1. Le climat, roche Tarpéienne pour l’humanité ?
Il n’est sans doute pas incongru d’introduire un article relatif au bouleversement du climat en évoquant la croissance, sans que ce soit le lieu ici d’en évoquer ni le bien-fondé, ni le contenu. Il s’agit simplement d’avoir présentes à l’esprit, quand on lira l’analyse du GIEC, quelques données de base.
La croissance du produit intérieur brut (PIB), estimé en dollars courants (sous parité de pouvoir d’achat [1]) de la planète est beaucoup plus rapide que celle de la population qui l’habite. Pour avoir été critiqués, les travaux d’Angus Maddison, n’en demeurent pas moins la référence en matière de données chiffrées depuis le premier siècle. L’OCDE a poursuivi jusqu’en 2001, et sur les mêmes bases, les calculs de Maddison ; c’est en 2006 qu’a été publié l’ouvrage-source, World economy.
Dans cette étude, le PIB du premier siècle est chiffré à quelque 100 millions de dollars et celui de 2010 à 74 000 milliards de dollars. Plus spectaculaire, le PIB du début du vingtième siècle a été multiplié par 29 environ pour atteindre celui de 2010. Sur la même période, la population mondiale a été multipliée par 3.
Heureusement, en raison de l’amélioration de l’efficacité énergétique, la croissance de la consommation d’énergie dans le monde ne s’est pas accrue au même rythme que celle du PIB. L’Agence internationale de l’énergie indique dans ses Key World Energy Statistics que la consommation mondiale d’énergie est passée, de 1973 à 2011, de 4 700 millions TEP (62 % à partir du pétrole et du charbon) à 9 000 millions TEP (51 % à partir du pétrole et du charbon). Pour autant, les 31 milliards de tonnes de CO2 émises en 2011 dans le monde, soit le double des émissions de 1973, prennent une part considérable dans le réchauffement analysé par le GIEC.
1.1 - Cinquième rapport d’évaluation GIEC
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC, IPCC en anglais) publie, de septembre 2013 à octobre 2014, époque à laquelle devrait paraître la synthèse, son cinquième rapport d’évaluation sur l’évolution du climat. Il fait suite à « Changements climatiques 2007 » qui notait déjà, il y a sept ans, dans son rapport de synthèse, « Le réchauffement du système climatique est sans équivoque. On note déjà, à l’échelle du globe, une hausse des températures moyennes de l’atmosphère et de l’océan, une fonte massive de la neige et de la glace et une élévation du niveau moyen de la mer ».
On dispose, à l’heure actuelle, des « résumés à l’intention des décideurs » correspondant aux travaux des groupes de travail I, II et III. Ils s’intitulent respectivement : Les éléments scientifiques, (traduction officielle) Impacts, adaptation et vulnérabilité (traduction non officielle) et Atténuation des changements climatiques (traduction non officielle).
Le rapport du groupe de travail I – éléments scientifiques – largement illustré de graphiques, cartes et tableaux divers – est organisé en quatre chapitres. Les constats du GIEC sont tout, sauf péremptoires ; ils ont été approuvés, à l’unanimité, par les représentants des 195 pays membres du GIEC, eux-mêmes s’appuyant sur les études menées par 2 500 scientifiques du monde entier. On peut, à bon droit, parler ici de « communauté scientifique ».
- Changements observés dans le système climatique. « Le réchauffement du système climatique est sans équivoque et, depuis les années 1950, beaucoup de changements observés sont sans précédent depuis des décennies voire des millénaires. L’atmosphère et l’océan se sont réchauffés, la couverture de neige et de glace a diminué, le niveau des mers s’est élevé et les concentrations des gaz à effet de serre ont augmenté. » On remarquera que ce réchauffement climatique a, notamment, entraîné de manière « quasiment certaine » celui des océans jusqu’à 700 mètres de profondeur – le niveau moyen des mers s’est élevé de 19 centimètres entre 1901 et 2010 pendant que l’acidification des eaux augmentait de 30 % – et, par ailleurs, la diminution des calottes glaciaires et des manteaux neigeux. Enfin, la concentration atmosphérique des trois principaux gaz à effet de serre [2] atteint des niveaux jamais observés depuis 800 000 ans.
- Facteurs du changement climatique. « Le forçage radiatif [3] total est positif et a conduit à une absorption nette d’énergie par le système climatique. La plus grande contribution à ce forçage radiatif provient de l’augmentation de la teneur de l’atmosphère en CO2 depuis 1750. »
- Compréhension du système climatique et de ses changements récents. « L’influence de l’homme sur le système climatique est clairement établie, et ce, sur la base des données concernant l’augmentation des concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, le forçage radiatif positif, le réchauffement observé et la compréhension du système climatique. » Le GIEC remarque que la probabilité des prévisions annoncées a, depuis le quatrième rapport de 2007, sensiblement augmenté en raison de l’amélioration des modèles climatiques utilisés.
- Changements climatiques mondiaux et régionaux à venir. « De nouvelles émissions de gaz à effet de serre impliqueront une poursuite du réchauffement et des changements affectant toutes les composantes du système climatique. Pour limiter le changement climatique, il faudra réduire notablement et durablement les émissions de gaz à effet de serre. » On observera sur le graphique de la page 24 le rythme de l’élévation, au cours du XXIe siècle, du niveau moyen des mers. Au moment du quatrième rapport, une étude quantifiait à 200 millions le nombre d’êtres humains contraints de fuir les zones recouvertes par la montée des eaux ; à l’époque, le GIEC prévoyait un maximum d’élévation moyenne des eaux de 59 centimètres. Comment admettre, alors que les experts nous informent que l’inertie du changement climatique s’établit à plusieurs siècles, que les « responsables » nationaux et internationaux se montrent aussi impuissants, quand ils ne sont pas complices ?
Combien pèsent les quelque dizaines de négationnistes en la matière, comparées aux milliers de scientifiques, de nombreuses disciplines, ayant travaillé sur les 9 200 études qui ont servi de référence pour ce cinquième rapport ? Devant pareil constat, aussi incontestable qu’accablant, on est en droit de s’interroger sur les raisons de sa quasi totale non-prise en compte. Les décideurs, pour reprendre la terminologie utilisée par le GIEC, seraient-ils inaptes à comprendre ? Non, bien sûr, si tel était le cas, il suffirait de quelques heures seulement pour leur expliquer. Il s’agit, plus gravement, d’un diktat décrété par les propriétaires du capital qui se servent sans vergogne d’un scientisme effréné. Il n’est que de voir comment, après Fukushima et malgré une opposition de la majeure partie de la population, les autorités japonaises ont relancé le programme nucléaire dans leur pays. Cette fois, affirment-elles, il sera sûr, la sécurité des calculs sera totale ! En réalité, les seuls calculs qui valent, ce sont ceux des profits engendrés par une activité économique sans contraintes. Gilles Dostaller, économiste de l’université du Québec à Montréal, aujourd’hui disparu, évoquait en 2007 le « désir morbide de liquidité » invoqué par Keynes ; deux ans plus tard, il cosignait avec Bernard Maris « Capitalisme et pulsion de mort » ; nous y sommes !
Le rapport du groupe de travail II – impacts, adaptation et vulnérabilité – Comme pour les autres volumes (I et III) le GIEC met à disposition un grand nombre d’illustrations, cartes et graphiques.
- Conséquence : vulnérabilité et adaptation dans un monde complexe et en évolution. Les impacts observés sont considérables et entraînent une vulnérabilité multiforme, y compris la violence et les guerres. Face à ces conséquences néfastes, les auteurs indiquent les adaptations rencontrées dont l’homme a l’habitude depuis qu’il est sur cette planète. Ils soulignent cependant que cette adaptation est limitée par la pertinence desdites adaptations et par l’incertitude des dangers qui menacent.
- Risques futurs et opportunités d’adaptation. Ces risques sont, d’abord, différenciés en fonction des régions du globe. Toutefois, précise le rapport, « l’accroissement des ampleurs du réchauffement augmente la probabilité d’impacts sévères, généralisés et irréversibles ». D’où la nécessite de réduire la vitesse et l’ampleur de ces changements climatiques. Sont recensés ici les risques « sectoriels » comme les dangers affectant les ressources en eau douce ou les systèmes marins et l’importante question des zones de « basse altitude ». Mais aussi, la sécurité alimentaire ou la santé et, bien entendu, la pauvreté.
- Gestion des risques futurs et mise en place d’une résilience. « Réduction de la vulnérabilité et de l’exposition grâce au développement et aux aménagements et à la planification incluant de nombreuses mesures à faible regret ». Tel est l’objectif défini ici par les experts. Pour l’atteindre, ils définissent dix principes devant constituer le réseau de la « résilience » recherchée.
Le rapport du groupe de travail III – atténuation des changements climatiques – « Le développement durable et l’équité fournissent une base pour l’évaluation des politiques climatiques et soulignent la nécessité de réduire les risques du changement climatique. » Le GIEC affirme ici que le climat constitue un bien commun ou, plus précisément encore si on veut y associer un mode opératoire, un bien public mondial (BPM) ; il appelle « une coopération internationale [qui] est donc requise pour réduire efficacement les émissions de GES et aborder les autres questions liées au changement climatique ». Il est, en effet, rappelé ici que les émissions de GES ont augmenté, en moyenne, de 1 Gt (1 milliard de tonnes) CO2 éq., pour atteindre, en 2010, 49 Gt CO2 éq. Dont l’origine revient, à 78 %, à la combustion d’énergies fossiles et aux procédés industriels. À cet égard, les auteurs remarquent que 50 % des émissions anthropiques cumulées entre 1750 [4] et 2010 se sont produites au cours des 40 dernières années.
Les conséquences qu’en tire le GIEC sont sans ambiguïté : « Sans efforts supplémentaires en plus de ceux en place, la croissance des émissions devrait persister, entraînée par la croissance de la population et des activités économiques ; les scénarios de référence sans effort d’atténuation supplémentaire, entraînent des augmentations de la température de surface moyenne mondiale en 2100 d’environ 3,7 à 4,8 °C, comparées aux niveaux préindustriels. »
1.2 - Rapport OMM 2013
L’Organisation météorologique mondiale (OMM ; en anglais WMO) a été mise en place en 1950 pour étudier, et stocker, tout ce qui a trait au climat de la planète. Elle est devenue agence des Nations unies l’année suivante.
L’OMM publie le 24 mars 2014 un rapport relatif à la situation climatique mondiale à fin 2013. La présentation qui en est faite en français introduit le document en indiquant que le XXIe siècle compte déjà 13 des 14 années les plus chaudes jamais observées, en confirmant que ce réchauffement est dû à l’activité humaine.
L’OMM confirme le réchauffement climatique et son origine anthropique. Elle s’inscrit en cela dans la quasi-unanimité de la communauté scientifique internationale. On lira, par exemple l’article qui rendait compte du bilan annuel publié par le Global Carbon Budget. Les négationnistes de cette réalité relèvent d’une logique autre que scientifique comme en rend compte le journaliste scientifique Stéphane Foucart dans « Les climato-sceptiques qui valaient des milliards ».
Le document de l’OMM auquel il est fait référence étudie l’état de la planète quant aux températures, aux précipitations et aux océans. En particulier, on remarque que si les mers ont absorbé, depuis le début de la révolution industrielle, 25 % du CO2 émis du fait de l’activité humaine, il s’en est suivi une augmentation de 30 % de l’acidité des mers néfaste à la vie marine. Dans l’examen régional qui est fourni, on remarquera que l’Afrique enregistre des conséquences dramatiques de ce réchauffement, sans pour autant que les autres continents soient en reste. Un tableau indique page 19 les principaux phénomènes anormaux survenus en 2013 : l’OMM en recense 17 à travers le monde.
Toutes les études sérieuses mettent en évidence les lourds dangers que cette dégradation fait peser sur l’avenir de l’humanité. On sait aussi que les conséquences financières sont considérables. La non-intervention en matière environnementale était chiffrée par le rapport Stern de 2006 à une baisse de la consommation par tête évaluée, dans le haut de la fourchette, à 20 % du PIB mondial. Le 26 mars 2014, le réassureur suisse Swiss Re indiquait que le coût des catastrophes « naturelles » s’élevait en 2013 pour les compagnies d’assurance à 45 milliards de dollars.
1.3 - Rapport national sur le climat
En 1990 les États-Unis, malgré leur faible entrain à lutter contre le changement climatique, adoptent le Global Change Research Act. Il prévoit qu’un National Climate Assessment sera remis, tous les quatre ans, au Président et au Congrès. Ce rapport, pour lequel plusieurs centaines de scientifiques sont mobilisés, est censé présenter les conséquences, de tous ordres, des modifications attendues pour les États-Unis. Le quatrième rapport est rendu public au printemps 2014.
Les conclusions sont particulièrement sévères pour les États-Unis. Par exemple, les dangers pesant sur New York sont très importants : tempêtes et élévation du niveau des mers provoqueront de lourds dégâts. Les premiers enregistrements marégraphiques ont eu lieu en 1844 ; à l’époque, la marée décennale présentait 1 risque sur 100 d’inonder Manhattan ; aujourd’hui, la probabilité est multipliée par 20.
1.4 – Cyclones tropicaux au Nord
Depuis longtemps les ouragans et les typhons sont recensés, et, de même, les ravages qu’ils provoquent sont décrits par le détail. La publication, le 15 mai 2014 par Nature, de The poleward migration of the location of tropical cyclone maximum intensity met en évidence l’occurrence de ces phénomènes dont le pic d’intensité s’étend à des latitudes remontant vers les pôles. L’étude a été conduite par des chercheurs de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) et s’appuie sur des relevés satellitaires portant sur les trois décennies 1982-2012. On apprend que la bande maximale de survenue de ces phénomènes s’est accrue, sur la période, de plus de 300 kilomètres du nord au sud de la planète. Bien entendu, les risques pesant sur les populations s’en trouvent accrus. Selon les chercheurs, trois causes semblent pouvoir, individuellement ou ensemble, être à l’origine du phénomène : les émissions de gaz à effet de serre, la diminution de la couche d’ozone et l’accroissement des aérosols dans l’atmosphère.
1.5 – Selon l’OCDE, le coût de la pollution atmosphérique s’élèverait à 3 500 milliards $
L’OCDE publie, le 21 mai 2014, The cost of air pollution. Elle évalue le coût annuel mondial de la pollution urbaine atmosphérique à 3 500 milliards de dollars. Ce sont, chaque année, plus de trois millions de morts prématurées, des maladies respiratoires et cardiovasculaires.
1.6 – L’Agence internationale de l’énergie
L’Agence publie le 3 juin 2014 un premier volume qui fera partie intégrante du « World energy outlook 2014 », Ernergy Investment outlook. L’Agence prévoit un investissement cumulé d’ici à 2035 de 53 000 milliards de dollars, destiné à l’approvisionnement en énergie et à l’efficacité énergétique. Sur la même période, le montant du seul investissement dans le secteur de l’efficacité énergétique est estimé à 8 000 milliards de dollars, alors que, aux termes du rapport, il en faudrait au moins 14 000 milliards pour diminuer la consommation énergétique des 15 % requis pour espérer maintenir l’élévation moyenne de la température à 2°C.
Et la Chine ?
On verra sur le graphique ci-dessous que la Chine, qui, en quelque deux décennies, a multiplié par 5 sa consommation de pétrole, a apporté sa contribution à l’émission de GES. {{}}
2. Réguler pour éviter les crises ?
Bien que nous soyons avertis par le Fonds monétaire international (FMI) lui-même que les Working Paper (WP) ne valent pas communiqués officiels de cette institution, force est de reconnaître qu’ils constituent une bibliothèque non négligeable du FMI ; ces WP ont déjà, au 27 mars, atteint le nombre de 46 pour l’année 2014. Un examen rapide de la liste de ces publications ne laisse pas d’impressionner quant à la nécessaire régulation recommandée dans nombre d’entre elles.
Ainsi, The Regulatory Responses to the Global Financial Crisis : Some Uncomfortable Questions entend poser quelques « questions gênantes » à propos d’une régulation qui devrait être apte à prévenir les crises.
Les auteurs appuient leurs recommandations sur trois principes : remédier aux défaillances de marché, adapter les incitations aux besoins réels de la société et, puisque les risques sont inhérents à l’activité humaine, toujours prévoir un « plan B » propre à remédier à de mauvaises dispositions dont il faut, face à une crise, réduire le nombre grâce à l’examen attentif des données macroéconomiques.
Comme on le voit, ces experts du FMI semblent modestement confiants dans « l’efficience des marchés » comme régulateur opérant, vanté de Smith et son boucher à Fama et son modèle pour les marchés financiers. Ils paraissent accorder davantage de crédit à une régulation de type public.
On lira dans « Les inégalités toujours ! », de ce même numéro, que le même FMI se positionne sur une ligne semblable à celle de l’OCDE : pour faire face à la forte montée des inégalités dans le monde, la fiscalité, notamment celle qui s’applique aux plus riches, demeure un instrument irremplaçable.
3. Une autre politique ?
Ah, si elle était possible ! Sur France-Inter, le samedi matin 12 avril 2014, deux chroniqueurs rémunérés pour éclairer les auditeurs de cette radio publique, Christophe Barbier et Laurent Joffrin, font assaut de pédagogie pour justifier que, malheureusement, comme l’avait affirmé Margaret Thatcher, il n’y a pas d’alternative. « Il faut travailler plus pour créer cette croissance [...] maintenant, il faut rendre tout ce qu’on a pu s’offrir depuis 1981 », car, ce que propose la gauche qui refuse la politique gouvernementale, « ça consiste à augmenter les impôts et à distribuer du pouvoir d’achat qu’on n’a pas ».
Passées la stupéfaction ou l’incrédulité, l’auditeur est en droit de se demander si ces journalistes sont de simples propagandistes ou s’ils ne sont qu’ignorants. Ne savent-ils pas, entre autres, que le FMI a dû reconnaître s’être trompé à propos du multiplicateur fiscal ? L’influence déflationniste d’une baisse des dépenses publiques est près du double de ce qu’elle avait été prétendue. N’ont-ils pas entendu que, contrairement à ce qui avait été annoncé à grand bruit, il n’existait aucun seuil magique au-delà duquel la dette publique entraînerait une récession ? Ne sont-ils pas prévenus que la Commission européenne chiffre à quelque 1 000 milliards d’euros (soit plus de 6 % du PIB de l’Union européenne), l’évasion et la fraude fiscales annuelles au sein de l’UE ? Sont-ils sourds à l’appel lancé le 18 mars 2014 par l’OCDE pour « réclamer des mesures urgentes pour lutter contre la montée des inégalités et les fractures sociales » ?
Ou, s’ils connaissent tout cela, se sont-ils laissés convaincre par les propriétaires du capital que, au bout du compte, les êtres humains peuvent servir de variable d’ajustement en étant passés, comme disent les comptables, par pertes et profits.
Comment en effet, en prenant connaissance des chiffres du chômage présentés par Eurostat à fin 2013, ne pas refuser de se soumettre à cette sinistre comptabilité ? Ce sont 12 % de la population active de la zone euro qui sont sans travail – c’est-à-dire quelque 20 millions de personnes – En Espagne, il s’agit de 25,8 % (plus de 6 millions de femmes et d’hommes). Quand la Troïka apporte son « soutien », comme en Grèce, le chômage atteint 27,8 % (1,4 million de citoyens). Bien entendu, les inégalités de revenus se nourrissent largement du chômage dont il est question, or elles vont croissant. On pourra se reporter au rapport d’Oxfam, déjà signalé, relatif aux inégalités extrêmes ; on ne manquera pas d’être impressionné par le graphique 4 qui met en relation, entre 1910 et 2010, l’évolution de la part des revenus des 1 % les plus riches et celle de la réglementation financière. Dans une courte note de mai 2014 de huit pages, l’OCDE met en évidence comment les inégalités se développent dans douze pays de l’OCDE. On verra notamment dans le graphique 3 reproduit ci-dessous comment, entre 1975 et 2007, s’est répartie la croissance entre les 90 % du bas de l’échelle, les 9 % qui suivent et, enfin les 1 % les plus riches. À propos de ces derniers, on pourra consulter le dernier rapport du Boston consulting group (BCG), Global Wealth 2014. Le BCG évalue à 16,3 millions le nombre de ménages millionnaires en dollars (2013), à raison par ménage, de plus de 1 million $, en actifs financiers seulement, contre 13,7 millions en 2012. Il s’agit de 1,1 % des ménages dans le monde. Plus impressionnant est le nombre des ménages désignés sous l’élégant vocable d’ultra-riches (UHNW), sur le total de plus de 16 millions, ils sont moins de 11 500, 6 ‰ du nombre de ménages millionnaires ! L’ensemble dispose de 152 000 milliards de dollars d’actifs financiers (le produit brut annuel du monde est de 70 000 milliards). Une très modeste taxe de 1 ‰ produirait plus que toute l’aide publique au développement mondiale !
Dans « Profits et pauvreté » publié le 20 mai 2014, l’OIT estime à 150 milliards de dollars le profit annuel tiré du travail forcé opéré notamment dans « l’agriculture, comprenant la pêche et la sylviculture, et dans la construction, le secteur manufacturier, l’industrie extractive, les services publics de distribution et le travail domestique ». Osera-t-on mentionner que le total des contributions qui devrait être alloué au Programme alimentaire mondial (PAM) devrait s’élever à 3,7 milliards de dollars en 2014 ? Il a été de 5 milliards en 2008.
À propos d’inégalités, le Sunday Times, qui établit chaque année le palmarès des 1 000 Britanniques les plus fortunés, nous apprend, le 18 mai 2014, que ces personnes – 0,0001 % de la population du pays, bien loin des 0,1 % états-uniens stigmatisés par le mouvement Occupy Wall Street – ont une richesse cumulée de 875 milliards de dollars. Le journal fait observer, à cette occasion, que ce montant représente le tiers du PIB du Royaume-Uni. Le quotidien précise aussi que ce chiffre atteint en 2013 est le double de celui de 2009. Il aurait pu encore ajouter que ces 875 milliards correspondent à peu près au total de recettes fiscales du pays. By the way, there is no alternative ; what a pity !
Mais le pire n’est jamais certain ! Une bonne nouvelle nous est annoncée, la France est revenue dans le « top 10 » – comme on dit dans la langue la plus élégante qui puisse être – des pays d’accueil des investissements directs étrangers (IDE). Ce classement est établi par le cabinet états-unien AT Kearney qui se présente comme « spécialisé dans la résolution de problèmes complexes, nous accompagnons les directions générales dans les défis nationaux et internationaux qu’elles rencontrent quotidiennement ». La France améliore ainsi son indice pour le pousser à 1,74, à égalité avec les... Émirats arabes unis.
L’IDE suscite, à juste titre, bien des analyses, voir par exemple « Investissement direct étranger, démiurge du capitalisme ! », tant la décision d’investir obéit à des critères fort variés, comme en témoigne dans la figure 1 du rapport cité, la diversité des trois premiers pays et des trois derniers dans le classement établi. On sait que, dans les enquêtes sur le sujet, la qualité des services publics figure parmi les plus fortes incitations à l’IDE en France.
Pour affiner l’examen de cette figure 1, on peut indiquer la valeur de l’indice de développement humain (IDH) [5] pour trois des pays qui sont bien placés par AT Kearney : la Chine 0,699, le Brésil 0,730 et le Mexique 0,775. Celui de la France était de 0,893 dans le dernier rapport du PNUD.
4. Alstom, Siemens, General Electric et les autres
Ce sont là trois fleurons du capitalisme mondial qui proviennent de la fin du XIXe siècle ; ils se croisent depuis leur création. Ensemble, ils réalisent un chiffre d’affaires de 277 milliards de dollars (près de 10 % pour Alstom) et affichent une capitalisation boursière de quelque 374 milliards $. Les trois groupes emploient respectivement 93 000, 405 000 et 307 000 personnes. Ils interviennent dans le secteur des infrastructures d’énergie et de transport ; cependant l’entreprise allemande et celle des États-Unis y ajoutent des interventions dans bien d’autres sphères.
Au début du vaudeville – qui n’amuse cependant pas les premiers concernés, les 800 000 salariés et, sans doute, plusieurs millions si la sous-traitance est prise en compte – les « spécialistes » rappellent que seuls les représentants des propriétaires sont habilités à décider. Pour Alstom, il s’agit d’abord de Bouygues qui détient près du tiers du capital.
À ce stade, il est utile de rappeler que les transnationales ne s’embarrassent guère de la concurrence, support essentiel du néolibéralisme et tant vantée comme outil de liberté. Les économistes néoclassiques nous ont même « démontré » les cinq conditions qui, ensemble, conduisent à une « concurrence pure et parfaite ». La première d’entre elles a trait à l’atomicité du marché ; Arrow et Debreu, l’un et l’autre honorés par la Banque de Suède, expliquaient en 1953 qu’aucun des acteurs de l’offre ou de la demande ne devait être à même de fixer les prix.
Cette description, si tant est qu’elle ait jamais été celle de la réalité, n’a rien à voir avec les capitalisme mondial d’aujourd’hui. On pourra à ce sujet consulter The Network of Global Corporate Control dont une présentation est donnée dans Les propriétaires du capital ; on verra que, parmi les 43 000 transnationales recensées par la CNUCED, seules 147 sont les véritables décideurs et que le saint du saint, le « top 50 », comporte, pour l’essentiel, des compagnies bancaires ou d’assurance. En France, les grands groupes sont aux premières loges pour « récupérer » les PME qui font faillite ; en 2012, 93 % des 61 000 faillites étaient des PME. Voir l’étude de l’INSEE « Les catégories d’entreprise en France : de la micro-entreprise à la grande entreprise ». Noam Chomsky remarquait pertinemment, il y a plus de vingt ans déjà, que « les riches réclament la concurrence, mais ce qu’ils veulent, c’est le monopole ».
En espérant se présenter comme un bon capitaine dans la tempête, le conseil d’administration d’Alstom annonce en mai 2014 qu’il ne sera pas versé de dividendes sur la dernière période. On peut néanmoins noter la progression de la distribution telle qu’annoncée par la société elle-même : sur les sept années 2007-2013 (calculs allant jusqu’à mai 2013) le rendement annuel est passé de 0,63 % à 3,56 %. Rappelons, à cette occasion, que ledit rendement est calculé sur le cours de l’action et non sur le prix payé par l’actionnaire. On pourra se reporter, à ce propos, à un papier de Michel Husson d’avril 2014 Un essai de mesure du surcoût du capital.
Lors des « débats » relatifs à un rapprochement entre Alstom et Siemens ou General Electric qui ont eu lieu à propos de ce dossier, on a vu une partie du gouvernement socialiste français afficher sa préférence pour une solution « européenne » et des actionnaires préférer la sortie états-unienne. Mais, au regard de l’historique de la distribution des dividendes par les deux entreprises, on voit mal la différence entre les deux options Siemens ou General Electric, pas davantage d’ailleurs que celle qui prévaut chez Alstom. Les logiques qui sont à l’œuvre ici sont celles de tous les propriétaires du capital : adopter la solution optimale pour maximiser ce qu’ils appellent le retour sur investissement. Fort bien, mais peut-on alors parler de politique industrielle, sociale et environnementale d’un pays ?
Parmi les arguments censés militer en faveur du choix General Electric, il en est un qui mérite d’être signalé, celui d’une meilleure inscription dans la compétition mondiale, l’Allemand Siemens étant présenté comme trop puissant par rapport à Alstom. Il nous est expliqué, à cette occasion, que l’Allemagne, au contraire de la France, a su s’installer dans une gamme de produits pour lesquels elle trouve des clients solvables. C’est exact, grâce en particulier, à une recherche-développement plus importante outre-Rhin ; selon les données de la Banque mondiale, les dépenses 2005-2011 s’y sont élevées à 2,84 % du PIB, contre 2,25 % pour la France, soit une différence en 2013 de quelque 40 milliards d’euros. Il faut aussi noter un tissu de PME beaucoup plus solide qu’en France et bien intégré aux procès industriels. Comment s’étonner dès lors que la part de la France sur le marché européen des biens d’équipement et de l’automobile soit six fois moindre que celle de l’Allemagne ? La faiblesse de la compétitivité française serait celle qui apparaît hors coût et non pas en raison d’un prix du travail déclaré trop élevé, comme le dit le MEDEF ?
Dans le cas d’Alstom, certains avocats soutenant les arguments qui viennent d’être évoqués font valoir que s’allier à Siemens reviendrait à se mettre sous les griffes d’un partenaire beaucoup trop puissant. Que General Electic ait un chiffre d’affaires cinq fois plus élevé que celui de l’entreprise française ne serait-il plus un handicap ? En réalité, la logique qui prévaut ici est bien celle de la compétition, non pas entre les 147 transnationales évoquées plus haut, mais entre celles-ci et le reste du monde. Oublie-t-on que le succès d’Airbus, tant vanté mais qui serait, entend-on, inatteignable aujourd’hui, est le résultat de la coopération publique internationale ? Méconnaît-on les dizaines de milliards de dollars de subventions fédérales états-uniennes accordées par Washington à Boeing [6], précisément pour tenter de préserver la suprématie de l’entreprise privée qui, en 2013, a distribué 38 % de son bénéfice en dividendes ? Pour s’inscrire dans les « chaînes de valeurs mondiales », il serait indispensable, prétend-on, de s’enfoncer davantage encore dans le capitalisme des transnationales, seul à même de relever les défis qui nous attendent. Si la Chine opère une accumulation capitaliste considérable depuis plus de 20 ans, doit-elle sa croissance, vertu cardinale du capitalisme, à une lutte effrénée entre ses firmes ou à une organisation centrale de son économie hors des marchés financiers, dont elle use abondamment, mais qui ne l’asservissent pas ? Sur les 22 années allant de 1991 à 2012, la croissance annuelle de son PIB a été 11 fois supérieure à 10 %. En 2012, sa croissance s’est élevée à 7,8 %, tandis que la zone euro a enregistré une décroissance de 0,6 %. Au cours de la même année, la croissance du PIB/habitant a été respectivement de 7,3 % et 0,0 %. Il ne s’agit ici ni de supposer que ces indicateurs seraient l’alpha et l’oméga de la représentation du savoir-vivre ensemble, pas davantage qu’il faudrait se prosterner devant la croissance ; en revanche, on peut mettre en évidence les contradictions du discours même de tous les néolibéraux.
Finalement, lors du solstice d’été, apparaît, en deus ex machina, l’État français. Les responsables politiques français – en premier lieu, Arnaud Montebourg, pourtant partisan de la solution Siemens-Mitsubishi Heavy Industries – mettent en avant la maestria avec laquelle ils auraient piloté ce dossier, une sorte « d’anti-Florange » selon l’expression du Premier ministre ! En effet, nous dit-on, l’État nationalise Alstom à hauteur de 20 % (il faut rappeler à cet égard que l’État avait revendu à Bouygues les 21,4 % du capital qu’il détenait dans Alstom), il obtient trois « coentreprises » à 50/50 avec General Electric, il détient le contrôle à 100 % des turbines EPR, il réussit à maintenir la totalité de la branche transport au sein d’Alstom. Il s’agirait là d’une véritable réussite d’une politique industrielle française. Acceptons-en l’augure. Peut-on, cependant, risquer trois remarques ? General Electric, huitième capitalisation boursière mondiale dont sept des actionnaires figurent dans le « top 50 » évoqué plus haut [7], récupère ce qu’il recherchait avec assiduité, 100 % des turbines à gaz ; Bouygues obtient ce qu’il cherchait depuis plusieurs années, vendre au prix du marché la majeure partie de ses actions Alstom. Enfin, serait-ce véritablement une victoire pour la France que de maintenir dans son arsenal industriel les réacteurs EPR ?
Si, à ce stade, plusieurs aspects paraissent positifs dans la conclusion apportée au dossier Alstom, il faut néanmoins observer que tout cela s’est négocié et que la conclusion s’organise dans la cadre du capitalisme mondial et, donc des lourdes contraintes qu’il fait peser sur l’humanité.
5. Sécurité alimentaire mondiale
On nous affirme, depuis des décennies, que la sécurité alimentaire dans le monde ne pourrait être assurée que par l’intense croissance de l’agriculture industrielle et au prix d’intrants de toutes sortes distribués par les transnationales. On sait, pourtant, le rôle néfaste joué par les grandes compagnies de négoce sur le prix des denrées agricoles et, par voie de conséquence, sur la faim dans le monde. Les onze plus grosses d’entre elles (les Vitol, Glencore, Cargill et autre Louis Dreyfus) ont réalisé en 2012 un chiffre d’affaires de plus de 1 300 milliards de dollars. La même année, le PIB des pays les moins développés, tentant de faire survivre 870 millions d’habitants, était d’à peine plus de 1 000 milliards de dollars. On sait aussi la part prise par ces firmes sur les marchés financiers et leur volatilité. Entre 1994 et le début de la crise de 2008, les sommes placées dans des fonds spéculatifs alimentaires sont passés de 0 à près de 300 milliards de dollars. Voir le graphique ci-dessous.
La question de l’alimentation, suffisante, acceptable et durable, des 7 milliards d’êtres humains, et davantage demain, est évidemment centrale. À cet égard, on se reportera à un excellent dossier de la CNUCED de plus de 300 pages auxquelles ont contribué plus de 60 experts et publié fin 2013. Wake up before it is too late, le titre de cette étude publiée en anglais est suffisamment explicite pour retenir notre attention et notre action. On y trouve, entre de très nombreuses autres données, la confirmation de la part très largement majoritaire, 70 % (dont 50 en périurbain) de l’agriculture paysanne contre 30 % pour l’agriculture industrielle, qui produit notamment 100 milliards de litres d’agrocarburant (40 % du maïs états-unien est destiné à cet usage). Ces petits paysans n’utilisent pourtant que moins du quart des terres agricoles. S’ils produisent près de 90 % du manioc, ils fournissent aussi près de 60 % de la production porcine ou presque 40 % du café. C’est sur cette toile de fond que la CNUCED adresse à la communauté internationale, plusieurs demandes expresses :
- forte réduction des monocultures ;
- diminution de l’usage des différents intrants d’origine industrielle ;
- soutien des petites exploitations ;
- préférence au développement de la production et la consommation locales.
Olivier De Schutter, qui a succédé en 2008 à Jean Ziegler au poste de Rapporteur spécial auprès de l’ONU pour le droit à l’alimentation, a quitté la fonction à fin avril 2014. Il a livré, avant de partir, la version finale de « Le droit à l’alimentation, facteur de changement ».
Il établit, en premier lieu, un état des lieux en dix points :
- Le droit à l’alimentation est défini comme « le droit de toute personne, seule ou en communauté avec d’autres, d’avoir physiquement et économiquement accès à tout moment à une nourriture suffisante, adéquate et culturellement acceptable, qui soit produite et consommée de façon durable, afin de préserver l’accès des générations futures à la nourriture ». Il prend soin de préciser que « économiquement » inclut les transferts sociaux.
- Le droit à l’alimentation ne peut être respecté que s’il s’accompagne du « droit au travail et du droit à la sécurité sociale ».
- Les systèmes de secours d’urgence ont failli et leurs interventions à court terme n’entrent pas dans l’établissement des chiffres de l’insécurité alimentaire qui sont calculés à l’année (842 millions en 2011-2013).
- La ration calorique prise en compte pour l’insécurité alimentaire ne tient pas compte de l’hygiène ni des carences vitaminiques et minérales.
- La « révolution verte » du XXe siècle poursuivait le seul but d’une augmentation quantitative des récoltes par l’introduction de la monoculture et l’usage intensif des intrants dont on connaît les résultats nocifs pour l’environnement, notamment en raison de l’émission massive de gaz à effets de serre entraînée par ce type d’exploitation.
- La visée, en 2050, d’une production annuelle de 470 millions de tonnes de viande est désastreuse au plan environnemental ; de surcroît, elle se ferait au détriment de la nourriture de base des plus démunis.
- Pourtant, la production de viande, qui emploie 1,3 milliard de personnes et assure la subsistance de 900 millions de pauvres, procure un apport en protéines particulièrement précieux. C’est le type d’élevage actuel qui est en cause.
- Les structures de prix déterminées essentiellement par les cultures d’exportation ont lourdement pesé sur les pays pauvres, affaiblis au même moment par les programmes d’ajustement structurel.
- S’en est suivi un grand nombre de ménages ruraux condamnés à la subsistance, en raison de prix écrasés par les subventions des pays riches.
- Les pays les plus pauvres se sont trouvés piégés par, dans un premier temps, les bas prix de produits agricoles importés, qui, en supprimant dans un deuxième temps les emplois dans les familles paysannes, entraînaient celles-ci vers davantage encore de pauvreté.
Le rapport montre ensuite comment un tout autre système de production peut à la fois s’inscrire dans un processus durable et participer à la réduction de la pauvreté.
Sa conclusion est claire. La suffisance alimentaire durable est totalement possible pour autant que soient combinées des mesures aux plans local, national et mondial.
Dans un entretien qu’il a accordé le 30 avril 2014 au quotidien Le Monde, Olivier De Schutter livre quelques-unes des observations qu’il a tirées de ces six années auprès de l’ONU. Il rappelle que si, dans le domaine agricole, les pays les moins avancés sacrifient au mythe du productivisme, c’est d’abord sur la pression du Nord, en particulier des transnationales. De ce point de vue l’OMC, et particulièrement son ancien directeur général, Pascal Lamy, qu’il qualifie de « dernier des Mohicans », mènent une politique de tout exportation, particulièrement dévastatrice pour le Sud. Tout laisse craindre, dit-il, qu’une crise de l’ampleur de celle de 2008, puisse se reproduire ; il est, de ce point de vue, particulièrement sévère à l’égard de la culture des agrocarburants.
RAPPORTEUR SPÉCIAL SUR LE DROIT À L’ALIMENTATION ONU
6. J’assume, car c’est le choix de la croissance et de l’emploi !
Tel est ce qu’affirmait, le 29 avril 2014, le Premier ministre devant l’Assemblée nationale. Peut-être, Monsieur Valls pense-t-il que le caractère martial du propos, souligné par le coup de menton voulu comme autoritaire, le dispense de démonstration. Madame Thatcher et Monsieur Reagan avaient déjà, en leur temps, largement servi pareille fanfaronnade. Monsieur Schmidt, au milieu des années 1970 inventait un « théorème » qui affirmait que les profits d’aujourd’hui feraient les investissements de demain et les emplois d’après-demain.
L’inanité de pareille prétention a été maintes fois démontrée. Toute récemment encore, Michel Husson présentait dans « Les cotisations sont une ’charge’, mais pas les dividendes ? », pour la France à partir des données INSEE, l’évolution de 1980 à 2012, des dividendes, des cotisations sociales et de l’investissement, calculée en pourcentage de la valeur ajoutée.
Dans son très riche ouvrage, Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty nous livre le graphique reproduit ci-dessous. L’auteur retrace l’évolution, au cours des quatre dernières décennies, du capital privé, mesuré en années de revenus disponibles des ménages dans les huit pays retenus par l’auteur. On voit que pour la France, par exemple, sur la base de ce critère, le capital privé a doublé et pour l’Italie, arrivée en tête de peloton, le coefficient est de près de 3.
L’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), affilié à Sciences Po, publie « Banques centrales, dernier rempart contre la déflation – Perpectives 2014-2015 pour l’économie mondiales ». Parmi les preuves évoquées, l’étude de l’OCDE, qui ne prétend pas être un institut de recherche rebelle, mérite d’être regardée.
L’étude a été menée par sept chercheurs de l’institution qui introduisent leur papier ainsi : « Six ans après le déclenchement de la récession, peu de pays ont rattrapé le niveau d’activité de 2008 […] mais la zone euro, confrontée à la violence de la crise [...] n’a pas bénéficié de la stabilité financière des États-Unis. Les politiques de rigueur y ont provoqué une deuxième récession au moment où les multiplicateurs étaient élevés. »
Les graphiques de la page 13 retracent l’évolution (2008-2013) du PIB par tête, mesuré à prix constants, de l’eurozone et de sept pays pris individuellement. Seuls, l’Allemagne, les États-Unis, et, tout juste, le Japon ont retrouvé, ou quelque peu dépassé, des taux de croissance du PIB/tête enregistrés au début de la crise. On verra que les États-Unis, qui ont mis en place de puissants plans de relance dès 2008, enregistrent les remontées de cet indice les plus rapides. À l’inverse, la période d’austérité budgétaire poursuivie au cours des années 2011, 2012 et 2013, a entraîné un PIB/tête, comparé au premier trimestre 2008, de - 3,6 % pour la France, - 9,1 % pour l’Espagne et – 11,6 % pour l’Italie. On sait que la rigueur budgétaire est prétendue répondre aux déficits publics attribués à l’excès de dépenses, alors que n’est jamais évoqué le manque de recettes. La France, par exemple, s’est enorgueillie d’avoir, au cours de la décennie 2000, fait baisser les recettes fiscales de l’État de 6,2 %. On verra dans le graphique ci-dessous, établi par Michel Husson, à partir des données de KPMG, que le taux d’imposition des profits a diminué, au sein de l’Union européenne, de quelque 16 points de pourcentage en 20 ans. Encore sait-on que cette diminution du taux moyen cache une diminution beaucoup plus marquée en faveur des transnationales. Il faudrait ajouter à cette tendance « légale » la perte des 1 000 milliards d’euros estimés par la Commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen de pertes annuelles au sein de l’Union européenne, provoquée par la fraude et « l’optimisation » fiscales.
Les auteurs de l’étude OFCE montrent dans le graphique de la page 15, à partir des chiffres de l’OCDE, les lourds effets de pareille situation sur la production, particulièrement pour la zone euro.
Les graphiques de la page 21 illustrent les conséquences à moyen terme sur les politiques macroéconomiques. Aux États-Unis, le PIB en volume s’établissait en 2013 à 15 800 milliards de dollars, alors que le pronostic avancé en 2007 prévoyait 17 000 milliards de dollars. Aux mêmes dates, il s’agissait, pour la zone euro, de 9 200 milliards d’euros contre 10 400 milliards d’euros lors de la prévision de 2007. Soit une différence de 4 points de pourcentage entre les deux espaces géographiques, au détriment de la zone euro.
À propos du chômage, les auteurs le qualifient de « en trompe-l’œil » et se montrent peu optimistes pour la zone euro : ils estiment que « la faiblesse de la reprise du taux d’emploi ira de pair avec le maintien du taux de chômage à un niveau élevé ». Les graphiques de la page 29 (2005-2013) montrent le pourcentage du chômage comparé à la population active et à celle en âge de travailler.
L’étude souligne, à juste titre, que c’est bien la bulle immobilière et la bulle du crédit qui ont conduit, tout au long des années 2000, à la crise des subprime à mi-2007. S’en est suivi le considérable accroissement de la dette privée, lequel, à son tour, a provoqué la forte aggravation de l’endettement public. Les graphiques de la page 31 illustrent parfaitement cette évolution de 2000 à 2013. S’ils mettent en évidence la détestable spirale ayant conduit les États à prendre le relais du secteur privé, notamment bancaire, et à prendre en charge une part importante de la dette de celui-ci, elle présente ce sauvetage comme inéluctable. Pourtant, les puissances publiques avaient à leur disposition plusieurs moyens pour ne pas imposer pareil fardeau aux citoyens : fiscalité, socialisation, création monétaire, etc. Comme on le sait, il n’en a rien été, poussant alors les États, arc-boutés sur la défense des intérêts des propriétaires du capital, à une brutale austérité populaire qui, outre sont caractère inique socialement, est contre-productive au plan économique. CQFD !
Si un certain rebond s’est manifesté, « la zone euro reste enlisée dans une situation de chômage de masse avec, pour l’instant, une croissance insuffisante pour permettre sa décrue ». Pourquoi donc la reprise se fait-elle attendre, s’interroge l’OFCE ? « Notamment du fait de la poursuite de la restriction budgétaire ». Enfin, « l’effort fiscal », respectivement de 10,6 % et 19,1 % de leur PIB en 2013 en Irlande et en Grèce, qui serait nécessaire pour ramener la dette publique des différents PIB en 20 ans serait insupportable pour la plupart des pays de l’UE. Comment imaginer que ce puisse être atteint, avec le soutien des citoyens, sans véritable révolution fiscale ?
Dans cette période de très faible inflation, en tout cas très sensiblement inférieure aux 2 % visés par la BCE, des mesures monétaires sont tout à fait possibles, mais elles ne seront pas suffisantes. Aussi, nous disent ces experts, il faut mettre fin aux « pressions à la baisse sur les salaires et la désinflation qui en est résultée, en raison d’un taux de chômage élevé, [mais] doivent aussi être combattues par une politique de relance ».
Le sujet de cette étude de l’OFCE, déjà abordé dans Inégalités et OCDE, est largement corroboré par Les indicateurs sociaux. L’organisation internationale avertit que la crise financière a alimenté une crise sociale qui, elle, pourrait bien perdurer, car c’est maintenant que les « groupes vulnérables ont besoin d’aide, réduisant à néant les possibilités de restreindre les aides aux chômeurs ». On remarque, par exemple, que le nombre de chômeurs, au sein de l’UE, s’est accru de 15 millions entre 2007 et 2012. Sans surprise, pendant la même période, le nombre de ménages ne disposant d’aucun revenu de travail a doublé en Espagne, en Grèce et en Irlande !
L’OCDE enfonce le clou le 30 avril 2014, en mettant à jour ses données dans« Distribution des revenus et pauvreté ». Dans ce dossier fort bien documenté, l’organisation du Château de la Muette, montre, parmi les très nombreuses données fournies, l’évolution du coefficient de Gini [8] au cours des trois dernières décennies. En moyenne, la détérioration au cours de cette période, s’est accentuée de 10 % pour aller, en 2010, de 0,25 en Islande à 0,50 au Chili. On remarquera que les coefficients pour l’Allemagne et la France sont respectivement de 0,27 et 0,30. On notera aussi cette remarque « Les impôts et les transferts ont aussi permis de limiter efficacement les effets de la montée de l’inégalité du revenu marchand, du moins au cours des premières années de la crise ». Aux États-Unis, la part accaparée par 1 % des détenteurs des revenus les plus élevés sur la période allant de 1981 à 2012 a plus que doublé. Voir, à cet égard, le graphique dressé par Thomas Piketty sur un siècle 1910-2010 et reproduit ci-dessous.
Le FMI, lui-même, dans le Working Paper 13/266, dont les auteurs sont Reinhart et Rogoff, pourtant peu suspects de sympathies révolutionnaires, estiment que le fardeau de la dette est tel dans la plupart des économies développées que seuls des défauts de paiement sur les dettes souveraines, une taxation de l’épargne et une inflation plus élevée permettront de ramener dette publique et dette privée, ayant atteint dans les pays occidentaux le niveau les plus haut depuis 200 ans, à des seuils tolérables. Mais ce n’est pas la seule expression, ces derniers mois, de l’institution de Washington à propos des politiques conduites par les gouvernements, notamment ceux de l’UE. Il faut citer deux autres notes sur le sujet Le WP 13/151, et le WP 11/158 mais aussi l’étude Redistribution, Inequality, and Growth d’avril 2014. On ne se livrera pas ici à la recension de toute cette littérature ; qu’il soit seulement permis de mentionner la principale conclusion qui, de surcroît, se répète d’une étude à l’autre. Clairement, l’austérité conduit d’une part à une augmentation des inégalités et du chômage, d’autre part à une réduction de la croissance et des salaires. Il faudrait aussi ajouter National Income and Its Distribution de juin 2014, qui ne travaille que par quintile, écrasant quelque peu ainsi les inégalités, surtout pour les 20 % supérieurs, mais qui met cependant en évidence la grande importance de l’éducation, particulièrement significative pour les 20 % les plus pauvres.
Foin de démonstrations, les « responsables », imperturbables, assènent leur même discours. Il y a quelque 2000 ans, Virgile remarquait déjà que, pour être cru, il suffisait de répéter, bis repetita placent !
7. Séparer les activités bancaires ?
Lui, candidat, François Hollande avait pris l’engagement n° 7 dans lequel il affirmait : « Je séparerai les activités des banques qui sont utiles à l’investissement et à l’emploi de leurs opérations spéculatives […] Il sera mis fin aux produits financiers toxiques qui enrichissent les spéculateurs et menacent l’économie [...]. Je taxerai les bénéfices des banques en augmentant leur imposition de 15 %. Je proposerai la création d’une taxe sur toutes les transactions financières ainsi que d’une agence publique européenne de notation. »
Pour être exprimée dans une forme au caractère démocratique discutable, ce n’était pas là promesse démesurée, tant sa pertinence avait été maintes fois démontrée. Comment, en effet, imaginer que la banques pourraient, d’elles-mêmes, consacrer leur savoir et leur ressources à, prioritairement, procurer les moyens financiers dont ont besoin citoyens et entreprises, quand elles peuvent tranquillement demeurer sur la berge d’un merveilleux Pactole et y puiser sans retenue et même avec le soutien des autorités chargées de les surveiller ? Elles contrôlent l’essentiel des 5 300 milliards quotidiens de transactions sur le marché des devises (chiffre 2013, selon la Banque des règlements internationaux) – 500 fois plus qu’en 1970 – dont les spécialistes estiment que la quasi-totalité ressortit à des activités spéculatives. Les fameux produits dérivés – les OTC – que la BRI estimait en juin 2013 à 693 000 milliards de dollars, équivalent à dix fois le produit mondial.
C’était sans compter sur ces établissements et les puissants lobbies qu’ils financent. Ils donnèrent d’autant plus aisément leur aval à la loi du 26 juillet 2013 de « séparation et de régulation des activités bancaires » que, précisément, elle ne séparait pas l’essentiel. Le secteur bancaire pouvait continuer à « jouer » les ressources qui ne sont pas les siennes, en particulier pour « miser » sur le marché des devises. On est très loin du Glass-Steagall Act états-unien de 1933 ; on s’inscrit plutôt dans la période ouverte par son abrogation, sous la présidence Clinton en 1996, qui conduisit, une décennie plus tard, à la plus grave crise capitaliste que le monde ait connue depuis la Grande Dépression. En France, la porte de la spéculation continue à être grand ouverte avec les conséquences à venir que l’on sait.
Aux nombreuses démonstrations de la nocivité de la confusion des activités bancaires, il faut ajouter Bank Size and Systemic Risk publié en mai 2014 par le FMI. L’introduction de l’étude montre clairement l’origine du problème. « Les grandes banques ont, depuis la fin des années 1990, considérablement augmenté leur taille en s’adonnant à des activités de marché (hors leurs activités de prêt). L’avancée des technologies de l’information et la déréglementation ont peut-être été le moteur du processus. »
On verra dans cette étude, entre autres riches observations, deux graphiques qui sont reproduits ci-dessous, portant sur la décennie 2000. La Deutsche Bank qui, en fin de période, possède le plus d’actifs des six banques étudiées, avait multiplié ceux-ci par près de 4 entre 1999 et la crise du milieu de la décennie suivante au moment où elle détenait plus de 3 000 milliards de dollars d’actifs (à titre d’ordre de grandeur, le PIB des pays les moins avancés, résultat du travail de 870 millions d’habitants, est du tiers de ce montant). Pour la moins « chanceuse », Citigroup, le coefficient multiplicateur n’avait été que d’à peine 2 ! Le second graphique indique, sur la même période, le processus de concentration bancaire au sein de cinq pays. On remarquera que l’Allemagne et la France sont les premières de la classe.
Dans ce contexte, la croisade entreprise par les autorités états-uniennes à l’encontre des banques est-elle salutaire ? Le montant des pénalités infligées par le système judiciaire d’outre-Atlantique depuis la crise de 2008 s’élèverait à plus de 100 milliards de dollars qui se sont appliqués aussi aux banques états-uniennes, dont 13 milliards pour JPMorgan. Plusieurs motifs ont été invoqués, dont la fraude fiscale. On voit mal comment on pourrait désapprouver de telles décisions de la Justice. L’affaire des 8,9 milliards de dollars de pénalité auxquels a été condamné BNP-Paribas soulève des questions d’une tout autre nature. Cet établissement, largement présent dans les paradis fiscaux, affiche en 2013 un produit de 52 milliards de dollars et un résultat de quelque 11 milliards de dollars.
Toutefois, dans cette affaire, les États-Unis adoptent la position qui leur est habituelle : le dollar leur appartient. Il s’agit, en effet, de leur monnaie fédérale. Mais c’est aussi la principale monnaie de réserve dans le monde, les deux tiers environ selon la BRI, même si le yuan chinois augmente sa position. C’est aussi la monnaie centrale des échanges internationaux en raison des déficits de la balance des paiements états-unienne qui alimentent les besoins croissants du commerce mondial. C’est toujours l’instrument très majoritaire sur le marché des changes. C’est, enfin le socle du crédit international en particulier à travers la vente à l’étranger des bons du Trésor états-unien.
L’objet n’est pas ici de débattre de la place du dollar états-unien dans l’économie mondiale d’ici à vingt ans. En revanche, il faut revenir, brièvement, sur ce que devrait être une monnaie internationale. À Bretton Woods, Keynes n’a pas réussi à imposer une monnaie internationale, c’est Washington qui, à travers Dexter White, est parvenu à rétablir le système ancien basé sur le dollar. Bien sûr, depuis la fin, en 1971, de la convertibilité du dollar en or, le Gold Exchange Standard a volé en éclats ; pour autant, la suprématie du dollar reste. Certes, une monnaie n’est pas qu’un bien public ; elle doit cependant l’être en partie. Au plan mondial, aucune monnaie domestique ne doit pouvoir servir dans les relations internationales pour lesquelles doit intervenir un instrument, bien public mondial, sous contrôle multilatéral.
À propos de l’affaire BNP Paribas, l’objet n’est pas de plaider en faveur de ce « fleuron » français dans ses démêlés avec le justice états-unienne qui lui reproche d’avoir acheté des produits divers dans des pays sous embargo de Washington et de les avoir payés en dollars, fournissant ainsi à ces pays des moyens de paiement dans cette monnaie. Et ce, d’autant moins que ces opérations, qui se seraient étalées sur près d’une décennie, auraient été réalisées à travers des paradis fiscaux, la Suisse en particulier. Que la justice états-unienne poursuive des établissements bancaires jusqu’alors intouchables n’a rien que de plus normal. On ne peut qu’attendre la même chose de Londres, Paris, Genève, etc. BNP Paribas sait parfaitement se promouvoir comme en témoigne ce vibrant plaidoyer pro domo « Se mobiliser en banque responsable » ; peut-être eût-il fallu que cet important document soit transmis à la justice d’outre-Atlantique et ce d’autant qu’elle n’y aurait pas trouvé le nom de Monsieur Chodron de Courcel, directeur général délégué de l’établissement parisien et président de sa filiale suisse ; il vient de démissionner.
On se fera d’autant moins l’avocat de l’établissement bancaire qu’il semble ne pas en manquer. Le président de la République française, dans une lettre du 7 avril 2014 au président Obama lui-même, a appelé son attention sur le « caractère disproportionné des sanctions envisagées [...] le risque de déstabilisation [de la zone euro] ». Il a même brandi des menaces, au sujet des négociations relatives au TAFTA, non pas en raison du caractère ultralibéral du projet, mais, simplement pour peser dans la balance. « Nous sommes dans des négociations avec les États-Unis et souhaitons garder une bonne coopération. » Son ministre Laurent Fabius a encore été beaucoup plus explicite : évoquant le traité transatlantique, il précise que ce « ne peut être établi que sur une base de réciprocité. Or là, vous avez l’exemple d’une décision injuste et unilatérale. Donc c’est un sérieux et grave problème ». Son collègue des finances, Michel Sapin, précise qu’une telle affaire {}« pourrait affecter les discussions en cours sur le traité de libre-échange ». Au-delà de ces déclarations aux relents quelque peu tartarinesques, on s’étonne que la demande insistante de très nombreux citoyens, syndicats et ONG ne compte pas, et on constate qu’oser toucher à une banque devient intolérable. Contrairement à ce qu’estime le ministre français des Affaires étrangères, ce n’est pas le montant de l’amende qui est choquant parce que disproportionné. Ce qui est scandaleux, c’est qu’un pays puisse décider, seul, d’un embargo international et des sanctions s’imposant à quiconque ne respecterait pas ledit embargo. Que des banquiers-voyous doivent être sanctionnés ne fait aucun doute, encore faut-il que l’objet de la sanction ressortisse à un droit international incontestable et que l’objet du délit le soit tout autant. Il est totalement inadmissible que la politique étrangère des États-Unis s’impose à la terre entière. Seules les Nations unies sont légitimes en la matière. Que cette légitimité soit constamment bafouée, ne diminue en rien son ardente obligation.
8. Développer l’emploi
Chaque année, l’OIT (Organisation internationale du travail) publie un rapport sur la situation du travail dans le monde. La version 2014 de ce Rapport sur le travail dans le monde est sous-titrée « Un développement riche en emplois ».
L’organisation de Genève souligne le trait majeur, selon elle, du travail salarié dans le monde en développement (PVD) sur la période 1994-2019. Le nombre d’emplois y aura progressé de près de 1 milliard et devrait permettre d’atteindre, en 2019, un chiffre voisin de 3 milliards. On verra, dans la figure 1,5 page 7, que les auteurs veulent mettre en évidence que cette création d’emplois est le facteur premier de la réduction de la pauvreté. La fourchette du revenu quotidien s’ouvre vers le haut et réduit le nombre de personnes devant survivre avec de très bas revenus. Ainsi, on devrait enregistrer une diminution de 500 000 personnes disposant d’un revenu inférieur à 1,25 dollar par jour (en parité de pouvoir d’achat) [9], cette diminution étant portée à près de 750 000 pour le niveau de 2 $PPP/ jour. En 2019, 500 000 emplois devraient procurer une ressource supérieure à 13 $PPP/jour contre à peine plus de 100 000 en 1994.
Cela étant, si la figure évoquée incite à l’optimisme, il convient de la replacer dans le contexte mondial général tel qu’il apparaît dans le dernier rapport du PNUD. En comparant les revenus moyens/habitant – qui masquent les inégalités internes – on remarque que cet indicateur pour 1,1 milliard de personnes des pays les plus riches est de 33 000 $PPP alors que celui des 4,7 milliards de personnes des pays les moins riches va de 1 600 $PPP à 6 200 $PPP. Il s’agit donc d’un rapport de 1 à 20 entre le revenu moyen des plus pauvres et celui des plus riches. Le classement de l’OIT des 145 pays en trois catégories, pays les moins avancés (LDC), pays à revenu bas-moyen (LMI) et pays émergents (EE) est répertorié dans le tableau de la page 15. La figure 2.1 de cette même page montre la croissance du PIB/habitant pour chacune de ces catégories au cours de la période 1980-2011. Page 22, on verra l’influence de la crise de 2008 plus lourde sur cette croissance pour les économies avancées. Quant à l’évolution du contenu de la croissance au cours de la même période, on remarquera, page 26, que la majorité des PVD enregistre une détérioration de son secteur manufacturier.
Pour une mise en perspective historique des données françaises, on se reportera aux excellentes analyses de l’Observatoire des inégalités et particulièrement l’évolution de celles qui concernent la France au cours de ces 40 dernières années, d’où la courbe reproduite ci-dessous est tirée. On y remarquera l’amélioration de l’indice de Gini [10] tout au long des décennies 1970 et 1980, et au contraire, sa détérioration durant la décennie 2000.
Les analyses de l’Observatoire sont corroborées par celles de l’INSEE, particulièrement dans son dossier « Les niveaux de vie en 2011 ». On y voit que la moitié des ménages français avait alors un revenu mensuel égal ou inférieur à 1 630 euros, revenu en régression ou stagnation depuis 2008. Le décile rassemblant les 10 % les plus aisés a enregistré une progression de 2,1 %, alors que celui des 10 % les plus pauvres a subi une baisse de 0,8 %.
Le rapport de l’OIT souligne combien la création d’emplois de qualité est fondamentale pour un développement équilibré. Il estime à 200 millions le nombre d’emplois à créer d’ici à 2020. Pour autant, la qualité de ceux-ci sera un déterminant de première importance pour leur capacité à favoriser un véritable développement. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la figure de la page 42 ; au cours des deux dernières décennies, la part des travailleurs devant vivre avec moins de 2 $PPP par jour a diminué dans tous les PVD à l’exception de 10 d’entre eux. On notera particulièrement que, pour la Chine, cette diminution atteint près de 75 %. On consultera avec intérêt la table 3.6 de la page 41. On notera avec inquiétude la principale conclusion du chapitre consacré à la rémunération des emplois : le manque de protection sociale contraint les travailleurs à accepter les conditions de basses rémunérations qui sont imposées.
La question de la protection sociale et des salaires minimum est évidemment examinée. Il convient de rappeler que ce qui est étudié ici, comme dans l’ensemble du rapport, a trait au secteur formel de l’économie et ne prend donc pas en compte le secteur informel, qui revêt une part très importante selon les régions du monde, surtout si l’agriculture y est incluse. Selon l’OCDE, à la fin des années 2000, ce secteur était à l’origine de 55 % du PIB de l’Afrique subsaharienne, 38 % pour l’Afrique du Nord, 24 % pour l’Asie et 31 % pour l’Amérique latine. Le rapport OIT donne page 98 un relevé par pays de cet emploi informel. Pour l’économie « officielle », on voit que, dans l’ensemble des PVD, 8 % des emplois ne sont soumis à aucun salaire minimum et que plus de la moitié d’entre eux sont inférieurs à 300 $.
Page 111, on observera la mise en place de la protection sociale tout au long du XXe siècle et jusqu’en 2012. Si, en plus d’un siècle, les progrès sont nets, il faut remarquer que la majeure partie de la période coloniale n’a mis en place aucune protection sociale, en particulier dans les 41 pays les moins avancés ; lesquels, en 2012, ne bénéficient encore que d’une couverture limitée.
Pour la première fois depuis qu’elle établit des statistiques en la matière, l’OIT indique que le nombre de chômeurs a dépassé, en 2012, 200 millions de personnes, en augmentation de 6 millions par rapport à 2011.
On comprend aisément que la situation sociale dans les PVD, particulièrement en raison de l’absence ou de la faiblesse de la protection sociale, soit, au-delà des situations de guerre, un facteur important dans le développement des flux migratoires. Parmi toutes les conséquences de cette situation, les transferts de revenus des migrants se sont fortement accrus depuis les années 1970 pour atteindre 200 milliards de dollars en 2012. (Voir le graphique page 192).
{{}}Il convient aussi de se reporter au très important Rapport sur la protection sociale dans le monde 2014/15, publié le 4 juin 2014 en anglais. L’OIT y fait un inventaire largement documenté des manquements dont la gravité varie à travers le monde. Les auteurs en font la recension tout au long de la vie humaine :
- protection de la maternité ;
- protection sociale pour les enfants et les familles ;
- protection de la population en âge de travailler ;
- protection contre le chômage ;
- protection en face des accidents du travail et des maladies professionnelles ;
- protection en cas d’invalidité ;
- protection au moment de la retraite qui doit incomber à l’État ;
- protection par une couverture universelle en matière de santé.
L’OIT met en évidence combien la mise en place de toutes ces protections partout sur la planète est fondamentale du point de vue de la justice sociale, mais aussi pour s’opposer aux crises systémiques subies par la population mondiale. Toutefois, si ce sont bien les 7 milliards d’êtres humains qui sont susceptibles de bénéficier de toutes ces protections, on voit mal comment cela pourrait se faire sans inclure cette protection sociale dans la liste des biens publics mondiaux.
9. L’aide publique au développement
Ferait-on beaucoup de bruit pour rien ? On se souvient sans doute qu’au début des années 1970, l’Assemblée générale des Nations unies avait fixé l’engagement que les pays riches devraient consentir pour financer l’aide publique au développement (APD) à 0,7 % de leur PIB au moins. Selon les chiffres communiqués par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE, l’APD nette s’est élevée en 2013 à 135 milliards de dollars. Si on retient le chiffre de 37 000 milliards de dollars pour le PIB des seuls pays à « développement humaine très élevé », il est préférable de ne pas donner le pourcentage obtenu, de peur de laisser supposer qu’il s’agit d’une erreur de calcul.
L’année 2013 n’est pas une année de basses eaux exceptionnelles. En 2012, l’APD totale s’élevait à 125 milliards et on peut voir, sur le graphique établi par la Banque mondiale, son évolution depuis 2004 où elle atteignait 90 milliards de dollars courants. Quand on sait que les transferts de migrants, allant du Nord au Sud, s’élèvent, pour autant qu’ils soient correctement recensés, à sans doute plus du double, on ne peut qu’être stupéfait. Les pauvres qui résident dans les pays du Nord parviennent à donner davantage aux pauvres de leurs pays d’origine que l’obole concédée par tous les pays riches rassemblés ; témoignage douloureux de la nécessité d’un autre monde. On comprend parfaitement que Bloomberg Businessweek, racheté en 2010 par la seizième fortune mondiale, Michael Bloomberg, moque Thomas Piketty quand il préconise d’instaurer un impôt progressif sur le capital. On peut parier que les auteurs du Financial Times, pas davantage que ceux du Bloomberg Businessweek, n’ont étudié les quelque 1 000 pages de Le capital au XXIe siècle, peu importe, il leur faut tenter de déconsidérer les travaux considérables dont il rend compte. Les dérisoires tentatives de Times dénonçant des « erreurs de calculs », font un peu penser à tous les climato-sceptiques voulant désespérément porter à la connaissance du monde combien les centaines de scientifiques à la base des publications du GIEC se trompaient. « Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ! »
En France, l’essentiel de l’APD est, désormais, sous la responsabilité de l’Agence française de développement (AFD). Elle est l’héritière de la Caisse centrale de la France libre, créée par de Gaulle en 1941. Elle est devenue la Caisse centrale de coopération économique en 1958 et aura été transformée en AFD en 1998.
Selon les chiffres présentés dans le dernier rapport annuel de l’Agence, le total des financements (prêts et autres formes d’intervention) accordés en 2013 s’est élevé à 7 523 millions d’euros soit 10 milliards de dollars environ. À l’heure actuelle, après plusieurs décennies d’intervention sur le seul continent africain, l’AFD intervient dans le monde entier, même si le total des financements accordés à l’Afrique subsaharienne a représenté en 2013, 37 % de l’ensemble ; 20 % étant attribués à l’Outre-mer. Ces 10 milliards incluent l’activité de Proparco [11] qui intervient en faveur du secteur privé, un peu comme la SFI mentionnée dans le paragraphe qui suit.
Le groupe de la Banque mondiale, de son côté, opère essentiellement à travers la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD-IBRD) pour les prêts classiques ; l’Association internationale pour le développement (AID-IDA) qui accorde des dons et des prêts sans intérêts ; la Société financière internationale (SFI-IFC) qui prête au secteur privé. Selon les données, portant sur les deux dernières années, le total d’intervention du groupe pour 2012 et 2013 a été de l’ordre de 53 milliards de dollars pour chacune des deux années.
L’intervention de l’agence française, comparée celle de l’institution multilatérale, n’est donc pas rien et mériterait sans doute que les citoyens et leur parlement en sachent davantage. Le type de développement qui est promu par l’AFD s’inscrit dans le cadre de la pensée dominante. Si bon nombre de projets financés participent au réel développement du pays dans lequel ils s’inscrivent, ils ne prétendent pas promouvoir un autre type d’économie. Peu ou prou, tous les projets mis en place visent à la compétitivité de la structure cible ou celle de l’État dans lequel elle se trouve. Toute la question est de savoir si l’action entreprise aura pour effet, bénéfique lui, d’améliorer la productivité ou si elle s’inscrit dans la compétition générale. On imagine bien, en effet, que l’Afrique subsaharienne, où intervient l’AFD et où le PIB/habitant est 16 fois moindre que dans les pays les plus riches, a un bien plus ardent besoin de coopération internationale – grâce, en particulier, au large développement de biens publics mondiaux – que de compétition.
Quand l’AFD prête 680 millions d’euros en 2013 dans le secteur de l’eau et de l’assainissement, bien sûr c’est tant mieux pour ceux qui vont bénéficier de l’investissement. Mais sera-ce toute la population ?
En 2000, les 189 États membres de la Déclaration du Millénaire, définissaient huit objectifs à atteindre d’ici 2015. L’objectif numéro 7 avait trait à l’environnement et comportait notamment l’engagement de « réduire de moitié, d’ici à 2015, le pourcentage de la population qui n’a pas accès à un approvisionnement en eau potable ni à des services d’assainissement de base ». Selon la dernière mise à jour de mai 2014 en la matière, publiée conjointement par l’UNICEF et l’OMS, il semble que cet objectif sera dépassé. La situation s’est sensiblement améliorée depuis 1990. À l’époque, 76 % de la population urbaine avaient accès à des moyens d’assainissement améliorés contre 28 % en milieu rural. Aujourd’hui, les chiffres sont respectivement de 80 % et 47 %.
On ne peut que se réjouir de cette amélioration. Toutefois, malgré cela, la Banque mondiale souligne dans une vue d’ensemble que ce sont encore à l’heure actuelle 2,5 milliards d’êtres humains qui ne « disposent d’aucun système d’assainissement de base ». Dans cette même note, la Banque estime à 2 milliards le nombre de personnes sous « stress hydrique » ; pire, notamment en raison du réchauffement climatique, ce nombre serait porté à 4,6 milliards en 2080.
Bien entendu, l’AFD n’est pas responsable de cette situation. Précisément, l’eau, d’évidence, doit être gérée comme un bien public mondial ; faute de quoi, la souffrance d’une part considérable de la population mondiale augmentera et, partant, les risques de guerres iront s’intensifiant.
Mais est-ce bien le moment de réclamer, comme semble vouloir le faire le ministre français des Affaires étrangères, de ne plus respecter le déliement de l’aide. Il s’agit là d’une affaire déjà ancienne qui veut que l’AFD – comme les autres agences bilatérales – ne soit pas un instrument du commerce extérieur du pays considéré. Au début des années 2000, l’OCDE-CAD a adopté une résolution recommandant le déliement. Au ministère des Affaires étrangères, on fait valoir que les transnationales françaises, Vinci notamment, trouvaient anormal que l’APD soit d’abord destinée à « aider » les pays destinataires plutôt qu’à satisfaire les transnationales. Sans doute nous dira-t-on qu’il s’agit tout simplement de s’inscrire, au mieux, dans la « politique de l’offre », décidée par le gouvernement. Vinci, qui réclame que l’APD française soit au service des transnationales, a-t-elle vraiment besoin du soutien du gouvernement pour améliorer sa « compétitivité » ? Cette transnationale, dont elle-même et le Qatar sont les premiers actionnaires, a réalisé en 2013 un chiffre d’affaires de 40 milliards d’euros – PIB du Congo, de Mozambique et du Niger : 39 milliards d’euros générés par plus de 110 millions de personnes – et enregistré un résultat 2013 en progression de plus de 9 %.