Revue des revues

mercredi 4 avril 2018, par Jacques Cossart *

La revue des revues consacre un premier article au féminisme vu par les lunettes des institutions internationales. Il faut dire que ces institutions ne sont pas aveugles sur la condition féminine dans le monde, mais elles sont encore très myopes. Espérons que les événements récents et les analyses rapportés dans le dossier de ce numéro des Possibles contribueront à ouvrir si peu que ce soit les yeux des scrutateurs patentés du monde. La revue des revues traite ensuite de chapitres souvent ouverts : l’agriculture glyphosatisée, la faim dans le monde qui n’est pas étrangère à ce modèle agricole, le ruissellement à l’envers de la richesse, la protection sociale versus la rente et le moins-disant fiscal.

Le féminisme à travers des lunettes un peu brouillées

1) Critiques de la vision du FMI

Bretton Woods Project (BWP) est une ONG basée à Londres, lancée au milieu des années 1990. Elle prétend offrir à la « société civile » l’opportunité de critiquer la politique et les projets des institutions financières internationales (IFI), Banque mondiale et FMI. Bien que non financée par elles, BPW compte dans son tour de table, selon la mode anglo-saxonne, de grands noms de la bienfaisance, parmi lesquels on remarque la fondation Rockefeller. Elle dispose de ressources lui permettant de mener ses propres études. Ainsi, elle a publié une sorte de recueil de critiques réputées féministes à propos de l’égalité des genres où on note la présence de cinq femmes parmi les six auteurs.

Pour situer l’article, on indique ici la substance de la conclusion. Malgré l’intérêt manifesté par le FMI à l’égard de l’égalité entre les sexes, les auteures estiment son efficacité limitée ; il en va de même pour les classes. En effet, démontrent-elles, sans remettre en cause les fondements même de la « doctrine » (objectifs monétaires et budgétaires, flexibilité et privatisation), il n’y aura pas de progrès substantiels. Elles ont parfaitement raison, le capitalisme n’est fait ni pour l’amélioration du sort des femmes ni pour celle des classes défavorisées. Son but est de distribuer du dividende. On verra, par exemple, le tableau 1 reproduit ici, qui met en évidence ce que les IFI dénomment depuis des décennies, le travail informel ; pour être plus explicite, il faudrait dire, que ceux qui en « bénéficient », sont taillables et corvéables à merci. Ainsi, trois quarts des femmes africaines au travail sont sous ce statut et plus de 80 % en Asie du Sud tant pour les femmes que pour les hommes. Pas de protection sociale, d’aucune sorte Il faudrait au contraire, disent-elles, largement développer cette protection sociale [1], ainsi que, d’une manière générale, les services publics.

Malgré l’enthousiasme manifesté ici et là par ce « printemps du FMI », les critiques macroéconomiques de l’étude sont moins engouées. Tant que les obstacles structurels ne seront pas levés, les progrès de détail – qui ne sont pas rien pour les bénéficiaires – ne bouleverseront pas les très nombreuses inégalités qui se cachent partout. Il en va ainsi de l’inégalité entre femmes et hommes que celle entre les classes. Les auteures ne spécifient pas que le capitalisme serait incapable de permettre ce bouleversement structurel, mais on peut le lire entre les lignes. Par exemple, quand elles remarquent que le FMI est aux premiers postes dans la promotion de cette mondialisation néolibérale, il y a quelques décennies encore appelée plus explicitement consensus de Washington. C’est bien du capitalisme, qu’elles appellent macroeconomic orthodoxy, dont il s’agit. Elles affirment, à juste titre, que le FMI qui s’est engagé sur le respect des 17 objectifs du développent durable définis par l’ONU en 2015 et qui faisaient suite aux 8 objectifs du millénaire adoptés en 2000, ne respecte pas le cinquième relatif à l’égalité entre les sexes. Plutôt que de se concentrer sur la seule amélioration des conditions de travail, certes indispensable, il devrait d’abord se prononcer sur les conditions générales auxquelles on parviendra à un authentique changement.

Dans le chapitre II, Mae Buenaventura et Claire Miranda, du « Mouvement asiatique Dette et Développement », mettent clairement en cause la taxe sur la valeur ajoutée, TVA, qui pèse considérablement sur les bas salaires, dont les femmes sont les premières « bénéficiaires ». En France, par exemple, la TVA représente quelque deux tiers des revenus de l’État et pèse, en proportion, deux fois plus sur les ménages les plus modestes que sur les plus riches. Dans les pays du Sud, particulièrement en Afrique subsaharienne, « l’ouverture » commerciale a fait chuter les recettes tarifaires, dès lors dûment conseillés par les institutions bien intentionnées, la TVA est apparue comme une panacée. Selon plusieurs estimations, l’évasion fiscale a coûté à l’Afrique subsaharienne plus de 40 milliards de dollars. Selon la Banque mondiale, plus de 80 % des entreprises dans les pays à revenu faibles et intermédiaires, ne déclareraient pas la totalité de leur chiffre d’affaires. Une bonne TVA et il n’y paraîtra plus rien, payée par tous, et tout particulièrement les femmes du secteur informel qui, évidemment elles, ne peuvent pas s’évader.

Un troisième chapitre met en évidence combien l’austérité constitue une grave menace contre le droit et la sécurité des femmes. Les deux auteurs, une femme et un homme, mettent en évidence les trois voies par lesquelles les femmes sont les premières victimes des coupes budgétaires dans les pays pauvres.

  • En cas de baisse de la protection sociale, c’est d’abord celle qui s’adresse aux femmes qui est visée comme les rapports de l’OIT le documentent parfaitement.
  • La baisse ses dépenses publiques touche en premier lieu les femmes (santé, éducation et emploi).
  • Dès que les budgets diminuent, le travail non rémunéré des soins, presque exclusivement féminin, augmente.
    Le quatrième chapitre dénonce l’aveuglement du FMI à l’égard du rôle des femmes dans l’économie informelle, comme on le voit dans le tableau présenté plus haut.

2) Pensée hégémonique de la Banque mondiale

On aura une vue d’ensemble de ce que peut faire et écrire la Banque pour promouvoir le libéralisme ET le féminisme, du moins à ses yeux pour ce qui est du premier, à la lecture d’un article de 2016. Son auteure, Elisabeth Prügl, est professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève. Elle montre que l’organisme de Washington cherche à remplacer l’ancien consensus de Washington, discrédité, par un encouragement du féminisme destiné à sauver le néolibéralisme. Elisabeth Prügl a dénombré, depuis 2001, 34 publications qui montrent que l’égalité entre les sexes est un facteur de croissance dans un cadre « régulé » par le marché, paradigmes fondamentaux de l’institution.

3) La vision du FMI du féminisme s’apparenterait-elle à de l’instrumentalisation ?

Deux femmes, Carolin Brodtmann et Lisa Weinhold, se posent cette question. Elles ont publié leur texte en 2017 sur Exploring Economics, un site de libre publication où de nombreux auteurs, pas seulement économistes mais souvent hétérodoxes, transmettent leurs travaux.

Partant de l’observation que le FMI proclame, haut et fort, son engagement dans la lutte pour l’égalité entre les sexes, elles s’interrogent, du point de vue de féministes critiques, sur les objectifs réels d’un tel discours.

Genre et macroéconomie ou Politiques fiscales et égalité des genres, se moquent-elles de quelques trouvailles du FMI. Mais, derrière ces modes, que cherche le FMI à changer ou à maintenir ? Il étudie l’égalité entre les sexes (gender equality) sous deux angles précis : l’égalité salariale et la baisse de croissance en raison du travail non rémunéré subi par les femmes. Les auteurs concentrent leur étude sur les incitations fiscales recommandées en la matière par le Fonds.

Que s’est-il passé sous les beaux jours, à la fin des années 1970, alors que le Consensus de Washington, promettant une mondialisation heureuse, imposait l’ouverture à marche forcée des pays du Sud ? Évidemment, ce qu’aurait su annoncer un étudiant de première année, l’accumulation des dettes auxquelles ces pays ont été contraints pour ne pas sombrer immédiatement. Il s’est ensuivi ce qui est connu sous l’appellation de la crise de la dette. Par chance, le FMI et la Banque mondiale sont arrivés avec les trop connus Programmes d’ajustements structurels (PAS) ! Malades, il fallait purger ces pays : fortes coupes budgétaires, suppression de services publics, privatisation, etc. Comme tous leurs congénères de l’histoire, les Diafoirus appliquaient à tous, sans la moindre retenue, ce remède miracle. A la différence cependant du médecin de Molière, les prescripteurs savaient pertinemment, eux, à quoi on allait arriver ; ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés.

Parmi les premières et plus gravement écrasées, les femmes. Carolin Brodtmann et Lisa Weinhold remarquent, en effet, qu’elles sont les plus atteintes dès la moindre coupe dans la protection sociale généralisée, notamment en matière de santé.

Malgré ce lancinant appel du FMI en faveur d’une large lutte contre les discriminations, les auteures appellent l’attention sur trois points qui posent problème :

  • instrumentalisation des femmes qui sont des travailleuses précieuses pour favoriser la croissance, en particulier en tant qu’armée de réserve de main-d’œuvre, de surcroît moins payée.
  • traiter presque exclusivement des disparités salariales est bien mais ne rien dire, ou si peu, à l’encontre des inégalités structurelles envers les femmes, est un peu court.
  • Une partie du féminisme s’est gardée de s’attaquer à l’habitus capitaliste comme, par exemple l’individualisme libéral. Bref, le néolibéralisme néolibéral sait parfaitement brosser le capitalisme dans le sens du poil.
    Elles soulignent qu’il convient de faire une différence entre ce que produisent les centres de recherches du FMI, dont les résultats pourraient conduire à de véritables changements de comportement, et le FMI en tant que structure qui, elle, est dans l’armature du système. C’est d’ailleurs une remarque qui vaut dans d’autres secteurs.

On pourra lire le même type de critique chez Hillary Campbell dans une article de 2010, Structural Adjustment Policies : A Feminist Critique.

Au FMI comme à la Banque mondiale, on semble s’interroger sur la possibilité d’abolir, souvent de bonne foi, le sexisme sans, pour autant, toucher au libéralisme. Pour ne plus être affirmés officiellement, il ne s’agirait pas, pour autant, de remettre en cause les fondements du consensus de Washington. Ce dont il est question est bien, dans un contexte de croissance perpétuelle, de maximiser l’offre de main-d’œuvre à un prix acceptable par les entreprises, entendons en fait, le capitalisme. Ce qui cause l’inégalité femmes-hommes au plan structurel, c’est la hiérarchie patriarcale, et les relations de pouvoir dans le système capitaliste qui s’imposent aux femmes. Évidemment, la prégnance de ces réalités ne sont pas identiques partout mais tenter de gérer les relations de genre ne résout en rien l’étendue de l’inégalité entre les sexes, profondément intégrée dans la culture, l’état d’esprit et les actions de la toute la société. Adapter, même avec bienveillance, le marché du travail aux femmes ne changera pas le système.

4) La santé

AWID (association for women’s rights in development) est une ONG qui existe depuis une trentaine d’années, elle dispose d’un réseau dans un très grand nombre de pays. Elle milite pour le respect des droits des femmes dans un cadre de développement durable.

Mégane Ghorbani publie sous le timbre AWID une courte, mais exemplaire, analyse du prix payé par les femmes en matière de santé à propos de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest. Elle note que « en raison des normes qui différencient les rôles sociaux au sein de la société en fonction du sexe, les femmes constituent la majorité des victimes de l’épidémie ».

5) L’égalité entre les genres, au cœur d’un travail décent

Telle est la proclamation de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui, à l’approche du 90e anniversaire de sa création en 1919 et ayant intégré le système des Nations unies en 1946, retrace l’action de l’institution internationale dans son combat en faveur des femmes.

Pour l’occasion elle publie en anglais Women’s empowerment, une sorte d’album photos court, mais éloquent, retraçant l’action des femmes, pas seulement bien sûr, en faveur des femmes. On y verra, dès 1919, l’établissement de la convention 3, instituant la protection de la maternité. En 1975, c’est la convention 142, proclamant la nécessaire égalité de traitement envers les travailleuses.

Mais la tâche est immense et nécessite le combat de toute la société pour qu’elle ne s’apparente pas à une sorte d’épreuve à la Sisyphe dans laquelle ce ne serait pas Zeus qui ordonnerait la « punition », mais ce démiurge d’aujourd’hui qu’est le capitalisme.

6) Le système conduit les femmes à contribuer beaucoup moins à l’ensemble que ce que permettrait leur potentiel

Le FMI organise régulièrement des staff discussion sur des sujets variés. Les membres du Fonds, volontaires, se réunissent pour étudier le sujet retenu. Leurs discussions font l’objet d’une note publiée sous le timbre du FMI avec l’avertissement (courant au FMI ou à la Banque mondiale) que ladite note ne représente pas forcément les vues du Fonds. Paraît ainsi en septembre 2013 Macroeconomic Gains From Gender Equity, le compte-rendu de l’examen de ce sujet par quatre femmes et quatre hommes, experts au FMI. Ils documentent, dans cette courte note, combien la contribution des femmes à la production, à la croissance, mais aussi au bien-être mondial, est inférieure à ce qu’elle pourrait être, alors qu’elles constituent plus de la moitié de la population. La main-d’œuvre féminine qui est employée, en revanche, est inférieure à celle des hommes sauf dans le secteur informel et chez les plus pauvres où elle est surreprésentée. L’inclusion des femmes dans l’économie est indispensable à la croissance.

Les auteurs recensent plusieurs dizaines de facteurs montrant la faisabilité et l’intérêt de la pleine participation des femmes à la vie de la planète ; on remarquera cependant que la pensée mainstream y marque fortement son empreinte. Néanmoins, de telles prises de position sont intéressantes, d’une part parce qu’elles émanent du personnel même du Fonds, d’autre part plusieurs d’entre elles pourraient être efficaces. Il reste que, pour être salutaires, l’adoption de telles mesures ne remet pas en cause les fondements mêmes des discriminations à l’égard des femmes. Des siècles de pensée, d’impensés et d’intérêts de la part des hommes veillent au grain.

  • Nombreuses démonstrations attestant que si les femmes sont en mesure de développer tout leur potentiel, il peut s’ensuivre des gains macroéconomiques significatifs.
  • Dans les économies vieillissantes, une main-d’œuvre féminine plus élevée peut stimuler la croissance en atténuant l’impact d’une main-d’œuvre en déclin.
  • De meilleures opportunités pour les femmes de gagner et de contrôler leur revenu pourraient contribuer à un développement économique plus large dans les économies en développement, comme par exemple l’inscription scolaire pour les filles.
  • L’égalité d’accès aux intrants augmenterait la productivité des entreprises appartenant à des femmes.
  • L’emploi égalitaire des femmes permettrait aux entreprises de mieux utiliser les compétences disponibles.
  • Les différences entre les taux de participation des hommes et des femmes ont diminué, mais restent élevés dans la plupart des régions.
  • L’écart entre les sexes reste important même parmi les pays de l’OCDE.
  • L’emploi des femmes varie en fonction du PIB/habitant ; plus il est faible plus le salaire des femmes l’est aussi.
  • Les écarts entre les sexes en matière d’éducation ont diminué, mais les taux d’alphabétisation des femmes demeurent inférieurs à ceux des hommes.
  • Les femmes apportent une importante contribution au bien-être économique grâce au travail non rémunéré qu’elles fournissent et qui n’est pas pris en compte dans le PIB [2].
  • Dans les pays de l’OCDE, les différences entre les sexes, en termes d’heures de travail rémunérées et de travail à temps partiel imposé, restent importantes.
  • On constate un large écart salarial pour la même profession, y compris si on tient compte de la formation.
  • Les écarts de rémunération sont élevés, même pour les femmes possédant leur propre entreprise.
  • Dans de nombreux pays en développement, l’absence ou la faiblesse des moyens de soutien en faveur des femmes conduisent à leur désaffection pour créer une activité.
  • Dans de nombreux pays avancés, l’organisation sociale et fiscale persuade les femmes que leur activité salariée n’est pas indispensable.
  • Dans tous les pays, la présence féminine dans les postes élevés ou comme chef d’entreprise reste faible.
  • Durant la crise de 2007-2008, dans les pays de l’OCDE, l’écart de rémunération femmes-hommes a diminué.
  • Dans de nombreux pays en développement, les filles et les femmes sont particulièrement vulnérables aux crises économiques.
  • Permettre aux femmes de jouir des mêmes droits réels que les hommes exige un emploi des femmes réel.
  • Une politique fiscale adaptée augmentera de manière significative l’emploi des femmes.
  • Des mesures favorables à l’emploi en général ont aussi des effets positifs envers les femmes.
  • Substituer un impôt individuel à un impôt familial favoriserait l’emploi des femmes.
  • Des avantages fiscaux en faveur des travailleurs à faible revenu serait favorables, y compris aux femmes.
  • Des prestations familiales bien conçues peuvent aider à soutenir les femmes.
  • Une réforme de la pension alimentaire et d’autres avantages sociaux pourraient accroître les incitations au travail.
  • Un meilleur accès à des services de garde d’enfants de haute qualité et bon marché favorise l’emploi des femmes dans le secteur formel.
  • Une réforme des retraites, en particulier là où existe un écart important de départ entre femmes et hommes, devrait être envisagée.
  • Dans les zones rurales de pays en développement, l’amélioration de l’éducation et des infrastructures favorise l’emploi féminin.
  • Éliminer toutes les distorsions du marché du travail, est un élément favorable à l’emploi des femmes.
  • Malgré des améliorations dans les économies avancées, des discriminations sexistes au détriment du travail des femmes persistent.
  • Pour promouvoir les mesures anti-discrimination, les auteurs recommandent d’inclure des mesures recommandées par l’OCDE en 2008 [3].
  • Les normes sociales évoluent avec le temps [4].
  • Le travail flexible permet aux femmes de mieux adapter leur emploi du temps [5].
  • Les recommandations de l’OIT pour promouvoir le temps plein plutôt que le temps partiel non voulu favorise l’amélioration des salaires.
  • Les réformes en faveur du soutien des enfants et aux personnes âgées favorisent le travail des femmes.
  • L’amélioration d’accès aux financements favorise le travail des femmes entrepreneuses.
  • L’acceptation sociale des femmes à des postes de travail de haut niveau contribue à l’inclusion des femmes dans le travail formel et dans l’entrepreneuriat.

Admettons que le FMI préconise que la rémunération des femmes soit accrue dans le cadre de « bons emplois », mais qu’en est-il dans la réalité ? Il suffit de se reporter à Michelin doit être agile ! qui rend compte du rapport mondial 2017 sur les salaires, pour mesurer combien il y a loin de la coupe aux lèvres. Dans le monde réel, sur la période 1995-2015, on constate fort peu, en moyenne, d’amélioration aussi bien pour la rémunération des femmes que dans la qualité des emplois qui leur sont attribués, en particulier au Sud. Les préconisations macroéconomiques du FMI conduisent toujours au niveau le plus bas, fut-ce au détriment de l’emploi dans le cadre, de surcroît, d’une diminution des services publics qui pèsent d’abord sur les femmes. Dès lors, on assiste, pour l’emploi, à une concurrence hommes-femmes au désavantage de ces dernières. Comme travailleuses, soignantes et consommatrices, elles sont les premières à pâtir des politiques néolibérales qui, notamment, conduisent à de considérables inégalités. Selon les données de la Banque mondiale, le revenu/habitant exprimé en dollars courants, calculé en parité de pouvoir d’achat, était en 2016, pour l’Afrique subsaharienne 15 fois inférieur à celui de l’Amérique du Nord. Comment, dès lors, s’étonner que les chiffres donnés par le PNUD indiquent, pour 2014 dans les pays de faible développement, un taux de mortalité féminine de 269 femmes pour 1 000 habitants alors qu’il était de 44 en Norvège ?

7) Les féministes du sweatshops

À côté des déclarations pavées de vertueux engagements en faveur des femmes, en particulier à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international, il a paru utile de faire entendre d’autres voix. Parmi elles, celle de Hester Eisenstein, professeur de sociologie au Queens College à New York et au CUNY (City University of New York). Étudiant les questions du genre et de la mondialisation depuis la fin des années 1960, elle est aussi engagée en faveur du féminisme. En 2015, elle publie The Sweatshop Feminists dans lequel elle met en évidence que les élites mondiales se sont approprié le langage féministe pour mieux justifier une brutale exploitation et un développement néolibéral.

En 2009, elle publiait un ouvrage Feminism seduced [6] dans lequel elle interrogeait sur cette séduction du féminisme et son pourquoi. L’article de 2015 résume en quelque sorte son analyse. Elle observe que les institutions internationales, particulièrement la Banque mondiale et le FMI, proclament haut et fort leur engagement dans la lutte contre la pauvreté et la mise en place de programmes pour ce faire. Or, elle prétend, exemples à l’appui, que ce sont les femmes qui, dans ces programmes, sont les « bonnes à tout faire » de la mondialisation néolibérale, sans lesquelles les ambitieux programmes sur financement internationaux n’existeraient pas. Pourtant, un biais est introduit dans ces programmes dans la mesure où ils s’appuient sur la revendication féministe des femmes de leur droit, parfaitement fondé au demeurant, à un travail rémunéré.

On sait que les zones franches existent depuis l’antiquité. Aujourd’hui, pour faire moderne, on les appelle aussi zones économiques spéciales et autres free zones – ça vous a quand même une autre allure avec un air de liberté – mais le principe est simple : exonérer leurs propriétaires de taxation, douanes, droit du travail, sécurité et toutes ces bureaucraties qui ne font que retarder le développement ! On en comptait 1 735 [7] en 2010, il y en aurait quelque 2 300 aujourd’hui !

Petits miracles du capitalisme, on en trouve partout de ces zones franches ; chacun des États états-uniens en enregistre plusieurs. C’est d’ailleurs le pays qui en dispose du plus grand nombre. Mais la Chine et de nombreux pays en développement ont succombé au chant des sirènes vantant la martingale absolue en matière d’emploi. Oukase merveilleux entraînant des profits confortables tout en affichant la salvatrice création d’emploi, en premier lieu en faveur des femmes. C’est la raison pour laquelle, Hester Einsenstein a donné ce titre à son article sweatshop feminists parce que le secteur de la confection de masse promettait de larges chiffres d’affaires pour des investissements modestes, grâce à une main-d’œuvre féminine abondante et peu payée. Pour la majorité de celle-ci, c’était ça ou rien. Mais, très vite, sont venues s’ajouter à ce secteur d’autres fabrications plus « prestigieuses » comme l’électronique en Corée du Sud dès le milieu des années 1960. Non seulement ces prodiges offraient du travail à des femmes qui, pour beaucoup, étaient inemployées, mais encore s’agissait-il de secteurs de pointe à haute valeur ajoutée… pour les propriétaires des entreprises concernées. Une publicité, payée sans vergogne par les pays hôtes, vantaient, nous dit H. Eisenstein, la délicatesse et le savoir-faire de ces femmes aux doigts si délicats, nimble fingers, capables de réelles prouesses pour un prix dérisoire, de surcroît sans la moindre revendication. Le miracle s’est répandu comme une traînée de poudre, parti des États-Unis, il s’est propagé dans les maquiladoras mexicaines. Singapour, les Philippines, la Malaisie et le reste du monde, ont suivi cet exemple si prometteur. Quoi, les conditions d’emploi des ces femmes sont, de tous points de vue, au-delà du déplorable ? Vous ne comprenez donc pas que c’est le prix à payer pour créer le développement et l’emploi féminin ? Vous ne voudriez pas qu’en plus du capital investi, des risques encourus et des aléas politiques supportés, les propriétaires se privent de taux de profit parmi les plus élevés au monde ?

Planche de salut du capitalisme ou opportunité de combat contre l’exploitation patriarcale ? Les chercheuses féministes se sont, évidemment, emparées de cette question. Les unes condamnant l’exploitation extrême des femmes dans ces zones, les autres prétendant qu’elle est la possibilité pour elles d’échapper au patriarcat millénaire. On trouvera une illustration de ces débats dans une étude de 2003 menée par deux chercheuses états-uniennes, Jean L. Pyle et Kathryn B. Ward. Elles étudient de manière large comment interagissent mondialisation, genre et travail. Pour réduire les inégalités entre les sexes, elles estiment qu’il faut partir de la manière selon laquelle chercheurs et responsables divers, envisagent la division du travail femmes-hommes. Elles décrivent la place des femmes dans les changements macroéconomiques. Elles s’attachent à étudier quatre secteurs particuliers où le genre intervient de manière de plus en plus importante : l’exportation (notamment à travers les zones franches), les travailleurs du sexe, le travail domestique et celui engendré par la microfinance. Elles remarquent que de nombreux gouvernements, sous la pression des institutions internationales et de groupes citoyens, ont encouragé ces secteurs. Elles affirment que l’organisation « genrée » est en relation systémique avec la croissance de la production, du commerce et de la finance. Cette connaissance leur apparaît essentielle pour contrer les effets négatifs de la mondialisation.

Hester Eisenstein évoque, notamment, deux chercheuses dont les observations donnent à penser. L’une, Diane Wolf, critique vivement les conditions de travail des femmes qui, de surcroît, ne leur permettent pas de disposer d’une subsistance de base, mais déclare cependant que les femmes avec qui elle s’est entretenue à Java lui ont affirmé que, malgré les conditions rencontrées, elles préféraient travailler dans les sweatshops que dans les rizières de leur village. L’autre, Shelley Feldman critique les féministes arc-boutées sur une vision déterministe d’un modèle économique et affirme que les Bangladaises qu’elle a rencontrées ont été bien plus influencées par leurs choix personnels, même dans un contexte très difficile, que par les programmes d’ajustement structurels, les privatisations, ou la libéralisation du pays.

Vaste sujet, mais on est en droit de poser une question : pourquoi le parcours formateur, voire salvateur, de ces femmes aurait-il été entravé dans un cadre économique non capitaliste ? Il faut aller au-delà de cette question indulgente ; quel rôle jouent donc les femmes sur les entreprises qui décident de s’établir au Bangladesh, hors de servir de chair à profits ? Elles endurent des conditions de travail dévastatrices comme l’a illustré le drame du Rana Plaza. Il ne fait aucun doute que, au Bangladesh comme ailleurs, le capitalisme sait se servir du patriarcat comme d’un précieux allié. Les femmes devraient-elles alors choisir ? En 1865, plus d’un siècle avant « l’indépendance » du Bangladesh, Karl Marx définissait aussi précisément que simplement « la plus-value, c’est-à-dire la partie de la valeur totale des marchandises dans laquelle est incorporé le surtravail, le travail impayé de l’ouvrier, je l’appelle le profit  [8] ». Les transnationales, par exemple celles qui n’ont pas été inquiétées quand plus de 1 100 personnes ont été tuées, majoritairement des jeunes femmes, savent parfaitement ce que Marx expliquait et n’hésitent pas à utiliser tous les sous-traitants voulus, et pourquoi s’en priver, le patriarcat mais comment imaginer que les propriétaires du capital pourraient ouvrir un chemin rédempteur aux femmes, au détriment de leurs profits [9] ?

Hester Eisenstein affirme que les modèles du développement néolibéral, quelles que soient les « innovations » en la matière, microfinance ou autres rustines, ne permettront aux femmes de sortir ni de la pauvreté ni du patriarcat. Elle a raison. Le rapport 2016 du PNUD indique que le nombre moyen d’années de scolarisation dans les pays à faible développement (près d’un milliard d’habitants), était pour les filles de 3,6 années en 2015, soit deux ans de moins que pour les garçons !

« Pour améliorer la condition des femmes, il faut améliorer les conditions économiques et sociales. À part pour une élite de femmes minoritaires, les contraintes d’une société patriarcale réfractaire au changement ainsi que les problèmes économiques et la pauvreté, le chemin est encore bien trop long pour dépasser ces entraves. Pour la plupart, les femmes restent dans des zones rurales très pauvres et travaillent gratuitement ». Telle est la sorte de constat-précepte, tellement fondé, lancé en guise de clarification introductive par Khadija Ryadi, militante, ancienne présidente de l’Association marocaine de droits humains. On pourra lire Au Maghreb, la pauvreté pèse sur les droits des femmes, l’entretien qu’elle a donné, le 9 mars 2018, à Médiapart.

8) Genre et développement

Sociologue, maîtresse de conférence à Paris 7, Jules Falquet a publié de nombreux articles et ouvrages consacrés aux mouvements de femmes et féministes, aux processus révolutionnaires notamment en Amérique du Sud, à la mondialisation néolibérale et aux migrations. En 2003, elle [10] livrait sur OpenEditionbooks, Genre et développement. En 1975, 1980, 1985, au Mexique, à Copenhague et à Nairobi, l’ONU a organisé trois Conférences mondiales sur les femmes. Jules Falquet rend compte de ce qui s’est passé depuis la quatrième à Pékin en 1995.

En 1989, le mur de Berlin n’empêchait plus les citoyens est-allemands de passer à l’Ouest. La planète s’engageait alors dans un monde unipolaire, ou tout au moins réputé tel à l’époque. C’était, proclamaient certains enthousiastes, la fin de l’histoire. On sait ce qu’il en est advenu. Depuis, nous dit Jules Falquet, les institutions internationales s’emploient à mettre en musique le développement néolibéral. La sociologue s’empresse de préciser que toutes ces institutions ont leurs particularités. On peut même ajouter que leur pensée varie avec le temps ; l’heureuse époque où le consensus de Washington tenait le haut du pavé semble être, aujourd’hui, derrière nous. Même au FMI, le Saint des saints, on croise des apostats qui, pêché contre l’Esprit, vont jusqu’à proclamer leur hérésie !

La sociologue française remarque que, malgré la « promotion » des femmes dans les programmes de développement et les engagements quant à la lutte contre les pauvretés, « la situation matérielle des femmes – et de beaucoup d’hommes – dans le monde a empiré, et que les rapports sociaux de sexe n’ont pas évolué vers une plus grande égalité sur la majeure partie du globe ». En outre, elle note que l’ONU, largement contrôlée par des hommes, pouvait difficilement se comporter en mouvement féministe.

Pourtant, ce mouvement empowerment des femmes est relativement ancien. Dans les années 1960, le travail de Paulo Freire [11] au Brésil sur l’alphabétisation et la conscientisation des opprimés, notamment dans sa dimension raciale et féministe, est très réputé. Jules Falquet publie son étude en observant les résultats de la conférence mondiale sur les femmes de Pékin en 1995. Elle critique, à juste titre, la restriction de ce qui serait signifiant de ce pouvoir – le nombre de femmes dans les parlements et dans les professions qualifiées – pour autant, s’il est fondé de regretter la large insuffisance des mesures adoptées, ce serait sans doute dommageable, pour les femmes d’abord, de s’enfermer dans une sorte de tout ou rien en se privant ainsi de progrès arrachés au fil des ans. À l’époque, la sociologue regrettait que le gender inequality index calculé par le PNUD, ne comporte que deux critères ; dans le rapport 2016, il y en avait cinq : le ratio de mortalité maternelle, le taux de naissance pour les femmes de 15 à 19 ans, le nombre de femmes dans les parlements comme en 1995, le nombre de femmes disposant au moins d’une formation secondaire et le pourcentage de femmes de plus de 15 ans disposant d’un emploi. Il reste que cet empowerment s’inscrit dans une dimension individuelle, la dimension collective donnée par la conscientisation de Paulo Freire n’existe pratiquement pas.

Parmi les outils inventés pour sortir les populations de la pauvreté, on trouve le microcrédit [12]. Constatant que l’essentiel des pauvres, en particulier les femmes, n’avaient pas accès au système bancaire – pas de capitalisme sans banque – les promoteurs de la microfinance, la Banque mondiale en premier, ont imaginé ouvrir les portes de la finance aux milliards d’êtres humains qui, jusque-là en étaient exclus. Dans les années 1990, fut alors créé par la Banque et abrité par elle, le CGAP The Consultative Group to Assist the Poor. Aujourd’hui le CGAP se vante de disposer d’un réseau de plus de 500 millions de ménages. Pourquoi donc un tel « succès » ? Quand les services de santé, d’éducation et d’une manière générale les services sociaux publics s’amenuisent ou disparaissent, les besoins, eux, restent ; les populations tentent de faire face aux nécessités de base (écolage, obsèques, maladies, etc.) et sont contraintes d’emprunter. Le marché est là. Mais comment en profiter sans mettre en danger le système ? D’une part, créer des structures propres – très souvent des ONG croyant bien faire –, d’autre part imposer des taux de prêt élevés, qui ont nécessité, souvent, d’adopter des mesures législatives en « faveur » des institutions de microfinance pour les mettre à l’abri de poursuites pour pratique de taux relevant de l’usure ! Mais ces intérêts annuels, dépassant très fréquemment 25 %, ne sont envisageables auprès des « clients » que s’ils portent sur des périodes très courtes, quelques semaines voire quelques jours ; ainsi, combinées aux faibles montants empruntés, on pourra dire aux pauvres que les sommes dues sont peu de chose ! Les organismes de microcrédits – majoritairement tournés vers des prêts à la consommation – réussissent en outre à obtenir d’excellents taux de remboursement. Comment ? En mobilisant la communauté des pauvres appelée à exercer une pression morale sur les emprunteurs qui n’osent pas supporter l’opprobre que leur vaudrait le non-respect de leurs engagements. Et puis, chatoiement décisif pour les institutions internationales, près des trois quarts des prêts attribués le sont en faveur de femmes ! Enfin, divin attrait, apparaît Muhammad Yunus, le banquier des pauvres qui crée dans les débuts des années 1980, au Bangladesh [13], la Grameen Bank laquelle présenterait aujourd’hui, un encours de quelque huit milliards d’euros. En 2006, l’un et l’autre se verront attribués, le prix Nobel de la paix. Pour être éclairé sur l’œuvre de Yunus, on lira l’excellent Prix Nobel de l’ambiguïté ou du cynisme ? de Denise Comanne [14].

Jules Falquet rappelle que le système de cette microfinance existe depuis longtemps sur de nombreux continents, en particulier en Afrique, ce sont les tontines. Un groupe de personnes, souvent des femmes, qui se connaissent versent chacune de manière régulière, la même somme. La totalité des versements est remise, à date fixe, à l’une des participantes qui en dispose comme elle l’entend. L’ordre des bénéficiaires peut varier en fonction des urgences appréciées par le groupe. On ne compte pratiquement pas de défaut ; les femmes se connaissent, la communauté organise la coopération. C’est le microcrédit, sans les frais et avec une dimension collective que ne présente pas la microfinance.

La sociologue conclut son article en faisant remarquer, ô combien à juste titre, que la situation mondiale des femmes ne pourra pas être véritablement changée dans le cadre néolibéral.

9) Néolibéralisme : récupérer le féminisme

La littérature internationale est abondante à ce propos. Andrea Cornwall (Sussex), Jasmine Gideon et Kalpana Wilson (Londres) en donnent un aperçu intitulé genre et néolibéralisme dans lequel elles s’attachent à montrer comment le néolibéralisme est friand de récupérer le féminisme. Elles remarquent que la féminisation du travail, prônée par les institutions internationales, s’est accompagnée d’une détérioration parallèle des conditions de travail. L’Empowerment (voir paragraphe 5) des femmes, ne change rien à l’affaire, voire l’aggrave. La femme « efficiente », qui devient une bonne femme est très utile au capitalisme, mais sa condition reste celle d’une auxiliaire du système. Elles estiment que, passée l’exubérance du consensus de Washington imposé, et devant les résultats catastrophiques, on a assisté à la fin des années 1990, à l’apparition du discours de la lutte contre la pauvreté qui n’était qu’une sorte de cache-sexe des recettes néolibérales. C’est au même moment que le véritable combat féministe n’a jamais été mené par les instituions de développement mais ont, en guise de leurre, vanté les « femmes entrepreneurs » qui, ainsi, deviennent « fiables ». En effet, ce sont les femmes en général qui subissent la précarisation la plus agressive, le non-respect du droit du travail et les salaires les plus bas. Les auteures ont une formule qui synthétise parfaitement la situation qu’elles décrivent, « néolibéralisme et néoconservatisme convergent ».

Selon elles, c’est l’autonomisation des femmes promues par les instances internationales qu’il faudrait contester ; améliorer une situation n’abolit pas le patriarcat ! La microfinance entre très bien dans cette stratégie ; les femmes constituent un excellent outil de recouvrement des crédits. La condition des femmes ne peut être réduite à celle de quelques-unes qui sont en vue.

La bonne femme deviendrait une sorte de mère protectrice contre les ravages du néolibéralisme, mais évidemment pas contre le système lui-même. La place de la famille et des organisations religieuses converge très bien avec les politiques néolibérales. On peut craindre que la classe sociale, la « race », l’impérialisme et, d’une manière générale, toutes les inégalités structurelles, disparaissent dans la bien-pensance de la lutte contre la pauvreté. Hors le capitalisme, point de salut ! L’Église catholique a eu du mal à se défaire de ce type de déclaration, lancé dès les évangiles et par les Pères de l’Église et prononcé de surcroît ex cathedra, le capitalisme, lui, n’a pas pris le risque d’une telle déclaration officielle pour pouvoir, en revanche, l’appliquer rigoureusement.

10) Au Canada aussi

Marie-France Labrecque, anthropologue, professeure émérite de l’Université Laval Québec, s’interroge à propos du développement, fut-il durable, et du féminisme. Elle trace le cadre de sa réflexion avec clarté : « Le néoconservatisme est une sorte de néolibéralisme « enrichi » : ainsi, au fondamentalisme du marché qui domine depuis les années 1970, s’ajoutent maintenant des appels populistes à la religion, à l’ethnocentrisme et à la sécurité ».

Ceux que Stiglitz stigmatisait sous l’appellation « fondamentalistes du marché », ont conduit le Sud à être asphyxié par les dettes qu’il devait rembourser au Nord, conduisant aux désastres humains que l’on sait [15], en particulier pour les femmes. Hilal Elver, Rapporteuse spéciale auprès de l’ONU pour le droit à l’alimentation déclarait en 2016 que 70 % des affamés dans le monde étaient des femmes et ce, malgré le mainstreaming des institutions des organisations internationales relatif à l’égalité de genre ! Spécialiste du Mexique, elle remarque que la fameuse tranversalisation de genre a conduit à développer de nombreux programmes de microcrédits dans ce pays, fourriers du néoconservatisme déjà évoqué.

11) Élites chez les professionnelles du genre ?

C’est ce que semble redouter Lata Narayanaswamy, jeune universitaire enseignant à Leeds au Royaume-Uni, et spécialiste du développement international.

Elle prétend que se sont constituées, autour de la question du genre, une professionnalisation et même une bureaucratisation.

Elle a, principalement, mené ses recherches à New Dehli.

Encore un peu de glyphosate !

Dix-huit pays-membres de l’Union européenne ont, le 27 novembre 2017, fait en sorte que le glyphosate puisse poursuivre sa carrière au sein de l’UE. Cette adoption européenne a été adoptée grâce au vote du ministre allemand de l’agriculture Schmidt et sous le regard énamouré de son collègue français Travert. La presse a largement commenté l’embarras de la Chancelière Merkel après le vote de son ministre qui aurait été contraire aux engagements pris. En revanche, il ne semble pas que le bonheur de Monsieur Travert qui s’est déclaré « heureux » alors que le gouvernement auquel il appartient s’est abstenu à Bruxelles, ait perturbé outre mesure. Ainsi, la firme Monsanto – celle-là même qui dès les années 1940 produisait, avec d’autres compagnies, un puissant herbicide, connu sous le nom d’agent orange, que l’armée américaine a déversé pendant plus de dix ans sur 10 % du Vietnam, pour défolier le territoire – pourra continuer à répandre son produit en Europe.

Bon, écoutez, peut-on entendre, tout ça c’est du passé, et rien n’est sûr, affirment les mêmes, quant aux maladies provoquées aujourd’hui, par cette molécule. Et puis, argument massue, sans elle c’est la faim dans le monde assurée. On ne réalise pas toutes ces sales bestioles que ces merveilleux produits éliminent ! Qu’importe la disparition [16], ces dernières décennies et au mépris de la pérennité de la chaîne alimentaire, de plus des trois quarts des insectes volants ?

Veut-on bien prendre en considération que, par exemple, conjointement à l’exportation sud-africaine de quelque deux millions de tonnes de maïs, presque exclusivement OGM, vont sans doute être exterminés les terribles vecteurs de la malaria ?

Tous les ans depuis 2005, l’OMS édite un World malaria report, la version 2017 a été publiée le 29 novembre 2017. Patatras, 2017 a enregistré 5 millions de cas supplémentaires de paludisme par rapport à l’année précédente portant ainsi le nombre de personnes atteintes à 216 millions, entraînant 445 000 décès. Pourtant le monde consomme, chaque année, pour quelque 40 milliards de dollars de pesticides ; si les États-Unis arrivent en tête de classement, ils sont suivis par l’Inde qui, pourtant, détient le triste record de compter la moitié des malades du paludisme mondial, comme on le voit page 35 du rapport cité !

L’OMS indique que 2,7 milliards de dollars 2016 ont été mobilisés pour lutter contre la maladie, dont 30 % ont été fournis par les pays souffrant de ce fléau. Elle ajoute, ces 2,7 milliards [17] sont seulement 40 % du chiffre qui devait être atteint en 2020 et dont on peut craindre qu’il ne le soit pas. L’organisation internationale signale que le second contributeur est la Fondation de Monsieur Gates. L’homme qui a su imposer au monde entier, après l’avoir acheté à son créateur, un système d’exploitation de la micro-informatique, et ainsi de figurer parmi les tout premiers milliardaires au monde dont la fortune s’évalue en dizaines de milliards de dollars. Sa fondation créée, il n’a de compte à rendre à personne pour poursuivre le but affiché, défendre la santé dans le monde ! Ce système économique est quand même bien fait ; un particulier, en grande partie grâce à une fiscalité protégeant les propriétaires du capital, peut ainsi décider, seul, des milliards qu’il attribue à tel ou tel projet. Cette fondation investit où bon lui semble : compagnies pétrolières ou semencières par exemple, de surcroît dans la plus parfaite opacité. Une étude, déjà ancienne, était publiée dans The Lancet et mettait en cause le processus observé dans le choix des projets et leur mise en œuvre. Mais personne ne touche à l’homme [18] le plus riche du monde, surtout quand il est aussi vertueux !

En raison du poids que représente le paludisme sur la santé mondiale, particulièrement dans les pays les plus pauvres, du nombre de personnes touchées et de l’importance des décès qui s’ensuivent, on pourrait espérer que les sommes mobilisées soient à la hauteur de l’enjeu. Or l’OMS indique que, d’ici à 2020, ce sont 6,5 milliards qui devraient être consacrés, chaque année, à lutter contre le paludisme ; en 2016, seuls 41 % de cette somme ont été atteints. Pourtant, il y a loin de la coupe aux lèvres. La thérapie composite, désignée par l’acronyme anglais ACT, dont la base est l’artémisinine issue d’une plante connue en Chine depuis deux millénaires, est aujourd’hui le seul médicament efficace contre la malaria ; il doit, cependant, n’être administré que sur des patients testés positifs, or les écarts constatés entre le nombre de tests effectués et celui des traitements administrés montrent que 30 % environ de ceux-ci l’ont été à des patients non testés ou négatifs.

La prévention demeure le moyen le plus efficace contre le paludisme. Évidemment, l’hygiène environnementale est de première importance, mais encore très loin d’être atteinte, notamment en Afrique ; l’eau stagnante disparaît avec un assainissement réputé amélioré – en fait, seul capable de traiter vraiment les eaux usées et d’évacuer les eaux de pluies – en 2015 selon l’OMS, plus de 60 % de la population mondiale n’en bénéficiaient pas !

Reste alors la protection individuelle dont la plus efficace est la moustiquaire imprégnée d’insecticide (ITN). On verra sur le graphique 3.1 reproduit ci-dessous que plus de la moitié de la population subsaharienne, vivant en zone fortement impaludée, ne dispose pas d’équipements de protection adaptés au nombre d’occupants par foyer.

Le paludisme n’est pas vaincu : l’Afrique subsaharienne compte encore chaque année, comme le montre la figure 6.9 reproduite ici, plus de 43 décès pour 100 000 habitants !

Ils ont toujours faim !

Les six organisations internationales se préoccupant de la nutrition dans le monde avertissent que le nombre d’êtres humains souffrant de sous-alimentation chronique, qui baissait depuis 2000, avait, de nouveau, augmenté en 2016. Tel est, du moins le sombre constat du rapport 2017 publié en septembre 2017 par la FAO.

Pourtant, depuis la révolution verte « inventée » aux États-Unis aux débuts des années 1940, que n’allait-on pas voir ? En effet, la consommation d’engrais a considérablement augmenté. Ainsi, selon la Banque mondiale sa consommation mondiale est passée de 104 kilos par hectare de terre arable en 2002 à 138 en 2014. Cette consommation est très inégalement répartie ; en Asie de l’est, elle atteignait 344 kilos et dans les pays les plus pauvres, elle était passée de 97 kilos à 138. Pour les pesticides, ce serait en 2014, selon la FAO, 30 millions de tonnes, hors Russie qui ne communique pas ses données à l’institution de Rome. Elle donne le tableau reproduit ci-dessous dont la dernière colonne indique la quantité consommée par hectare de terre arable. On remarquera que, à l’hectare, le Japon, la Corée et Taïwan sont de très gros consommateurs mais que des pays comme le Bangladesh ou l’Équateur sont, eux aussi « bien » placés.

Toujours est-il que, en 2016, le monde comptait 38 millions de plus qu’en 2015, de personnes souffrant de la faim. Elles étaient 815 millions, soit quelque 11 % de la population mondiale. C’est d’abord l’Asie qui doit faire face à cette malédiction, suivie de l’Afrique. Serait-ce vraiment une sorte de onzième « plaie » infligée à notre monde de péchés telle que les dix premières qui se sont abattues sur le peuple égyptien pour, selon la Bible, convaincre son Pharaon de laisser partir les juifs ? L’avantage de ce type de fable est que, pour aujourd’hui, elle exonère le capitalisme.

Ainsi, par exemple, les accapareurs de terres ne seraient pour rien dans l’affaire. Pourtant, comme le recense Land Matrix, animé par plusieurs instituts dont le CIRAD en France, ce serait, aujourd’hui, plus de 43 millions d’hectares dont les paysans auraient été dépossédés, près de 25 millions depuis 2000 soit, par exemple, presque 9 fois la superficie des terres cultivables ivoiriennes [19]. À qui donc prend-on ces terres ? En premier lieu, aux paysans subsahariens. Selon la Banque mondiale, l’agriculture subsaharienne contribue à environ 18 % du PIB de la zone concernée, laquelle entre pour moins de 2 % dans le produit brut mondial. En revanche, ce sont 62 % de la population qui vivent en zone rurale, c’est dire son importance quand on sait que la quasi-totalité de l’agriculture vivrière y est paysanne. Ce sont, précisément, à ces paysans que ces terres sont retirées. Des transnationales privées acquièrent ces superficies pour, oserait-on dire, une bouchée de pain mais aussi des entités publiques. Quand on sait que 21 % de ces terres seront utilisées pour la production d’agrocarburants, on dresse l’oreille ; mais où pourrait bien être le mal ? Pour ces populations, le PIB/habitant n’est que de moins de 1 500 dollars, pendant qu’il s’élève à près de 56 000 en Amérique du Nord ; ils n’ont pas de chance ces malheureux. Il faudrait faire ruisseler davantage, non ?

Cette perversion majeure qu’est l’accaparement de terres n’est pas abordée dans ce rapport – bien que la FAO ait produit plusieurs études à ce sujet – c’est tout à fait dommageable et tient sans doute à la vision profonde qu’a l’organisation de la lutte contre la faim, peut-être quelque peu tempérée aujourd’hui. En tout cas, en 2009, elle réunit en octobre, un Forum d’experts de haut niveau qui déclara qu’il fallait augmenter la production agricole de 70 % d’ici à 2050 pour nourrir la planète. Le péché originel vient sans doute de cette inversion dans le processus de la pensée : se préoccuper de combien produire plutôt que de déterminer qui doit produire et comment. Dans les années 1970, l’Agence française de développement cofinançait un vaste programme de culture rizicole par le paysannat ivoirien qui, en cinq années, allait permettre la production de 500 000 tonnes de riz usiné et, ainsi, éliminer l’essentiel des importations [20]. Non seulement le pays était nourri mais encore, il avait sensiblement augmenté l’emploi des paysans, leurs revenus et leur santé. Intolérable ! [21] Une communication de onze chercheurs, parue le 14 novembre 2017 dans Nature Communications, expose une stratégie pour nourrir le monde de manière plus pérenne, grâce à une agriculture biologique. Il y va de la Sécurité alimentaire mondiale. Les onze scientifiques affirment que pour parvenir à une agriculture durable, il faut aller vers une production sans produits chimiques, dangereux pour la santé et l’environnement ; il faut en outre, pour nourrir 9 milliards de terriens, sans augmentation des surfaces agricoles mobilisées, limiter leur consommation de produits d’origine animale et supprimer les gaspillages (tant pour produire que pour stocker et transformer) qui étaient estimés, en 2011 par la FAO à 1,3 milliard de tonnes de nourriture. Ils ont bâti un modèle à partir de six hypothèses de proportion de production bio allant de 0 % à 100 % ; dans ce cadre général, ils ont étudié 162 scénarios différents et ne prétendent pas imposer un choix, mais ce contentent d’indiquer les conditions et les conséquences du choix.

Le grand intérêt de cette étude est qu’elle conforte l’idée que, partout dans le monde, une extension considérable du bio est parfaitement possible, tout en indiquant les conditions dans lesquelles elle serait soutenable. En revanche, les transnationales verraient leurs profits réduits ! La capitalisation boursière constitue un bon baromètre du capitalisme, c’est là en effet que les propriétaires du capital évaluent leur propriété et réalisent d’importants bénéfices. PricewaterhouseCoopers (PWC), excellent connaisseur du capitalisme mondial, indique, entre autres, la capitalisation boursière des plus riches dans ce qu’elle dénomme le Global Top 100. La dernière estimation a été établie au 31 mars 2017, elle indiquait une valorisation de plus de 17 000 milliards de dollars à comparer avec les quelque 8 000 milliards de 2009. On reproduit ci-dessous le schéma établi par PWC.

Comme on pourra le voir dans le Rapport mondial de l’OIT (page 4 par exemple), l’augmentation des salaires ne revêt pas la même… ampleur. Ce qu’il y a de bien pour les propriétaires du capital, c’est qu’ils savent, et sans compter, se récompenser eux-mêmes, de la qualité de leur labeur. Ainsi, selon l’indice Henderson les 1 200 plus riches compagnies du monde ont versé, aux trois premiers trimestres 2017, plus de 900 milliards de dollars de dividendes. Le groupe gestionnaire de fonds publie régulièrement un indice avec une base de 100 en 2009 ; en 2016, cet indice dépassait 160. Ces premiers de cordée sauront, soyons en persuadés, faire ruisseler !

Ça ruisselle toujours à l’envers !

Bien sûr, il y a son « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme » repris à satiété, en particulier par les libéraux. Mais ce serait atrophier la pensée de l’auteur de Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations que d’oublier bien d’autres aspects de la pensée d’Adam Smith, lui qui faisait du travail l’origine de la richesse [22]. C’est dans son même ouvrage sur la richesse des nations qu’il avertissait sur les graves dangers de la finance, il indiquait que « les États, dans les pays libres tout comme dans les pays despotiques, sont tenus de réglementer le commerce des services bancaires ».

Près de trois siècles plus tard, les propriétaires du capital, qui chaperonnent tous les néolibéraux de la planète, affirment que les forces du marché rendront le monde entier heureux et assurera l’avenir environnemental. Il y faut une bonne dose d’optimisme ! Non, simplement un mépris inouï pour ce qui n’est pas son propre intérêt. Les images ne manquent pas, du ruissellement bienfaiteur, aux premiers de cordée qui s’exténuent à entraîner la terre entière, tout est bon. Et même, foin de métaphores, puisqu’on vous dit qu’il n’y a point d’autre solution. Mais alors, ces volumes entiers de rapports, de données, de témoignages ? Ils s’en contrefichent ; les malfrats demandent-ils l’avis de ceux qu’ils vont dévaliser ?

On connaît l’ouvrage, désormais célèbre internationalement de Thomas Piketty [23]. Lui-même et dix autres chercheurs, s’appuyant sur les travaux d’une centaine de spécialistes de plusieurs pays publient en ligne, World inequality Report 2018 qui fournit une masse exceptionnelle de données, toutes reproductibles. Un résumé est présenté dans sept langues dont le français.

Comme point de départ de leur étude, les auteurs ont comparé la part de revenu des 10 % les plus aisés dans huit régions du monde. Les régions, classées, en 2016, des moins inégalitaires à celles qui le sont plus, on trouve : Europe, Chine, Russie, États-Unis/Canada, Afrique subsaharienne, Brésil, Inde, Moyen-Orient. On verra que, sur le graphique E2 reproduit ci-dessous, l’Europe est restée, sur les 35 années observées, la zone géographique la moins inégalitaire bien qu’elle ait vu les inégalités s’accroître aussi. La Russie, après la dissolution de l’URSS, a réussi grâce à la fameuse thérapie de choc, notamment professée par Jeffrey Sachs et appliquée par Boris Eltsine [24], a, en matière d’inégalités, rejoint, et dépassé pendant une vingtaine d’années, les États-Unis.

On a beau être habitué à voir étalés, avec de moins en moins de vergogne, ces milliards possédés par quelques-uns seulement, on reste néanmoins abasourdi de noter dans le dernier World wealth report de Capgemini que l’Inde, où la PIB/habitant s’élevait en 2015 selon les chiffres de la Banque mondiale à 1 710 $/habitant, comptait en 2016, 219 000 millionnaires soit 19 000 de plus que l’année précédente. Il faut dire que la presse nous apprend que, désormais, le pays s’est hissé au troisième rang mondial en nombre de milliardaires ! Ah, c’est enthousiasmant ces premiers de cordée ! À ce propos, il est éclairant au sujet de tous ces milliards qui ruissellent de citer les chiffres généraux que l’on relève dans le rapport qui vient d’être cité : le monde de 2016 comptait un peu plus de 16,5 millions de millionnaires, c’est à dire un pourcentage infime de la population mondiale, qui possédaient, néanmoins, plus de 63 000 milliards [25] de dollars. Parmi ces happy very very few de 1 %, chacun possède plus de 30 millions de dollars, 9 % possèdent de 5 à 30 millions de dollars et 90 % de 1 à 5 millions de dollars. Mais le 1 % détient près de 35 % de ces 63 000 milliards de dollars. Faut vous dire, Monsieur/ Que chez ces gens-là/ On n´cause pas, Monsieur/ On n´cause pas, on compte, nous avait appris Jacques Brel.

Depuis plusieurs années, on ne compte plus les publications démontrant que les inégalités sont, au-delà de leur indécence cynique, un frein à la croissance. Quelques aventuriers ont bien tenté de montrer que la croissance était bénéfique pour tous mais ils se sont bien gardés de montrer comment ce « bénéfice » était réparti. En 2014, l’OCDE se mouille en écrivant « de récentes recherches de l’OCDE révèlent que toute amplification de ces inégalités fait chuter la croissance économique. L’une des raisons en est que les plus défavorisés se trouvent moins à même d’investir pour s’instruire ». L’organisation des pays riches mettait donc en garde ses membres en les prévenant que l’augmentation des inégalités entraînait une baisse de la croissance en précisant de surcroît que les pauvres s’instruisaient mal, précisant par là que l’éducation était un bien commun à développer.

L’équipe rassemblée autour de Piketty a su tracer des courbes mettant clairement en évidence ce que les données qu’elle a rassemblées démontrent. On reproduit ci-après plusieurs d’entre elles qui illustrent parfaitement ce savoir-faire.

Le graphique E3 montre sur les 35 années allant de 1980 à 2015 comment ont évolué la part des revenus des 1 % les plus élevés et celle des 50 % les plus bas, tant aux États-Unis qu’en Europe de l’Ouest. L’observation de ces quatre courbes illustre parfaitement que les combats sociaux sont de première importance contre l’extravagance de l’accaparement par les riches des revenus résultant du travail de tous. On comprend aussi ce qu’indique le rapport de Capgemini évoqué plus haut : les États-Unis comptent près de 30 % des millionnaires dans le monde.

Le graphique F4 est particulièrement intéressant en ce qu’il met en évidence la réalité de la répartition de la croissance mondiale. On remarquera la représentation sur la même abscisse, de la population mondiale divisée en 100 groupes de taille égale et présentés des plus pauvres aux plus riches, avec cette particularité que le dernier centile a été divisé, à nouveau en 10, et à son tour, le dernier millime en 10. On verra que, sur les 36 dernières années 1 % de la population la plus riche est parvenue à accaparer 27 % de la croissance produite par les 100 % !

Le graphique E5 qui est reproduit ci-après est explicite, on y voit qu’au cours des 35 années (1980-2015) la part des 50 % des revenus les plus bas n’a pratiquement pas évolué alors que celle des 1 % les plus élevés est passée de quelque 16 % en début de période à plus de 20 % du total en 2015.

On sait que Thomas Piketty et les chercheurs qui travaillent avec lui estiment que les inégalités économiques sont lourdement augmentées par les inégalités de patrimoine. Or ils notent que, sur la période 1970-2015, la part du capital public, mesurée en pourcentage du revenu national, a fortement diminué au point que celle-là, aux États-Unis et Royaume-Uni, est inférieure, à partir de 2010, à chacun des revenus nationaux de ces pays. En revanche, la part du capital privée s’envole et a doublé sur la période comme on pourra l’observer sur le graphique E6, pour l’Espagne, le Royaume-Uni, le Japon, la France, les États-Unis et l’Allemagne. Mais le capitalisme sait reconnaître les siens puisque les crises et l’éclatement des « bulles » spéculatives qui lui sont inhérentes n’ont pratiquement pas modifié l’allure de ces courbes. Évidemment, la montée de cette part du privé a pour corollaire la baisse de celle du public, comme on pourra le voir sur le graphique E7, page 12, qui n’est pas reproduit ici. Partout, le pourcentage de patrimoine public comparé au patrimoine total est en très forte diminution ; même en Chine où il passe de près de 70 % en 1978, à un peu plus de 30 % en 2015. Alors, des grincheux iront dire que cette « formidable » croissance de la Chine qui a, il est vrai, fortement réduit l’extrême pauvreté, montre néanmoins une évolution du coefficient de Gini beaucoup moins enthousiasmante. La situation [26] s’est régulièrement détériorée de 1984 à 2002 pour se stabiliser jusqu’en 2010 et atteindre 0,37 en 2011 (France 0,33).

On reproduit ci-dessous la figure E8 qui trace, de 1913 à 2015, l’évolution de la part du patrimoine des 1% les plus riches en Chine, France, Russie, Royaume-Uni et États-Unis. On y observe une baisse globale de cette part dès avant la Première Guerre mondiale jusqu’au début des années 1980. C’est l’époque où les propriétaires du capital se sont entendus dans le cadre du Consensus de Washington qui a imposé, partout sur le monde, l’austérité pour les peuples à travers, en particulier, une dérégulation tous azimuts, et que l’Union européenne applique avec grand zèle.

Ce zèle a payé, si on ose écrire, puisque selon le rapport Capgémini signalé plus haut, l’Europe, qui comptait 2,6 millions de millionnaires en 2008 en recense en 2016, 4,5 millions qui détiennent une fortune de 14 700 milliards.

Dans un rapport publié le 21 septembre 2017 à propos des inégalités subsahariennes, le PNUD estime « que l’intensité des conflits et la pauvreté sont des facteurs de conflits en Afrique subsaharienne ». Si on prend en considération que le continent compte aujourd’hui 1,2 milliard d’habitants et pourrait en compter plus de 4 milliards en 2100, représentant alors quelque 40 % de la population mondiale, on imagine les risques planétaires ! À cet égard, le rapport sur les inégalités mondiales, évoqué dans cet article, n’est pas là pour nous rassurer. On y lit que si l’évolution des inégalités aux États-Unis, en Chine et dans l’Union européenne correspond à l’accroissement des inégalités mondiales, le graphique E9, reproduit ici, est particulièrement inquiétant. On y remarque que la part du patrimoine détenu par les 1 % des revenus les plus élevés devrait atteindre près de 40 % du patrimoine total, dont quelque 25 % pour les 0,1 %, égalant ainsi le part détenue par la catégorie dite classe moyenne. Plus scandaleusement inquiétant peut-être encore, le 0,01 % devrait, en 2050, détenir près de 18 % du capital mondial. Sans ces 750 000 providentielles personnes, les pauvres le seraient davantage encore, ça ne ruissellerait plus ? Ce ne serait plus près de 3 milliards d’êtres humains condamnés à vivre avec moins de 2 dollars par jour, mais combien ? Heureusement qu’ils sont là ! Là n’est pas la solution, évidemment, et tout le monde le sait, donnons du travail, correctement rémunéré à tous ; lire par exemple Chômage des jeunes.

La protection sociale dans le monde

Comme on a pu le lire dans l’article précédent, il semble bien que les riches ne le sont pas encore assez pour assurer un « ruissellement » suffisant qui profiterait à l’ensemble de l’humanité !

L’Organisation internationale du travail (OIT) a publié le 29 octobre 2017 un rapport sur la protection sociale nécessaire pour parvenir à un développement durable d’ici à 2019.

Vaste programme quand, dès l’introduction on lit que 55 % de la population mondiale, malgré les avancées de ces dernières années – notamment en Chine où 900 millions de personnes sont théoriquement éligibles aux droits à retraite après que celle-ci a été étendue, au milieu des années 1990, à l’ensemble du pays –, ne bénéficient d’aucune protection sociale. Encore, nous précisent les rapporteurs, si ces 4 milliards de personnes sont abandonnées à leur sort, les autres 45 % n’entrent dans ce dernier pourcentage que parce qu’ils bénéficient d’au moins une des quatre protections considérées par l’OIT comme devant être de base. Ce sont, d’après l’organisation de Genève : la protection sociale des enfants, celle des personnes disposant d’un travail, la retraite des personnes âgées et une couverture santé. On trouvera les présentations graphiques de la situation mondiale dans les figures 1 et 1.3 reproduites ci-dessous. Pour l’ensemble du continent africain, le pourcentage de personnes disposant d’au moins une de ces quatre couvertures est de 17,8 % qui va de 48 % en Afrique du Sud à 2,9 % en Ouganda. On remarquera dans la figure 1 que, en Afrique, seuls 9,5 % de sa population vulnérable bénéficient d’une protection sociale. L’indicateur SDG (sustainable develpement goals) est une déclinaison plus précise des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) définis par l’ONU en 2000.

On compte 1,3 milliard d’enfants ne disposant d’aucune couverture sociale, d’ailleurs le monde ne consacre que 1,1 % [27] de son produit brut aux prestations familiales des enfants de 1 à 14 ans. Ce sont 152 millions de femmes d’hommes sans emploi qui ne disposent d’aucune indemnité. 6,9 % du produit brut mondial serviraient à financer les retraites dont 68 % de la population seraient exclue ; en Afrique, c’est plus de 70 %. Enfin, en matière de couverture santé, dont sont privés 56 % de la population des campagnes pour lesquelles, l’OIT estime qu’il faudrait 10 millions de personnel de santé supplémentaires pour assurer une couverture satisfaisante.

Le ruissellement n’est d’aucun secours (voir le graphique E9 de l’article précédent), il faut d’importantes ressources publiques. Isabel Ortiz, directrice du département de la protection sociale de l’OIT remarque que « les politiques d’austérité à court terme continuent de saper les efforts de développement à long terme, les ajustements d’assainissement budgétaire ont des impacts sociaux négatifs considérables ».

Madame Ortiz sait de quoi elle parle quand elle réprouve les politiques d’austérité encore très largement préconisées de par le monde, malgré les très nombreuses études [28] mettant en évidence leur nocivité, y compris celles provenant du FMI qui n’est pourtant pas le dernier actif, en tant qu’institution, dans la propagande néolibérale. On voit dans la figure 2.4 que la part du PIB de l’Afrique subsaharienne consacrée à la protection de l’enfance jusqu’à 14 ans est de 0,7 % de son PIB qui ne représente qu’à peine 2 % du produit brut mondial d’après la Banque mondiale ; ces enfants représentent pourtant près de 43 % de sa population. Plus généralement, la figure 3.1 met en évidence l’ampleur de la tâche ? A quand une taxation mondiale pour, entre autres, financer le développement ?

Cette brève présentation du rapport de l’OIT rend totalement indiscutable le considérable besoin de ressources dont le monde est privé dès aujourd’hui ; et bien davantage encore demain, si on veut bien prendre en compte, notamment, les exigences en matière de lutte contre le dérèglement climatique, les solutions à apporter face aux migrations mondiales et aux formidables inégalités.

Le rapport 2016 du PNUD indique, que les PIB des pays classés comme à développement humain moyen et faible (3 milliards d’habitants) n’est que de 16 % de ceux recensés comme à très haut et haut revenu (3,7 milliards d’habitants) ; encore s’agit-il d’un calcul effectué en parité de pouvoir d’achat (PPA) atténuant les écarts [29]. Si on croit à la théorie du ruissellement, réjouissons-nous ; et après tout, on peut croire à n’importe quoi. Il semble bien, par exemple, que depuis au moins trente ans que des sondages sont lancés sur le sujet, plus de 40 % des États-uniens sont persuadés que l’être humain que l’on connaît aujourd’hui a été créé par Dieu. Donc, si ruissellement il y a, on ne peut qu’applaudir à la prévision de Capgémini mentionné dans l’article précédent « Et ça ruisselle toujours », qui prévoit que les très riches détiendront en 2025 une fortune de 100 000 milliards de dollars. Vous vous rendez compte de la chance qu’auront, dans sept ans, les quelque 9 milliards d’habitants de la planète grâce à ces quelques bienfaiteurs ?

La rente

Aujourd’hui, on peut être rentier et fringant. Point n’est besoin de présenter l’allure dont l’accoutre Tignous ; il n’est même plus indispensable que sa « tête soit pleine de cette substance blanchâtre, molle, spongieuse » évoquée par Balzac. Maintenant, le rentier ne redoute pas l’oxymore en prétendant à l’élégance. Quoi de plus élégant, en effet, quand on est quelques-uns seulement, à capter ce qui appartient à tous ? Ils ne finissent pas au fond d’une geôle mais, au contraire, sont parés de toutes les décorations et loués de tous les encensements. Le meilleur de la rente, aujourd’hui, est d’encourager l’inégalité, oh combien plus efficace pour son bénéficiaire comparé au petit agioteur d’antan !

Le fric, c’est capital, Glenat, 2010.

On entend déjà les « pourquoi toujours s’en prendre aux talentueux dont la fortune n’est que la récompense de leur génie ? » On pourrait fournir de très nombreuses réponses à cette question, pour autant qu’elle vaille d’être posée. Alors, mieux vaut prendre ses précautions. Angus Deaton [30], un des derniers promus (2015) par la Banque de Suède au prix dit Nobel, est-ce assez honorable ? Ce micro-économiste anglo-états-unien a beaucoup travaillé sur les inégalités, à l’occasion de ce travail, il affirmait que ceux qui dirigeaient le progrès en tiraient des avantages beaucoup plus nombreux et importants que le reste de la population. En 2010, il publiait avec son collègue, Daniel Kahneman, lui aussi distingué par la Banque de Suède, un article dans PNAS, Académie nationale des États-Unis. Dans cette étude, ils montraient en particulier qu’au-delà de 75 000 dollars annuels, le bénéficiaire n’enregistrait aucun avantage supplémentaire en matière de bien-être. Les auteurs sont parvenus à cette conclusion après avoir examiné 450 000 réponses obtenues par Gallup auprès de 1 000 personnes. Chez les personnes à faibles revenus, ils observent à la fois un faible bien-être émotionnel, en même temps qu’une piètre appréciation de leur propre vie. Cependant, Angus Deaton ne peut être déclaré dangereux gauchiste ; il affirme sans ambages dans un entretien publié par Le Monde du 17 décembre 2017 : « Il est difficile de reprocher aux innovateurs de s’enrichir en créant des produits ou des services qui bénéficient à l’humanité. Certaines des plus grandes inégalités d’aujourd’hui sont la conséquence de progrès gigantesques en matière de santé et des révolutions industrielles qui ont débuté vers 1750 ». On peut, bien entendu soutenir une telle assertion ; cependant, elle est affirmée dans un contexte général dans lequel l’auteur affirme que les inégalités sont dues aujourd’hui à la capture des rentes par les plus riches. Il remarque que l’augmentation générale des inégalités, qu’il mesure par l’écart grandissant entre le revenu médian et les revenus les plus élevés. Il y voit deux causes, l’une, sur laquelle nous n’aurions pas prise, c’est l’innovation et la mondialisation. Là encore, cette incapacité est largement discutable dans la mesure où la rente accaparée par les riches ne tombe pas ex nihilo, il y faut un dispositif politique qu’il convient de changer. Peut-être, après tout, est-ce le don d’un dieu ? En revanche, en matière de rente, les dividendes versés aux actionnaires entrent bien, pour partie au moins, dans cette catégorie. S’ils sont bien une rémunération versée par l’entreprise aux actionnaires, on est en droit d’interroger sur leur montant et sur la nature du décisionnaire. Il s’agit bien d’une rente de situation en faveur du capital et au détriment du travail. Selon le Janus Henderson global dividend index, le total mondial versé en 2013 s’est élevé à 1 063 milliards de dollars et à 1 252 milliards en 2017. Selon le rapport de l’OIT sur les salaires (voir figure 5), leur augmentation a été, en 2015 de 1,7 %. Et encore, cette croissance est atteinte, en grande partie grâce à la Chine, sans elle, elle n’aura été que de 0,5 %.

Angus Deaton n’évoque pas vraiment les rentes de situation dont l’exemple des GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – est emblématique du capitalisme d’aujourd’hui, à la fois prédateur en même temps que prétendant, en partie à juste titre, rendre d’immenses services en avançant dans la modernité. À peine, ou tout juste, connues il y a vingt ans, ces sociétés affichent une capitalisation boursière de quelque 3 000 milliards de dollars [31]. Leur chiffre d’affaires est d’environ 500 milliards et leur bénéfice affiche plus de 20 %. Comment de pareilles puissances, manipulant de telles masses financières et forgeant l’allure de l’humanité pour les décennies qui viennent peuvent, pour la sauvegarde de l’être humain, ne pas être réglementées [32], contrôlées et dûment imposées ?

Un économiste, ancien directeur du département de la recherche à la Banque mondiale, l’Australien Martin Ravallion, remarquait dans un article du quotidien Le Monde du 16 décembre 2017, que si un large accord international existe en matière de lutte contre la pauvreté – il faudrait préciser, au plan conceptuel, car au plan pratique, on voit bien peu de chose [33] – il en va tout autrement à l’égard de inégalités. On le comprend car c’est bien là le cœur du capitalisme. Depuis la nuit des temps, les oboles versées dans les sébiles tendues au sortir des lieux de culte ont toujours été bien considérées. Quant à révolutionner le système qui rendrait caduque l’aumône, vous n’y pensez pas, dangereux séditieux !

Incontestablement, le nombre de gens très pauvres a diminué ces dernières décennies réduisant ainsi – grâce en particulier à la Chine – les écarts entre les revenus des ménages à travers le monde. La Banque mondiale indique que, le ratio de la population mondiale sous le seuil de 1,90 dollars PPA 2011/jour est passé de 40 % au début des années 1980 à 10 % environ dans les années 2010. Cependant, fait observer l’OCDE, la redistribution a diminué partout depuis 2010. C’est bien là tout l’odieux problème, l’écart entre riches et pauvres, va dans tous les pays, croissant, comme on a pu le lire dans le World inequality Report 2018. L’inégalité absolue, comme la désigne Martin Rivallion, augmente. Cependant, il va de soi que ce seuil de pauvreté de 1,90 dollar/jour, ne saurait, au risque de l’incompréhension, s’appliquer universellement ne varietur. Comment pourrait-on imaginer – certains le peuvent mais n’oseraient sans doute jamais l’avouer publiquement – que, en France, une personne ne serait plus pauvre dès lors que son revenu aurait atteint 50 euros mensuels ? L’Observatoire des inégalités indique, dans le graphique reproduit ci-dessous, trois seuils de pauvreté calculés à partir du revenu médian français. Exprimés en dollars/jour, les trois seuils de pauvreté en France seraient donc environ, pour une personne seule, de 40 dollars, 30 dollars et 15 dollars qui se situent bien au-delà du 1,90 $ calculé par la Banque mondiale.

En France, les salaires les plus élevés dépasseraient allègrement 1 million d’euros mensuels. Ces chiffres montrent assez, non seulement leur caractère hors de toute morale, mais encore hors de tout raisonnement économique. Qui donc serait capable de démontrer que ces « grands patrons » créeraient pour la société 1 500 fois plus de biens et services que leurs salariés du bas de l’échelle ? Pour ce qui regarde la « valeur pour l’actionnaire », sans doute, dans la mesure où, précisément, ils sont « capables » d’imposer des salaires aussi bas !

On a vu, avec le rapport 2018, que les inégalités mondiales sont considérables, qu’elles vont croissant. À celles relatives aux revenus s’ajoutent les inégalités de patrimoine – en forte augmentation depuis les années 1980 (graphiques E8, E9) – elles coulent de source, oserait-on écrire. Martin Rivallion a raison d’y voir là une grave question relevant de la répartition. En revanche, on peut ne pas souscrire à son analyse quand il recommande de ne pas éliminer totalement les inégalités qui sont un moteur de croissance et d’innovation. Serait-ce donc le handicap majeur pour les décennies à venir ? Dans les années 1970, la CGT réclamait un écart de revenus n’excédant pas 1 à 5. On a de la marge !

La course au moins-disant fiscal

En mars 2018, les médias du monde entier estiment devoir commenter les taxes trumpiennes sur les importations aux États-Unis, de l’acier et l’aluminium, bien que leur annonce s’apparente davantage à des tartarinades visant, auprès de ses électeurs, à vanter les muscles de Monsieur Trump. En effet, dores et déjà, on sait que l’acier canadien, qui représente 16 % de l’acier importé aux États-Unis, ne sera pas taxé et l’acier chinois, ce galeux maléfique, ne pèse que 2 % des importations états-uniennes de cet alliage même si l’Empire du Milieu joue un rôle important dans la surproduction mondiale actuelle [34] et en tenant compte que, en 2017, chaque part de PIB consomme trois fois moins d’acier qu’en 1980.

À rodomontade, rodomontade et demie ; toute l’intelligentsia européenne a emboîté le pas de Monsieur Junker qui explique combien il est vital de ne pas toucher au libre-échange, même si l’acier ne pèse que peu dans le commerce mondial [35]. D’ailleurs, le patronat d’outre-Atlantique ne laissera vraisemblablement pas les 1 000 milliards de dollars que représente, par exemple, la construction automobile et aéronautique états-unienne être mise en danger pour quelque oukase présidentiel.

En revanche, rien sur la fiscalité européenne, passoire à profits de transnationales. Eurodad [36] (European network on debt and development), publie en décembre 2017, en anglais, une étude très documentée sur l’Union européenne : « moins-disant fiscal ». Les rapporteurs indiquent que, si les tendances actuelles se poursuivent, le taux d’impôt sur les sociétés pourrait, en 2052, atteindre le taux, enfin débarrassé d’idéologie perverse, de... 0 % ! Pour illustrer ces lendemains qui chantent, on reproduit ici plusieurs graphiques parfaitement clairs.


La figure 1 retrace sur 35 ans le taux moyen de l’impôt sur les profits officiellement déclarés.

La figue 2 montre, sur les quarante années allant de 1975 à 2015, l’évolution du taux moyen de la TVA. S’il faut rappeler combien la TVA pèse beaucoup plus sur les revenus des plus pauvres, on copie le tableau donné par l’Observatoire des inégalités pour la France. On remarquera que les plus aisés sont ici ceux qui sont les 10 % les mieux lotis. Imaginons ce qu’il en est pour les 1 % ou les 0,1 % !

Le graphique reproduit ci-dessus, a été publié par le Financial Times du 11 mars 2018, il retrace l’évolution de 1991 à 2016 de la taxation des profits des dix premières transnationales en matière de chiffre d’affaires réalisé à l’étranger ; le calcul a été opéré par Standard &Poor’s parmi les trois premières compagnies publiant des indices boursiers, ici il s’agit du S&P Capital IQ, l’un des indices calculés par S&P à qui on peut faire confiance pour la rectitude de ce genre d’évaluation.

Le 5 décembre 2017, l’Union européenne publiait la liste noire des 17 pays considérés par elle comme étant des paradis fiscaux. L’examen de cette liste nous rassure : aucun pays membre de l’Union n’y figure ! Mieux, le 23 janvier 2018, paraît une nouvelle liste qui ne présente plus que neuf États ou territoires considérés comme paradis fiscaux. On ne trouve pas trace du Luxembourg, pas des Pays-Bas, pas de Londres, ni rien à propos des 205 pays impliqués dans les Panama papers [37].

Avant d’étudier chacun des pays de l’Union européenne, l’étude propose quinze mesures propres à contrer ces prédations et, ainsi, participer à contribuer aux considérables besoins des habitants, d’aujourd’hui et demain, de cette planète.

  • Réaliser toutes études nécessaires à la connaissance des dispositions fiscales européennes portant préjudice aux pays en voie de développement (PVD) et des mesures à prendre pour y remédier.
  • Entreprendre, conjointement avec les PVD, une étude rigoureuse sur les avantages et inconvénients présentés par le remplacement du système fiscal mondial actuel par une fiscalité unitaire en portant une attention particulière aux effets sur le développement.
  • Soutenir une base commune au niveau européen de l’imposition des sociétés.
  • Publier, pour chaque pays, toutes les données relatives aux investissements.
  • Mettre fin au système de l’exonération des ressources provenant des brevets et licences.
  • Publier tous les accords particuliers passés avec les transnationales, en vue d’y mettre fin.
  • Publier, chaque année, un relevé des coûts/avantages des incitations fiscales accordées aux transnationales.
  • Faire en sorte que les conseillers fiscaux soient responsables en cas de promotions de pratiques contraires à la loi.
  • Adopter des dispositions protégeant efficacement les lanceurs d’alertes, y compris dans le domaine fiscal, tant dans le privé que dans le public.
  • S’agissant des conventions fiscales conclues avec les PVD, elles devraient prévoir de rendre compte de toutes les conséquences en vue d’exclure celles qui seraient défavorables ; totale liberté de taxation des bénéfices réalisés dans le pays ; transparence totale, avec présence parlementaire, de toutes les étapes de la négociation.
  • En matière de transparence, engagement de pays développés, de totale transparence à l’égard des PVD, même à l’égard de ceux qui ne seraient pas encore en mesure de transmettre les informations correspondantes les concernant.
  • Assurer une totale publication publique de toutes les dispositions permettant de s’assurer que rien de ce qui est décrit dans les Panama Papers ne puisse se reproduire.
  • Assurer, pays par pays, la publication de tous les accords passés avec les transnationales en veillant à ce que ces documents soient accessibles à tous.
  • Mettre en place, sous les auspices de l’ONU, un corps d’inspection fiscale de manière à ce que les PVD puissent y participer.
  • Réforme profonde de la fiscalité européenne et accès des citoyens à celle-ci.

Vaste programme qui va devoir mobiliser les peuples !

Notes

[1Voir plus loin « La protection sociale dans le monde ».

[2Les auteurs ne prétendent pas que ce le devrait, mais on sait que plusieurs contempteurs de cet agrégat émettent une telle réclamation. Au prétexte que le PIB ne peut pas être un indice du « bonheur », ce qui totalement fondé évidemment, il faudrait refuser la référence à cet indicateur. On peut, entre autres, lire à ce sujet Un indicateur trompeur peut en cacher un(d’) autre(s). Imagine-t-on refuser l’indication de la température corporelle, au motif qu’elle ne saurait indiquer, à elle seule, une maladie ou une parfaite santé ?

[3Les recommandations de l’OCDE ne seront pas détaillées ici, mais elles sont de faire davantage confiance à la négociation plutôt qu’à la loi…

[4Par intervention divine ou par les luttes ?

[5On laisse aux auteurs la responsabilité d’une telle affirmation sans nuances.

[6Hester Eisenstein, Feminism seduced, Paradigm Publishers (repris par Routledge), 2009, Boulder

[7François Bost, Atlas mondial des zones franches, La Documentation française, 2010

[8Karl Marx, Salaire, prix et profit, Paris, Éditions sociales ; 1985

[9Le rapport Janus Henderson publié en février 2018 indique que le total des dividendes versés, dans le monde, s’est élevé à 1 252 milliards de dollars pour l’année 2017, en augmentation de 7,7 % par rapport à l’année précédente. En France, les entreprises du CAC 40 ont distribué, la même année quelque 115 milliards de dollars, soit 24 % de plus qu’en 2016

[10Jules Falquet est un pseudonyme.

[11Paulo Freire, venant du Pernambouc, est une grande figure brésilienne, arrêté sous la dictature militaire. Soutenu par le PT (parti des travailleurs) il fut secrétaire à l’éducation à Sao Paulo à la fin des années 1980. Ses travaux ont été largement utilisés par les théoriciens de la théologie de la libération

[12On pourra lire Le microcrédit ou le business de la pauvreté publié en décembre 2013 par Attac-Cadtm Maroc

[13Le Bangladesh, classé par le PNUD au 139e rang des pays, comptait en 2015 plus de 161 millions d’habitants disposant d’un revenu par tête de 3 137 $ PPP, soit 20 fois moins que le Norvège.

[14Denise Comanne, grande figure militante féministe et de la lutte contre le capitalisme, co-fondatrice du CADTM, disparue en 2010.

[15En 2012, le CADTM estimait la dette du Sud à plus de 4 800 milliards de dollars. À la même époque, le total du PIB courant des trois entités Afrique subsaharienne, Amérique du Sud et Asie était calculé par la Banque mondiale à quelque 32 000 milliards de dollars.

[17Le produit brut mondial 2016 est évalué par les Banque mondiale à 75 544 milliards de dollars courants.

[18Il est talonné par son compère Warren Buffet, eux-mêmes rejoints maintenant par le propriétaire d’Amazon.

[19La Côte d’Ivoire totalise 2,8 millions d’hectares de terre arable.

[20Sur pression des importateurs appuyée par la Banque mondiale et le FMI, la Sodériz fut démantelée (Programmes d’ajustement structurel avant l’heure) et les importations ont pu reprendre dès le début des années 1980 et atteindre.... de nouveau 500 000 tonnes en 1990 !

[21Lire dans Les Possibles par exemple, L’agroécologie

[22Marx corrigera un peu plus tard cette affirmation en distinguant la richesse et la valeur.

[23Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.

[24Entre 1990 et 1995 l’espérance de vie à la naissance des hommes est passée de 64 ans à 57 et celle des femmes de 74 à 70 ans. La mortalité infantile a augmenté de 56 %. Selon les Nations unies les pays aurait enregistré 5 millions de morts supplémentaires.

[25Le produit brut mondial 2016, calculé par le Banque mondiale, était de près de 76 000 milliards de dollars courants.

[26Selon les données de l’Université de Sherbrook

[27Selon la Banque mondiale, le monde a consacré plus de 2,2 % de son produit brut aux dépenses militaires dont 3,3 % pour les États-Unis, 5,4 % pour la Russie, 5,7 % pour Israël ou 9,8 % pour l’Arabie saoudite.

[28On pourra lire, entre autres, Néolibéralisme ! Quoi, se serait-on trompé ?

[29Exprimé en PPA, le PIB de l’Afrique subsaharienne représente 3 % du produit brut mondial ; calculé en taux de change, il s’agit de 2 %.

[30Angus Deatio, The Great Escape, Princeton, Princeton University Press, 2013

La Grande évasion, Paris, PUF ; 2016

[31A titre de comparaison, les quatre premières transnationales pétrolières (Exxon, Shell, Total et BP) affichent en fin d’année 2017) une capitalisation inférieure à 700 milliards de dollars.

[33Le montant des transferts des migrants, vers leurs pays d’origine, est estimé en 2016 par la Banque mondiale à près de 430 milliards de dollars alors que, selon la même institution, l’aide publique au développement (APD) s’est élevée en 2015 à 152 milliards, soit 0,20 % du PIB mondial, bien loin de l’objectif de 0,7 % visé en 1970

[34En 2016, la production mondiale d’acier s’établissait à quelque 1 630 millions de tonnes dont, environ, la moitié pour la Chine.

[35Selon l’OMC, les échanges portant sur le fer et l’acier représentaient 2,6 % des échanges mondiaux en 2014.

[36Plateforme européenne comportant près d’une centaine d’ONG et syndicats (dont en France le CCFD) étudiant la coopération et la solidarité internationale.

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