatives au marché du travail devraient être évaluées pays par pays en tenant compte de l’ensemble des objectifs politiques.
Ce qui permet de constater que, en dehors des discours traditionnels relatifs à la mondialisation et aux technologies de l’information, peu de responsables se préoccupent de ces questions, alors que les institutions du travail se prêtent parfaitement à une action politique sans compromettre la croissance. C’est d’autant plus indispensable qu’une baisse de syndicalisation et des salaires s’accompagne clairement d’une hausse des inégalités. S’agissant d’une augmentation générale des salaires minimums, elles sacrifient quand même – on est au FMI – au respect de la compétitivité qui, selon elles, devrait conduire à une certaine prudence en la matière.
Pourtant, elles notent une franche corrélation entre hausse des 10 % des revenus les plus élevés et baisse de syndicalisation. Elles font observer qu’elles ont pris le soin d’ajuster leurs calculs en tenant compte de plusieurs facteurs : progrès technologique, mondialisation, environnement socio-politique, déréglementation financière et taux d’imposition le plus élevé.
Même si les causalités sont toujours délicates à établir, elles estiment à environ 50 % le rôle de la faiblesse syndicale dans la répartition des revenus, en particulier pour les plus élevés. Pour appuyer leur observation elles donnent page 10 et 11 les courbes et graphiques reproduits ici.
Sans surprise, les auteures ont noté, pour certains pays, une corrélation entre la baisse du salaire minimum par rapport au salaire médian et une forte augmentation des inégalités générales. De la même manière, une faible représentativité syndicale conduit à une inégalité plus importante, probablement par une augmentation du chômage.
Il faut aussi noter que les deux économistes n’ont, en dehors de deux facteurs mentionnés – taux de syndicalisation et salaire minimum – décelé aucun autre lien entre des modifications dans la politique relative au marché du travail et les inégalités.
Elles restent circonspectes quand il s’agit de confronter les conclusions de leur étude avec la politique du FMI. Elles rappellent que c’est pays par pays que les études doivent être menées. Les recommandations pour la Suède, à forte histoire syndicale, ne seront pas les mêmes que pour le Portugal. Le FMI, soulignent-elles, a soutenu l’augmentation du salaire minimum aux États-Unis mais a recommandé de la prudence pour la Chine. Comment mieux mettre en évidence qu’on ne peut pas traiter de la même manière la première puissance mondiale et celle qui la chahute ?
Florence Jaumotte et Carolina Osorio Buitron prennent leurs précautions quant au reproche qui pourrait leur être fait sur le caractère abrupt de leur étude. Elles recourent à une sorte de lapalissade en faisant remarquer que si les salaires les plus bas diminuent, ils laissent davantage de place pour les salaires les plus élevés. De même, les propriétaires du capital (capital owners, écrivent-elles) ont les coudées plus franches si les syndicats sont faibles ; il s’agit donc là de processus purement mécaniques (are mechanically influenced) !
Serait-ce une autre manière d’écrire que ce que l’on lisait sous la plume d’Engels et Marx, il y a plus d’un siècle et demi ? « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes ».
De la liturgie à l’enfer
Il ne s’agit pas ici de livrer une recension exhaustive – qui relèverait d’un travail de bénédictin, de surcroît fastidieux pour le lecteur – de ce que publie le Fonds monétaire international (FMI), mais de donner quelques exemples de la morgue avec laquelle il énonce ses préceptes, et aussi de la candeur avec laquelle il expose, presque sans pudeur, des constats dont, ailleurs, les auteurs seraient voués au bûcher. Il observe une liturgie précise avec cependant, de temps à autres, des « dérapages » de plusieurs de ses officiants. Parfois, la schizophrénie n’est pas loin. Ainsi dans le numéro d’avril 2013 de la revue périodique World economic outlook, on peut lire Hopes, Realities, Risks. L’institution de Washington ne cache rien des données constatées en 2011 et 2012, ni des projections portant sur 2013 et 2014 (voir tableau 1.1 page 2) ; elle fait état de son analyse relative à la croissance et à quelques autres caractéristiques, portant sur plusieurs pays et sur les regroupements habituels (pays avancés, pays émergents, etc.). Le constat est saisissant : les pays qui ne suivent pas les recommandations du FMI présentent, tous, des taux de croissance deux ou trois fois supérieurs à ceux mesurés pour les pays qui s’y soumettent. C’est ainsi que la prévision portant sur 2014 est un taux de croissance de 0,9 % pour la France et de 8,2 % pour la Chine. Ce n’est pas ici que l’on se prosternera devant un taux de croissance ; en revanche, il constitue bien l’alpha et l’oméga du bréviaire capitaliste dont se sert, entre nombreux autres, le FMI. Pour autant, il ne rougit pas de prévenir « Toutefois, comme de vieux dangers subsistent et que de nouveaux risques apparaissent, les dirigeants ne peuvent pas se permettre de relâcher leur effort ».
Les économistes du FMI ne sont pas stupides, souvent ils sont très compétents. Mais ils appartiennent à une institution qui ne cache pas son idéologie. Aussi, quand leurs études les conduisent à des conclusions, pour eux inattendues, ils les donnent, même si, pour nombre d’experts, elles paraîtront évidentes. Les Working papers constituent des publications privilégiées pour ce type d’exercice ; il s’agit, en effet, d’études dont les conclusions sont celles des auteurs, mais qui, comme l’indique l’établissement, « ne peuvent pas être considérées comme représentant les vues du FMI » qui, pourtant, publie ! En janvier 2014, quatre économistes publient Effectiveness of Capital Outflow Restrictions. Ils ont étudié, dans 37 pays émergents, le renforcement des restrictions à la sortie de capitaux. La conclusion dont ils ont testé la robustesse montre que ce type de mesures se révèle efficace à la condition qu’existe l’une, au moins, des conditions suivantes : existence de fondamentaux macroéconomiques puissants ; bonnes institutions ; bonne observation des restrictions déjà existantes. Ainsi donc, à partir d’une étude portant sur 37 pays, l’équipe affirme que le contrôle de la sortie de capitaux est efficace... pour autant que la politique mise en œuvre soit sérieuse. Par exemple, un pays disposant de bonnes institutions – permettant notamment d’édicter et faire observer la régulation décidée – verra les mesures qu’il prendra pour restreindre les sorties de capitaux couronnées de succès !
Des économistes réputés publiant, par exemple, dans The National Bureau of Economic Research – où la Banque de Suède s’approvisionne régulièrement pour attribuer ses « prix Nobel d’économie » – ont table ouverte au FMI. En 2010, deux économistes de renom, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff – ancien économiste en chef de l’institution de Washington – publient sous le timbre du célèbre centre de recherche de Cambridge Growth in a Time of Debt. Divine surprise dans le landernau des responsables : les éminents chercheurs, après une étude jugée très sérieuse, menée sur plus de 200 ans auprès de 44 pays, annonçaient qu’une dette publique dépassant 90 % du PIB, conduisait à une récession de 0,1 % dans les pays considérés. Remède pour ne pas tomber dans la récession ? Surtout ne pas chercher à augmenter les recettes des États coupables mais, tout simplement, leur enjoindre de baisser leurs dépenses par des coupes budgétaires appropriées. Parfait, puisque c’est ce que font la plupart des gouvernements depuis la fin des années 1970. Notamment, ceux de l’Union européenne et l’UE elle-même, fervents partisans de cette politique de la saignée ; son Commissaire aux affaires économiques et financières, Olli Rehn, s’était montré dithyrambique à propos de cette « étude ». Il se trouve que, tous calculs refaits par d’autres économistes – tout juste doctorants – les erreurs du couple sont corrigées, ce qui conduit pour les pays étudiés, non plus à une récession de 0,1 % mais à une croissance de... 2,2 % . À l’époque, Paul Krugman s’en était fait des gorges chaudes sur son blog du New York Times. Bien entendu, le très sérieux Fonds monétaire ne pouvait se taire sur pareille bévue, au risque même de mettre l’idéologie fondamentale en cause. En janvier 2013 et en février 2014, il rectifie le tir. C’est d’abord l’économiste en chef, Olivier Blanchard, qui, avec un collègue Daniel Leigh, signe un premier document Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers, il admettait les erreurs du FMI quant au multiplicateur budgétaire : les coupes dans les budgets ont une action dépressive plus importante qu’annoncé. Mais il faut en avoir le cœur net, cette fois ce sont trois de ses économistes qui publient Debt and Growth : Is There a Magic Threshold ? Working paper qui affirme que l’examen attentif d’un siècle de statistiques, ne révèle aucun seuil « magique » au-delà duquel la croissance serait compromise. Inutile donc de s’enfermer dans des démonstrations aussi alambiquées que fausses, il suffit de préserver l’essentiel comme le Fonds sait parfaitement le démontrer, avec la Grèce par exemple.
On ne peut guère reprocher au FMI, qui emploie 2 600 fonctionnaires, de tirer à boulets rouges sur le secteur privé. Par exemple, n’y aurait-il pas de mauvais emplois qui chasseraient les bons ? C’est ce sur quoi se sont penchés deux économistes salariés de l’institution internationale. En juin 2013, ils ont répondu à cette angoissante question dans Does Public-Sector Employment« Fully Crowd Out Private-Sector Employment ? ». Ils s’interrogent à partir des statistiques de plusieurs pays émergents ou en développement, dans lesquels ils ont noté « à la fois des taux élevés de chômage, un faible taux d’emploi dans le secteur privé en même temps qu’une forte proportion d’emplois dans le secteur public ». Leur réponse est claire : « un taux élevé d’emploi dans le secteur public, qui provoque une charge fiscale substantielle, a un fort impact négatif sur les taux d’emploi dans le secteur privé et ne réduit pas le taux de chômage global ». Alors, ils rappellent, comme tout le monde devrait le savoir, que l’emploi dans le secteur privé est consubstantiel à la croissance, elle-même indispensable au bien-être général. Tout ce qui leur apparaît être un obstacle à la poursuite de cet idéal doit être éliminé. Éliminées les défaillances en matière de santé et d’éducation, passées sous silence les inégalités considérables de revenus et de patrimoines, oubliés les biens publics inexistants ou insuffisants, non évalués les termes de l’échange, et bien d’autres facteurs encore. On a, avec ce papier, un bel exemple de ce que ne devrait pas écrire un étudiant des premières années d’étude de l’économie. À partir de quelques statistiques, mais en oubliant mille autres considérations, on tire une conclusion digne d’une brève de comptoir. Elle passe, parce qu’elle va « dans le bon sens ». Mais ce discours porte ; ainsi en France, la Cour des comptes, qui s’érige de plus en plus en garant de la « bonne » politique pour la France, une fois encore, vilipende les dépenses dans son rapport La sécurité sociale publié le 15 septembre 2015. Elle oublie, ou fait semblant, en bon élève du néolibéralisme, que l’économie est circulaire ; les dépenses là, sont les recettes ici. Chacun doit apprendre que la baguette de pain achetée par l’infirmière non libérale est indigeste pour la France !
L’avantage des Working papers du FMI est double. Pour l’institution, ils lui permettent de tenter de convaincre de sa grande ouverture, puisqu’on peut y trouver des pistes allant dans des directions parfois opposées. Pour les lecteurs, ils lui offrent une documentation de qualité. Ainsi ce The Regulatory Responses to the Global Financial Crisis : Some Uncomfortable Questions. Il apporte en effet des réponses dérangeantes à la question de savoir si la régulation peut éviter les crises. Pour ce faire, à partir de leur étude, les auteurs énoncent trois principes qui peuvent permettre d’éviter les crises, pour autant qu’ils s’inscrivent bien au delà de la seule régulation financière : remédier aux défaillances de marché, adapter les incitations aux besoins réels de la société et, puisque les risques sont inhérents à l’activité humaine, toujours prévoir un « plan B » propre à remédier à de mauvaises dispositions dont il faut, face à une crise, réduire le nombre grâce à l’examen attentif des données macroéconomiques. À partir, notamment, de la crise dite des subprimes, ils identifient quatre causes nouvelles à la fréquence et la violence des « accidents » : utilisation très large du levier permettant des emprunts bien au-delà du raisonnable, utilisation de cet outil par un grand nombre d’agents économiques, en particulier dans la sphère financière, opacité accrue par un usage extravagant des produits dérivés et mondialisation favorisant une extension rapide de l’incendie. Ils concluent sur l’ardente obligation de réorienter « le secteur financier vers des activités profitables à l’ensemble de la société ». Ce n’est pas mentionné dans cette étude, mais on peut remarquer qu’après la crise de 1929, et ses monstrueuses conséquences, excepté peut-être au milieu des années 1960 aux États-Unis par abandon des objectifs d’investissement par crainte de l’inflation, le monde « développé » n’avait plus connu de crises financières jusqu’au grand retournement de 1971, avec l’inconvertibilité du dollar et le début de la grande dérégulation.
Étonnant FMI, qui sait être le fer de lance le plus brutal pour imposer les règles les plus frustes en faveur du capitalisme, particulièrement de ses banques, alors qu’en même temps, ses chercheurs savent montrer le caractère pernicieux de ce capitalisme et recommander les remèdes pour y faire face. Ainsi, en mai 2014, trois de ses économistes condamnent, dans Bank Size and Systemic Risk, la taille excessive des banques qui accroît le risque systémique. S’appuyant sur leur étude et une abondante littérature, ils concluent que « en moyenne, les grandes banques, plus que le petites, créent davantage de risques individuels et systémiques. Tout particulièrement, quand leur capital est insuffisant et instable, qu’elles ont une organisation complexe et consacrent une part importante aux activités de marché ». Comment alors, devant pareil constat, le Fonds ne s’engage-t-il pas fermement contre toutes les dérives que ses experts décrivent par le menu en en montrant tous les dangers ? Pourquoi donc ne fait-il rien en faveur de la séparation des activités bancaires et celles de marché dont il sait, à merveille, décrire les folles conséquences ? Pourquoi donc n’exerce-t-il pas son « veto » moral à l’encontre de l’abrogation, en 1996 du Glass-Steagall Act qui, pendant plus de trois décennies, avait montré son efficacité aux États-Unis ? Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il s’agit là de la source d’une formidable rente du capitalisme d’aujourd’hui. On peut lire Séparer les activités bancaires ? Sans ce point nodal, on ne comprendrait pas, par exemple, la parfaite entente, sur le « dossier » grec, entre le FMI et l’archétype du monstre financiéro-bancaire qu’est Goldman Sachs, qui pouvait afficher officiellement un produit net bancaire de plus de 10 milliards de dollars au premier trimestre 2015.
L’institution de Washington sait aussi faire donner de la voix sur des sujets qui lui semblent essentiels. Par exemple, pour tenter de prouver que la protection sociale pèse trop lourdement sur les budgets (là, tout à coup, l’économie n’est plus circulaire) et qu’il vaut mieux la réduire pour alléger la dette publique, deux de ses économistes se sont attelés à la « démonstration ». Se basant sur des données états-uniennes, les deux compères ont publié, dans un papier déjà ancien de 2012, Macroeconomic and Welfare Costs of U.S. Fiscal Imbalances. Si vous vous étonnez auprès d’eux, ils vous diront qu’ils n’y sont pour rien ; ils n’ont fait qu’aligner les chiffres en sachant les organiser. Promouvoir une autre politique fiscale ou n’avoir pas recours aux marchés financiers n’entrent tout simplement pas dans leurs modèles.
Le FMI publie, deux fois par an, une lourde étude sur les perspectives mondiales. En avril 2015, il publie son World economic outlook, sous-titré dans une sorte d’euphémisme « Croissance inégale ». Comme tous ces rapports semestriels, celui-ci fourmille de toutes sortes de données statistiques. Pour montrer l’embarras qui saisit le Fonds devant la description établie par ses experts, on signalera deux des chapitres. Le chapitre III s’intitule « Mais où allons-nous ? », le chapitre IV, « Investissement privé : qu’est-ce que c’est que ce hold-up ? ». Dans le premier, il s’interroge, graphiques à l’appui, à propos de cette croissance disparue, devant quoi il ne sait trop quoi recommander. Parmi les causes qu’il identifie, il en est une qui mérite l’attention, c’est la croissance du capital. Il n’est bien sûr pas question de remettre en cause le système qui conduit à ce résultat ! À la question de savoir s’il y a un marasme de l’investissement, la réponse est : oui. Les auteurs passent en revue toutes les causes possibles de ce « naufrage ». Ils s’interrogent évidemment à propos du rôle des gains financiers, en particulier boursiers. Ils n’effectuent pas ce calcul au doigt mouillé – on est au FMI – mais utilisent le Q de Tobin dans lequel ce ratio pour l’entreprise candidate à un investissement est égal à la valeur boursière de l’entreprise comparée à la valeur de remplacement du capital fixe. Les économistes considèrent qu’un Q supérieur à 1 conduit l’entreprise à investir et à trouver les fonds pour ce faire dans la mesure où les investisseurs paieront moins que la valeur boursière de leur investissement. Mais, à l’époque de Tobin, dans les années 1970, il y avait de véritables investisseurs dont la durée moyenne de conservation d’une action se mesurait en années. Aujourd’hui, on compte en secondes ! Que peut bien vouloir dire le Q de Tobin en de telles circonstances ? Ceux qui se dénomment encore « investisseurs » ne connaissent plus rien de l’entreprise concernée, dont ils se moquent comme d’une guigne ; des algorithmes génèrent les ordres sans même qu’ils le sachent. La fortune se fait à la corbeille ! Joseph Stiglitz remarque « l’an dernier [2014] le 1 % supérieur des Américains a reçu 22 % du revenu national ; le 0,1 % supérieur, 11 % » [17]. Contrairement à ce que veulent croire beaucoup des experts des institutions de Washington, et d’autres, la politique mondiale est, pour l’essentiel, conçue et conduite par et pour ces 7 millions d’individus. On ne peut guère s’étonner alors que l’ONG Oxfam indique, dans son dernier rapport, que 40 % des Européens les moins riches ne détiennent que 1 % de la richesse de la zone pendant que 1 % les plus riches en accaparent 31 %. Au niveau mondial, selon l’Observatoire des inégalités, ce serait 46 %.
La Banque mondiale qui passe souvent pour attentive à la protection de la planète et de sa population – et l’est en effet assez souvent – sait cependant tenir son rang, qui exige le respect des priorités. Ainsi, elle a été accusée, avec raison, d’avoir délaissé, pendant au moins deux décennies, le développement agricole. Elle a dû, fin 2012, faire face à Managing Forest Resources for Sustainable Development An Evaluation of World Bank Group Experience. Il s’agissait d’un rapport d’évaluation effectué par l’Independent Evaluation Group (IEG) composé d’experts indépendants, mais intégré au groupe de la Banque, rendant compte directement à son Conseil d’administration et chargé d’évaluer les opérations de toutes les unités composant le groupe. Cet IEG a été mis en place dans les années 1970 ; ses rapports sont généralement considérés comme indépendants des diverses hiérarchies de la Banque. Cette évaluation de près de 200 pages a porté sur 345 projets, censés promouvoir des forêts durables, dans 75 pays, pour un coût total de 2,5 milliards de dollars. Les auteurs ont mis en évidence quatre défauts majeurs dans la conduite de ces projets : poursuite du soutien à l’exploitation industrielle de la forêt ; insuffisante prise en compte des populations locales ; interventions supposées, à tort, servir les pauvres plutôt que les riches ; faible attention portée à la pauvreté rurale. Ceci étant, ces 345 projets n’ont représenté que... 1 % des activités de la Banque sur la même période. La promotion d’un comportement « responsable » est une habitude. C’est ainsi qu’elle avait publié, dans le courant de l’année 2012, Inclusive Green Growth, que l’on pourrait traduire par « Croissance verte et inclusive ». Cet opus de 200 pages peut se résumer en paraphrasant l’auteur du Guépard : il faut tout verdir pour que rien ne change de la croissance. La soutenabilité doit être économique, environnementale et... sociale. La Banque ne répétera jamais assez que la régulation par les prix est la meilleure qui soit, malgré les fâcheuses défaillances du marché que l’on y rencontre ; il suffit de savoir bien informer les différents agents et, par là, se jouer de toutes les asymétries. Bien sûr, il faudra pousser à l’innovation, principalement dans les pays développés, on pourra ainsi voir croître les importations et les exportations. Ce ne peut être ni le modèle classique, ni le modèle keynésien qui pourront relever le défi ; il sera nécessaire d’entreprendre un très vaste effort de formation pour lequel on ne pourra éviter... une intervention publique. On arrive à la croisée des chemins. Comment donc, en effet, obtenir une forte croissance qui soit, pour autant, durable ? Comment interchanger, capital, travail, progrès technique et environnement dans tout ce fatras idéologico-technique ? Simple, répond la Banque, l’innovation y pourvoira. Comment alors les propriétaires du capital vont-ils accepter de mobiliser les sommes qui seront nécessaires et dont la rentabilité est incertaine et, de toute façon lointaine ? Ce ne sera pas facile, prévient la Banque, sans intervention publique. Il va s’agir d’inventer une croissance verte ! Comment la Banque mondiale va-t-elle pouvoir traverser le guêpier devant lequel elle se trouve ? Savoir que 75 % de la nourriture mondiale provient de cultures paysannes, tout en poussant la promotion des cultures industrielles, des élevages intensifs et diverses autres turpitudes ?
La Banque mondiale aime à se présenter comme un centre de production de pensée. Il faut lui reconnaître que ce n’est pas totalement usurpé. Tout au moins, ne répugne-t-elle pas à se colleter avec des notions et des principes qui bousculent son idéologie de base. Ainsi titre-t-elle son rapport 2015 Mind, Society, and Behavior. Elle admet dans ce « Pensée, Société, Comportement » que l’économie est faite par l’homme et pour l’homme. On frise là le risque de procès en sorcellerie ; Keynes, le banni, proclamait « l’économie est morte, vive la Cité ». Les auteurs n’abordent pas la question fondamentale ayant trait au capitalisme, à savoir son besoin compulsif d’accumuler et, dès lors, sa responsabilité première dans le déclenchement et la gravité des crises. En revanche, ils doutent de la pertinence d’un des fondements de l’économie néoclassique, qui affirme que les agents économiques sont toujours rationnels et décident de leur comportement en comparant les coûts et les avantages retirés de leurs décisions. S’appuyant sur une littérature abondante, ils tentent de définir trois principes qui guideraient les choix des individus : la pensée automatique, la pensée sociale et la pensée par modèle mentaux. Le cerveau humain, contrairement à un ordinateur, est, d’abord, psychologique avant d’être logique. La plupart des individus agissent et pensent en fonction de leur environnement social dans un cadre de coopération ; de même, ils utilisent des notions, des catégories, des identités, des prototypes, des stéréotypes, des relations causales et des visions du monde issus de leurs communautés. Pour davantage détails, on pourra lire Rapport Banque mondiale 2015.
Comme toute religion qui condamne, parfois jusqu’au meurtre, ce qu’elle appelle l’atteinte au sacré, les institutions financières internationales (IFI) proclament avec la dernière vigueur, le caractère sacré de la dette. Une dette se rembourse, même si ce remboursement conduit au pire pour le plus grand nombre ; les créanciers, eux, seront sauvés. L’exemple grec est là pour nous montrer jusqu’à quelles extrémités sont prêts les propriétaires du capital à travers leur affidés.
En janvier 2015, le peuple grec envoie 149 députés Syriza au Parlement qui en compte 300. La troïka formée entre la Banque centrale européenne, la Commission européenne et le FMI est à pied d’œuvre ; elle avait été mise en place en 2010 pour organiser des « plans d’aide en faveur » de divers membres de l’UE ; c’est ainsi qu’elle interviendra au Portugal, en Irlande, à Chypre et en Grèce, laquelle a « bénéficié » de son attention dès 2010. Même si les Européens de la Banque centrale et de la Commission font tout ce qu’ils peuvent pour dépasser le maître ès libéralisme, le Fonds semble bien être le chef d’orchestre. Le 24 février 2015, la chaîne de télévision Arte diffusait un remarquable document qu’elle intitulait : « Puissante et incontrôlée, la troïka ». On présente ici quelques-unes des analyses et observations conduites par l’équipe pendant une année entière, au cours de laquelle elle a recueilli plusieurs dizaines de témoignages.
Le décor est planté par cette déclaration du ministre des finances allemand, Wolfgang Schäuble, qui affirme que « il faut traiter les problèmes là où ils sont apparus car c’est seulement là qu’une solution sera trouvée », c’est-à-dire, là où la doctrine néolibérale n’est pas observée à la lettre. La solidité de ladite doctrine sera, tout au long, contestée, à commencer par Paul Krugman (prix « Nobel » d’économie en 2008) qui fait tout simplement observer que le « succès » économique de l’Allemagne est appuyé sur ses exportations vers des pays comme, entre autres, l’Espagne ou la Grèce, qui ont dû s’endetter pour ce faire. La Grèce, en particulier, a eu crédit ouvert auprès du système bancaire international pour payer, notamment, les Jeux olympiques de 2004 et les armes allemandes, françaises et états-uniennes, faisant du pays, le quatrième importateur mondial d’armement et le premier pays de l’OTAN pour le poids de l’armement par habitant. En 2010, l’eurozone et le FMI « consentent » un prêt de 110 milliards d’euros à la condition, simple, que la Grèce accepte les diktats de la Troïka. On connaît le résultat catastrophique au plan social mais aussi, au plan macroéconomique comme l’endettement, déjà réputé irremboursable. Il aurait fallu réduire la dette, mais les gouvernements d’alors ne l’ont pas exigé pour rester au pouvoir. Il aurait fallu engager un allègement largement reconnu comme indispensable. C’est notamment ce que pensait l’économiste Paulo Nogueira Batista, l’un des 24 administrateurs du FMI au titre du Brésil, qui demandait un aménagement de la dette grecque. Or, selon le règlement du FMI, cet aménagement n’était possible que si la dette était remboursable. Une clause a alors été ajoutée, précisant que l’octroi d’un prêt serait possible même s’il venait grossir un endettement non viable. Selon Philippe Legrain, conseiller de la Commission européenne, cette sorte de putsch au sein du FMI a été rendue possible grâce à l’action du directeur général du FMI d’alors, Dominique Strauss-Kahn, qui souhait disposer de l’appui des banques françaises et allemandes. En ne respectant pas la clause de « non-renflouement » du traité de Maastricht, un prêt a été accordé à la Grèce non pour sauver ce pays mais les banques françaises pour 20 milliards d’euros, et allemandes pour 17 milliards. En mars 2010, le FMI adressait un courriel à la Commission où on lisait : « ce programme va considérablement réduire le pouvoir d’achat dans le pays et y provoquer une profonde récession qui mettra sérieusement le tissu social en danger ». Entre 2009 et 2015, l’État grec aura dû réduire ses dépenses de 47 milliards d’euros alors que son PIB aura chuté de 25 %. La success story grecque est effrayante : 300 000 logements vides, 40 000 chômeurs soit 29 % de chômage au niveau national dont 60 % pour les jeunes, baisse de 50 % des fonds constitués pour les retraites, liquidation des biens publics. Les dépenses de santé ont été ramenées à 6 % du PIB contre 8 % en moyenne au sein de l’UE et 10 % en Allemagne ; c’est ainsi que 40 % des hôpitaux grecs ont fermé et que la moitié des 5 000 médecins du secteur public a été licenciée.
Au Portugal, avant la crise financière, la moitié des salariés bénéficiaient d’un travail encadré par une convention collective ; aujourd’hui, il s’agit de 6 %. Sa population devrait atteindre 6 millions d’habitants, soit la moyenne enregistrée au 19e siècle. Pourtant, même le patronat a manifesté son désaccord avec ce programme ; la réforme du droit du travail ne figurait qu’au septième rang des préoccupations du patronat portugais, qui refusait un salaire minimum de 485 euros et un salaire moyen de 1 000 euros environ.
Louka Katseli, ministre grecque du travail jusqu’en 2011 s’est vu retourner une lettre officielle signée d’elle-même avec l’apostrophe « Madame la Ministre, ce que vous écrivez n’est pas acceptable » ; suivait une photocopie de sa propre lettre, copieusement barrée et demandant une réécriture « convenable ». Savvas Robolis, économiste en chef des syndicats grecs, montre le mémorandum signé par tous les partenaires sociaux refusant un salaire minimum passant de 751 euros à 586 euros, décrété par le gouvernement Samaras sur injonction de la Troïka. Thomas Wieser, président du groupe de travail de l’eurogroupe, déclare sans ambages « ce qui s’est fait dans ces pays ne relevait pas de la procédure législative ordinaire, mais d’un travail confié par l’eurogroupe à des experts ». En septembre 2010, la ministre française Christine Lagarde transmet à son homologue grec une liste de 2 062 noms de Grecs détenant un compte auprès de la succursale grecque HSBC en Suisse et entraînant ainsi une dissimulation fiscale de 2 milliards d’euros. La Troïka et le gouvernement grec taisent l’affaire pour éviter les poursuites. Début 2014, six personnes sont poursuivies... « C’est fâcheux mais ça tient au défaut de maturité politique de la Grèce », dit benoîtement Thomas Wieser. Les privatisations imposées par la Troïka, en Grèce, sont confiées à la société privée Taiped. Ainsi, l’immense site de l’ancien aéroport d’Athènes, en bordure de mer sur quatre kilomètres, est emblématique. L’opération est orchestrée par l’ex-ministre des finances Giannis Stournaras. Le marché sera emporté, pour la moitié du prix de l’évaluation, par le seul compétiteur en lice, une société appartenant à un milliardaire figurant sur la Liste Lagarde.
Au Portugal, les sociétés rentables sont vendues aux transnationales qui, selon Albert Jaeger, « sont plus efficaces » ! Ainsi la banque BPN, dont la nationalisation avait coûté 5 milliards d’euros à l’État portugais, est privatisée au profit du groupe bancaire BIC, dont le directeur de la branche portugaise est un ancien ministre de plusieurs gouvernements. Cette privatisation a été acceptée par le gouvernement portugais pour protéger ses relations avec le gouvernement angolais ; la fille du Président José Eduardo dos Santos est l’actionnaire principale du groupe BIC. Cette vente, consentie pour 40 millions d’euros, a coûté à l’État portugais 5 milliards d’euros, la Troïka prétendant qu’on évitait ainsi les pertes que subissait la banque nationalisée.
En Grèce, en 2012, 108 milliards d’euros ont été abandonnés par les banques créancières de la Grèce. Les banques internationales, notamment françaises et allemandes, sont très vite parvenues à tirer leur épingle du jeu ; pas les banques grecques que l’État, pour les « sauver », a dû recapitaliser, sur emprunt, à hauteur de 50 milliards d’euros. Cette nationalisation de fait achevée, la Troïka a contraint le pays à les reprivatiser immédiatement. Sur pression des créanciers soutenus par la Troïka, la perte pour le gouvernement s’est élevée à 15 milliards d’euros.
Chypre, dont les banques s’étaient livrées à de larges spéculations, a eu besoin d’argent pour venir à leur secours. Les ministres des finances de la zone euro ont refusé d’intervenir, mais ont exigé que ce soit les déposants qui paient. Sous le prétexte d’éviter une course aux guichets, la Troïka a enjoint que les banques chypriotes se défassent de leurs filiales grecques qui valaient 4 milliards d’euros ; la décision de la Troïka a été de les vendre pour 500 millions d’euros.
Épilogue : Le 14 juillet 2015, moins de deux semaines après que le peuple grec s’est clairement [18] prononcé contre les conditions imposées par le troïka, le FMI publie une analyse qui indique que la zone euro doit aller plus loin pour alléger la dette grecque, dont une partie devra être effacée. Peut-être pressentait-il le résultat des élections du 20 septembre 2015 qui, malgré une abstention de plus de 43 %, allait reconduire un Alexis Tsipras ayant accepté de se plier aux diktats [19] de l’eurogroupe. Cette ligne franchie, la Grèce étant redevenue raisonnable, il allait bien falloir permettre au pays d’exister !
Réputée être au service du peuple depuis l’antiquité, la liturgie était censée lui permettre de s’élever jusqu’aux dieux. Elle a pris de l’ampleur avec l’arrivée des monothéismes, en particulier dans les religions chrétiennes. Ses rites très codifiés et répétitifs s’imposent aux croyants. La messe catholique, par exemple, a été définie il y a plusieurs siècles par divers conciles et s’impose à tous les fidèles.
Il s’agit donc de rituels obligatoires pour respecter les articles de sa foi. Ils contiennent des affirmations qui constituent un dogme qui ne peut être contesté.
Si les religions sont une sphère privilégiée où prolifèrent les rubriques de dogmes encadrés ou vantés par les prônes de ceux qui ont été initiés, le capitalisme n’est pas en reste, comme on vient de le lire.
Bien entendu, il pare ses épîtres et ses prêches de « science ». Ses prêtres « démontreront », comme rappelé ici – avant d’être contredits – qu’une dette publique ne doit pas dépasser un certain pourcentage du PIB du pays concerné. Les institutions financières internationales, IFI, constituent le Saint des saints. Pour promouvoir et protéger cette religion, elles-mêmes ont écrit, il y a quelques décennies, un catéchisme baptisé « consensus de Washington » ; bousculé en permanence, il constitue néanmoins le viatique rédempteur qui vaut pour la planète entière. Certes, on rencontre, ça et là, des hérétiques, et même des mécréants, mais le socle dogmatique résiste.
Le véritable gardien du temple est incontestablement le Fonds monétaire international, le FMI. Plusieurs missels n’auraient pas suffi à faire état de toute cette religion ; néanmoins, on en a donné quelques illustrations montrant comment, au service des propriétaires du capital, elle proclame urbi et orbi, ce qu’il faut penser et faire.
La Banque mondiale, parfaitement intégrée au système, sait cependant, de temps à autre et sur certains sujets, s’éloigner quelque peu de l’orthodoxie la plus stricte. Pour continuer avec l’exemple des encycliques catholiques, on pourrait la dire plus proche de Laudato si du pape François prônant en 2015 « un développement durable et intégral » que de Divini Redemptoris, celle de Pie XI qui en 1937, juste après le Front populaire en France, condamnait sévèrement en plusieurs dizaines de pages le communisme athée.
Non, l’enfer n’est pas pavé de bonnes intentions.