Vous pouvez également retrouver cet article sur le site de l’Observatoire de la justice fiscale.
La bonne vieille recette de la dramatisation du niveau de la dette publique est bien souvent employée depuis près de 20 ans. Le discours est connu : la dette publique n’est plus supportable et doit être rapidement réduite, si possible sans augmenter les impôts mais en baissant la dépense publique. Cette approche de la dette est historiquement chargée d’une certaine culpabilisation morale. Un rapport du Sénat de 2021 rappelle ainsi que « l’endettement, tant individuel que public, est le plus souvent considéré de manière négative » d’un point de vue religieux, moral ou philosophique.
C’est cette culpabilisation que les partisans des politiques néolibérales entretiennent en sermonnant les populations : nous aurions vécu au-dessus de nos moyens, il faudrait donc faire des efforts, travailler davantage, etc. Et tout cela bien entendu pour imposer leurs vues. Un retour sur la question de la dette publique en quelques questions/réponses est nécessaire pour appréhender les enjeux.
Voici donc la dette publique une nouvelle fois instrumentalisée pour tenter de justifier de nouvelles coupes budgétaires. Mais si un certain discours, plutôt dominant, défend cette orientation, pour autant, l’idée selon laquelle le niveau de la dette publique nécessiterait une politique austéritaire demeure illégitime aux yeux du plus grand nombre qui n’a pas eu le sentiment de « vivre au dessus de ses moyens » et qui a déjà fait des « efforts ». Mieux, la justice fiscale s’est imposée comme une quadruple urgence : économique, sociale, écologique et démocratique.
N’en doutons toutefois pas : la dette restera un sujet qui continuera de faire débat. Et les arguments de demain seront peu ou prou les mêmes que ceux d’aujourd’hui et d’hier. Nous pouvons le résumer ainsi : « nous n’avons pas le choix, il faut nous désendetter sans augmenter notre taux de prélèvements obligatoires rapporté au produit intérieur brut. Par conséquent, pour sauver notre modèle social, il faudra faire des efforts pour se désendetter, c’est une question de souveraineté ».
Le sujet est complexe et peut rebuter, au point de céder aux injonctions néolibérales, de guerre lasse. En réalité, tout comme en matière de fiscalité, la question de l’analyse et du traitement de la dette publique est très politique. S’engager dans une politique d’austérité n’a en effet absolument rien d’évident ni de nécessaire. Dans la période, un retour sur la question de la dette publique en quelques questions/réponses est nécessaire pour appréhender les enjeux.
La dette publique, c’est quoi ?
La dette publique est la somme des déficits publics (de l’État, des collectivités locales et de la Sécurité sociale) passés non remboursés. La dette est donc un stock alors que le déficit budgétaire, exprimé sur une année, est un flux. À la fin du deuxième trimestre 2024, la dette publique s’établit à 3 228,4 milliards d’euros, soit 112,0 % du produit intérieur brut (PIB) tandis que le déficit budgétaire devrait s’établir à un peu plus de 6 % du PIB (6,1 voire 6,2 %) fin 2024.
L’Agence France Trésor [1], qui ne gère que la dette de l’État, précise que « La dette des administrations publiques au sens du Traité de Maastricht mesure l’ensemble des engagements financiers bruts des administrations publiques (...). La dette Maastricht est mesurée en valeur nominale et non en valeur de marché. Elle est consolidée (...). Il existe une dette négociable, c’est-à-dire contractée sous forme d’instruments financiers échangeables sur les marchés financiers (obligations et bons du Trésor) et une dette non négociable, correspondant aux dépôts de certains organismes (collectivités territoriales, établissements publics, etc.) sur le compte du Trésor et qui constitue, elle aussi, un moyen de financement de l’État ». Précisons enfin qu’au 20 septembre 2024, la durée de vie moyenne de la dette négociable était de 8 ans et 161 jours (soit 8 ans et demi).
D’où vient la dette publique ?
Plusieurs facteurs expliquent le niveau de la dette publique ainsi définie. L’État et/ou les collectivités locales notamment s’endettent en effet pour investir (infrastructures, bâtiments, recherche publique, etc) et/ou pour faire face à des crises (crise systémique de 2007-2008 ou crise sanitaire), lesquelles se traduisent par une baisse de recettes et à une hausse des dépenses (plans de relance, indemnisation du chômage partiel durant la crise Covid, etc). Il est également arrivé, dans les années 1980 et 1990, que l’État emprunte pour rembourser des dépenses de fonctionnement et les taux d’intérêt. Les charges d’intérêt supportées par le budget de l’État qui absorbaient 5 % des recettes fiscales nettes en 1980 ont en effet atteint 19,6 % des recettes fiscales en 1996. Un alourdissement considérable des contraintes budgétaires s’en est suivi. Le coût de la dette s’est ainsi accru sous l’influence de la désinflation et de la hausse des taux d’intérêt. Il a même dépassé le taux de croissance à partir de 1983, ce qui a accru les contraintes pesant sur la politique budgétaire. Il s’en est suivi ce que l’on nomme un effet " boule de neige " de la dette qui s’est amplifié. À tel point que, si le niveau des taux d’intérêt avait été égal à celui du taux de croissance, la hausse de l’endettement public aurait été réduite de moitié.
Le poids des baisses d’impôt nourrit également la dette publique. En 2017, Emmanuel Macron estimait que ces baisses allaient se traduire par un « ruissellement ». Concrètement, son idée était de favoriser l’investissement des entreprises pour, selon lui aurait permis de réduire le chômage et d’alimenter l’activité économique, ce qui en bout de course, aurait dégagé des recettes fiscales. Mais cela ne s’est pas passé ainsi. Ces baisses d’impôt, déjà actionnées auparavant, n’ont en effet pas eu les effets escomptés, ni depuis 2017, ni avant. En 2014, un rapport avait déjà démontré que le coût budgétaire de ces baisses expliquait 59 % de la dette publique de l’époque. Les baisses d’impôt décidées par Emmanuel Macron, principalement ciblées sur les plus riches et les plus grandes entreprises, ont donc incontestablement alimenté la dette publique. Entre 2017 et 2021, le manque à gagner provenant de ces baisses, estimé à 50 milliards d’euros sur la période 2017 à 2021, s’est progressivement creusé pour atteindre un coût annuel de 60 milliards d’euros environ en 2022. Les mesures fiscales n’ayant pas été remises en cause depuis, on peut raisonnablement estimer que, entre 2017 et 2024, la dette s’est alourdie d’environ 230 milliards d’euros. Davantage si l’on prend en compte les mesures antérieures comme le « pacte de responsabilité » (qui a notamment créé le crédit d’impôt compétitivité emploi) décidé par François Hollande par exemple, les allègements de cotisations sociales au coût croissant depuis le début des années 1990, le coût élevé des dépenses fiscales (les "niches fiscales"), etc.
Y a-t-il un dérapage des dépenses publiques ?
Le terme « dérapage » si souvent employé dans le débat public signifie clairement que les dépenses publiques sont hors de contrôle. Pourtant, rien ne permet de l’affirmer. L’argument du dérapage est en effet porté par celles et ceux qui veulent réduire tout à la fois les dépenses publiques et les « prélèvements obligatoires » (soit le total des ressources sociales et des impôts, d’État et locaux). Sur la base de l’argument trompeur selon lequel réduire les dépenses et les recettes publiques permettrait de redonner du pouvoir d’achat, ils défendent en réalité un modèle de société largement privatisé, c’est-à-dire un modèle qui ne serait plus financé par les « prélèvements obligatoires publics », mais par des prélèvements privés (car en bout de course, il faut bien financer l’éducation, la santé, etc).
En réalité, le déficit (et par suite, la dette) ne s’aggravent pas du fait d’un dérapage des dépenses, mais parce que les recettes diminuent. Les chiffres parlent. L’INSEE relève un ralentissement de l’évolution des dépenses publiques : leur poids recule de 1,5 % dans le PIB entre 2022 et 2023. Sur une plus longue période, la part des dépenses publiques dans le PIB stagne depuis 2009. Dans le même temps, les recettes de l’État et des administrations publiques baissent sensiblement : leur poids baisse de 2,1 % dans le PIB entre 2022 et 2023. Le creusement du déficit public s’explique donc par la chute des recettes publiques. L’argument selon lequel nous vivons au-dessus de nos moyens est donc faux.
Sommes-nous trop endettés ?
Entre 2017 et la fin de l’année 2024, la dette publique française, passée de 2 218 à environ 3 200 milliards d’euros (soit de 97 % à 112 % du PIB), aura augmenté de près de 45 %. Ce niveau de dette publique mérite d’être comparé à celui de la dette « privée » (soit l’endettement des entreprises et des ménages), qui est nettement supérieure : elle avoisine désormais les 140 % du PIB.
L’endettement des entreprises en France est d’ailleurs nettement plus élevé qu’en Italie, qu’en Allemagne et qu’en Europe. Les pays européens où l’endettement des entreprises est le plus élevé sont l’Irlande, le Luxembourg ou encore les Pays-Bas avec respectivement 138 % du PIB, 274 % et 128 % en 2021 : ils abritent les sièges sociaux de grandes entreprises dont la croissance est fondée sur la dette. Le financement par la dette ne peut pas remplacer les fonds propres, mais pour certaines entreprises, il peut être plus rapide, plus souple et moins coûteux. Et ce d’autant que certains groupes s’endettent au nom et auprès d’eux-mêmes, via des entités logées dans des paradis fiscaux par exemple.
Lorsqu’on élargit la comparaison du total de la dette privée (entreprises et ménages) à des pays comme le Japon, les États-Unis et le Royaume-Uni, la situation française n’est pas singulière. Aux États-Unis, la dette privée (151 % en 2022 par rapport à 117 % pour la zone Euro) est depuis plusieurs décennies utilisée comme un palliatif à une faible croissance du pouvoir d’achat des ménages ou encore à la hausse du coût des études supérieures. En d’autres termes, dramatiser la question de la dette publique en omettant d’évoquer la dette privée et ses risques.
S’endetter au lieu de gérer l’argent public en « bon père de famille » ?
La question est régulièrement posée en ces termes un brin patriarcaux… Sur le fond, il faut rappeler qu’un « bon père de famille » s’endette pour acheter un logement ou une voiture par exemple. Procéder ainsi permet de disposer immédiatement d’un bien alors que ne pas s’endetter supposerait d’épargner, si on en a les moyens, de longues années pour acquérir un bien. La comparaison s’arrête là : à la différence de l’État, un « bon père de famille » meurt et peut difficilement envisager le long et le très long terme, et il peut difficilement jouer sur le niveau de ses revenus.
On laisse un fardeau aux générations futures ?
C’est l’un des arguments "préférés" des néolibéraux. Mais il est pour le moins discutable. L’équité intergénérationnelle exige des investissements qu’il est légitime de financer par la dette. Le coût de ces investissements sera ensuite réparti sur les générations actuelles et futures et sera moins élevé que l’absence d’investissement. En attestent par exemple les projections des dépenses nécessaires pour faire face au changement climatique : le coût de l’inaction est supérieur au coût de la prévention : 5 % à 20 % du PIB mondial, contre 1 % pour celui de l’action.
Rappelons également que le patrimoine des administrations publiques (bâtiments, actifs financiers, etc), soit la différence entre le total des actifs et le total des passifs, est positif. Un nouveau né hérite donc d’un actif : le patrimoine net des administrations publiques, soit la différence entre le total des actifs et le total des passifs, s’élevait fin 2022 à 864 milliards d’euros, soit 32,7 % du PIB et, fin 2023, malgré une baisse, il s’élevait à 735 milliards d’euros soit 26,1 % du PIB.
Quel est le sens des « réformes structurelles » vantées par les néolibéraux ?
Voici donc le but de la stratégie de diabolisation de la dette publique et de l’enfermement idéologique consistant à dire qu’il ne faut surtout pas augmenter les impôts. Car, pour faire face aux besoins, baisser les dépenses et les recettes revient mécaniquement à abandonner des pans entiers relevant des services publics et de la protection sociale. Ajoutons que ces "réformes" visent également, sous couvert de "simplification" et de "libération des énergies", à détricoter la législation sociale et le droit du travail et à n’envisager les enjeux climatiques que sous l’angle de la croissance et de la finance verte.
Les « réformes structurelles » consistent en réalité à offrir au secteur marchand des pans qui lui échappent et à lui opposer le moins de « contraintes », fiscales, sociales et environnementales. Concrètement, cela veut dire augmenter la part des assurances privées dans la santé, favoriser un système de retraite par capitalisation, laisser l’enseignement privé gagner sur le système éducatif public, stopper le mouvement séculaire de la baisse de la durée du temps de travail pour l’augmenter, rendre possible l’utilisation massive de pesticides, etc.
Quelle alternative aux politiques austéritaires ?
Évoquer une alternative ne peut plus être qualifiée d’utopique : elle existe et fait même peur aux intérêts dominants qui, entre les deux tours des dernières élections législatives, ont déjà manifesté leur intention de préférer s’entendre avec l’extrême droite plutôt qu’avec le Nouveau Front Populaire (NFP, même si, pour Attac, celui-ci ne saurait incarner à lui seul une alternative).
Les tenants des politiques néolibérales s’obstinent à refuser un meilleur partage des richesses et prônent l’austérité, ce qui en dit long sur leur idéologie et la puissance de certains intérêts privés. Il existe également des responsables politiques sincèrement attachés au fameux « rétablissement des comptes publics ». Ceux-ci ne devraient pas prôner une politique d’austérité dont il est avéré qu’elle plomberait l’activité économique et aurait des effets sociaux et environnementaux dévastateurs. Il est en effet possible et nécessaire d’utiliser la politique fiscale.
Pour Attac, l’alternative sociale et écologique est possible et nécessaire. Car les enjeux, immenses, dépassent de loin la question d’un retour des déficits publics sous les 3 % de PIB…
Dans ses notes Reprendre la main, pour financer la bifurcation sociale et écologique d’octobre 2022 et Quel est le sens du débat sur la dette publique ? de juin 2023, Attac livre ainsi des propositions touchant à un juste partage des richesses, à un changement profond des règles budgétaires et monétaires et à une réorientation des finances publiques.
Les principaux axes de nos propositions consistent notamment à :
procéder à une réforme fiscale qui mettrait davantage à contribution les plus riches (par un relèvement des impositions sur les revenus, la détention de patrimoine et les donations et successions) et les grandes entreprises et renforcerait l’ensemble des moyens des administrations au plan international et national (juridiques, humains et matériels) pour lutter efficacement contre l’évasion fiscale,
orienter les finances publiques vers les enjeux sociaux (réduction des inégalités, santé, éducation, etc) et écologiques (décarbonation, rénovation énergétique, lutte contre l’artificialisation des sols, préservation de la biodiversité, etc),
au niveau européen, sortir de la dépendance aux marchés financiers et changer le statut et le rôle de la Banque centrale européenne et orienter sa politique monétaire et budgétaire...