Lancé par Emmanuel Macron, le sommet « Choose France » – dont la dernière édition s’est tenue le 13 mai 2024 dans le faste de Versailles – incarne la dérive néolibérale d’un pouvoir qui, au nom d’une prétendue « attractivité », sacrifie systématiquement les droits sociaux, les peuples et la planète à l’appétit des multinationales. Cette orientation s’est durcie en mai 2025, lorsque le président a réclamé purement et simplement la suppression de la directive européenne sur le devoir de vigilance (CS3D), l’un des rares garde-fous capables de s’opposer à l’impunité des géants économiques. Depuis les salons dorés de Versailles, devant le gratin des investisseurs du sommet « Choose France » [1] , et sous couvert de simplifier la vie des entreprises, Emmanuel Macron a donc promis de supprimer « de nombreuses contraintes et régulations » [2] et désigné nommément la CS3D, alors même que le texte est en cours de révision. En prétendant « resynchroniser » l’Union européenne sur les États-Unis, le chef de l’État se range ouvertement du côté des marchands d’armes et des pollueurs, faisant écho à la brutalité de Donald Trump et emboîtant le pas au chancelier ultra-libéral Friedrich Merz.
Ce revirement n’a rien d’un accident : il résonne avec la campagne de Jordan Bardella et du Rassemblement national pour saboter le Pacte Vert européen et abolir toute forme de devoir de vigilance. En reprenant mot pour mot les exigences du patronat le plus rétrograde, Emmanuel Macron renie ses propres engagements, piétine les droits humains et ignore les impératifs climatiques. À l’heure où catastrophes sociales et écologiques s’intensifient, cette annonce marque un pas supplémentaire vers la dérégulation totale.
Attac France appelle à rejoindre la mobilisation du 17 juin : il est urgent de former un front citoyen pour arrêter ce reniement. Le président doit revenir sans délai sur sa position et ouvrir enfin un dialogue réel avec la société civile, afin de renforcer – et non affaiblir – la protection des droits humains, de l’environnement et du climat.
La planète brûle, les inégalités s’envolent ; plutôt que d’offrir une nouvelle impunité aux multinationales, l’Élysée doit soutenir sans réserve la CS3D et toute mesure contraignante obligeant les entreprises à rendre des comptes. Face au mépris affiché le 16 mai dernier à Versailles, nous restons déterminés : la justice sociale et climatique ne se mendie pas, elle se conquiert.
Pour nos dirigeants, un premier pas déjà trop ambitieux ?
« Identifier les risques et […] prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement » [3], et ce dans les activités des grandes entreprises qui lui sont assujetties, dans leurs filiales et chez leurs fournisseurs et sous-traitants, tout au long de leur chaînes d’approvisionnement, telle est l’ambition de la loi sur le devoir de vigilance, votée en France en 2017. Elle vise ainsi à « créer les conditions d’une éthique dans la mondialisation » [4], en obligeant les entreprises à gérer les risques qu’elles font peser sur les tiers et l’environnement, de leur propre point de vue, et non du point de vue de l’impact sur l’entreprise, qu’il soit financier, réputationnel ou autre. Ainsi il ne serait plus possible à une multinationale en France de se laver les mains des violations du droit commises chez ses fournisseurs, dans des pays dont la législation est moins-disante ou où l’inspection du travail dispose de peu de moyens, au prétexte qu’il s’agit d’entités légales différentes. Depuis 7 ans en France, au moins 279 entreprises [5] sont tenues de publier et mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance où elles cartographient les risques qu’elles font peser sur les personnes et l’environnement, évaluent leurs partenaires commerciaux en regard, prennent des actions pour prévenir ou atténuer les risques, suivent ces actions, et mettent en place un mécanisme d’alerte.
Cette loi française résulte d’une mobilisation de la société civile, ONGs et syndicats, réunis au sein du Forum Citoyen pour la RSE. Fait rare, la loi ne vient pas de l’Elysée mais du Parlement. De 2013 à 2017, le processus législatif s’étire et s’enlise, au point qu’on croit ne jamais en voir le bout, quand la démission de Macron du Ministère de l’Économie en août 2016 et son remplacement par Michel Sapin laisse enfin la possibilité à la loi d’être votée. Entre-temps, certes, la proposition originelle a changé de forme, et il n’est plus question de renverser la charge de la preuve [6] pour permettre aux victimes de violation du droit dans les chaînes d’approvisionnement d’obtenir facilement réparation, mais de demander aux entreprises de mieux gérer leurs risques. Cinq années plus tard, en 2022, le même voyage ardu est suivi par la Directive Européenne sur le Devoir de Vigilance (CS3D) pour s’achever, apparemment, le 13 juin 2024, par une généralisation et une harmonisation à l’échelle de l’UE. Comme le déclarait Lara Wolters, députée néérlandaise social-démocrate rapporteuse de la directive pour le Parlement , ce vote est « une étape importante pour la conduite responsable des entreprises et un pas considérable vers la fin de l’exploitation des personnes et de la planète par des entreprises jouant les cow-boys ». Elle ajoutait : « cette loi est un compromis obtenu de haute lutte après de nombreuses années de négociations difficiles » [7]. La directive prolonge et précise la loi française en définissant le périmètre de la « chaîne d’activités », qui englobe non seulement les fournisseurs en amont mais aussi en aval (« la distribution, le transport et l’entreposage du produit »), elle établit bien que « les partenaires commerciaux directs et indirects de l’entreprise » sont visés, c’est-à-dire non seulement les fournisseurs directs mais aussi les fournisseurs indirects, à tous les maillons de la chaîne d’approvisionnement, le rôle des parties prenant
es est renforcé et étendu, et surtout les sanctions encourues s’accroissent, leur plafond maximal ne pouvant être inférieur à 5% du chiffre d’affaires net mondial d’une entreprise… [8] Même si les activités aval des banques, celles de leurs clients, ont été sorties du périmètre à la demande de la France de Macron, il s’agit d’un premier pas dans la bonne direction.
Mais ce premier pas est encore trop, dans un contexte de recul écologique et social aux niveaux français et européen. Il s’agissait de « simplifier » le Nouveau Pacte Vert, à travers une directive omnibus qui balayait après quelques journées de consultations le fruit d’années de travail sans se soucier d’études d’impact. A présent, il s’agit purement et simplement d’en supprimer des pans. L’obligation de dire, la CSRD, a d’abord été attaquée, elle qui définissait des obligations de reporting extra-financier plus contraignantes. A présent c’est la mort de la CS3D, l’obligation de faire, en mettant en place des diligences raisonnables, qui est annoncée. Von der Leyen, présidente de la Commission européenne issue de la droite allemande, avait donné naissance au Nouveau Pacte Vert sous la précédente Commission, avec une alliance entre socio-démocrates et droite, à présent qu’un renversement d’alliance est possible, entre droite (extrême) et extrême-droite, elle renie son projet, au nom de la « compétitivité », nouvelle « boussole » de l’UE [9]. Le Nouveau Pacte Vert n’était pourtant pas un étendard altermondialiste !
Il restait dans le cadre du capitalisme vert, prétendant trouver un chemin conjuguant croissance économique et transition écologique, « la dimension sociale [étant] quasiment absente » comme le rappelait Dominique Plihon qui ajoutait : « il n’y a aucune remise en cause du système économique productiviste et extractiviste qui est à l’origine de la crise écologique et sociale [10]. A présent, même cela est remis en cause, compétitivité et transition apparaissent à somme nulle. Ce qui a poussé Caroline Neyron, directrice générale du syndicat, patronal, du Mouvement Impact France, à déclarer : « nous nous étonnons profondément que l’opposition à cette directive se fasse au nom de la "compétitivité des entreprises françaises" alors que responsabiliser nos partenaires commerciaux étrangers en les alignant sur les standards européens est une source de compétitivité essentielle pour notre économie » [11].
Que va devenir la loi française ? Si elle n’est pas remise en cause à l’heure actuelle, comment comprendre que la France conserve ce devoir si elle estime qu’il constitue un fardeau au niveau européen ? Et ce alors qu’enfin, les tribunaux pourraient commencer à se saisir réellement des affaires introduites par les ONGs et les syndicats sur la base du devoir de vigilance, avec la création de la chambre 5-12 à la Cour d’Appel de Paris, dédiée aux contentieux émergents, en charge des litiges sur le devoir de vigilance et la responsabilité écologique.
Car au-delà de la présentation en surplomb que nous venons d’offrir de la loi, à l’intérieur des enceintes politiques et judiciaires, il y a les luttes que le devoir de vigilance permet de rendre plus visibles et d’appuyer, des lieux et des personnes concrètes, des violations réelles.
Quand la justice piétine, les atteintes aux droits des travailleurs.euses, des populations et de l’environnement s’accélèrent parfois de façon irréversible
Plus la sanction se fait attendre, plus les verrous procéduraux et la répression syndicale offrent aux multinationales un temps d’avance pour rentabiliser la violation des droits humains et écologiques.
Entre l’assignation d’une ONG, d’un collectif interprofessionnel, d’un syndicat, d’un collectif et l’ouverture d’un procès sur le fond, il peut s’écouler trois, parfois cinq ans – une éternité au regard des bénéfices trimestriels ou des hectares défrichés. Chaque renvoi, chaque expertise repoussée prolonge la période où l’entreprise engrange des profits, liquide du personnel ou déplace discrètement une usine polluante.
Le nouveau Global Rights Index 2025 (Effondrement des droits des travailleurs à travers le monde : Indice CSI des droits dans le monde 2025 - Confédération Syndicale Internationale) de la Confédération Syndicale Internationale (CSI) arrive comme un électrocardiogramme : les ondes sont de plus en plus plates. Dans 72 % des États du globe, les travailleurs n’ont plus (ou presque plus) accès aux tribunaux ; 87 % voient leur droit de grève piétiné, 80 % la négociation collective bâillonnée, 74 % même l’enregistrement syndical gêné ; et 45 % répriment déjà la liberté de réunion et d’expression. Ces chiffres – les plus mauvais depuis la création de l’indice en 2014 – dessinent une planète où le geste syndical devient un acte de bravoure presque partout, depuis les docks de Buenos Aires jusqu’aux entrepôts de l’Ohio, en passant par les ateliers de Dhaka.
Les mauvais bulletins ne tombent pas du ciel : ils accompagnent un durcissement législatif synchronisé. En Géorgie, la loi sur les « agents de l’étranger » oblige toute ONG recevant plus de 20 % de financements venus de l’extérieur à s’inscrire sur un registre infamant, sous peine d’amendes — et la rue de Tbilissi gronde chaque soir contre ce verrou russe importé. reuters.com A Hong Kong, la nouvelle ordonnance de sécurité nationale transforme un simple partenariat international en « collusion » passible de prison ; à Moscou, les syndicats affublés du même label sont menacés de dissolution.
Dans l’hémisphère Sud, la démonstration est plus brutale encore. En Argentine, le président libertarien Javier Milei a déjà retouché 366 articles de loi : période d’essai allongée, sanctions contre les employeurs fautifs abolies, et un « protocole Bullrich » qui promet jusqu’à six ans de détention pour quiconque bloque la voie publique en manifestant. En Finlande, pays longtemps cité en modèle social, une loi du printemps 2024 limite désormais les grèves politiques à vingt-quatre heures et prévoit 200 € d’amende pour tout salarié qui persisterait après un jugement d’illégalité ; les pénalités pour les syndicats ont été quadruplées. idea.intreuters.com Outre-Atlantique, l’arrêt Glacier Northwest v. Teamsters de la Cour suprême autorise désormais les entreprises à assigner les syndicats en dommages-intérêts pour les pertes subies pendant une grève, faisant planer sur chaque piquet l’ombre d’une faillite judiciaire.
Ce rétrécissement de l’espace syndical en plus d’être un problème de libertés publiques, sape la chaîne d’alerte sur laquelle repose le devoir de vigilance. Car pour que la loi française de 2017, puis la directive européenne CSDDD, puissent révéler le risque et l’abus, il faut des yeux et des voix au bout du monde – des représentant.es du personnel aussi bien dans les filières textiles du Bangladesh, des délégués autochtones face aux tronçonneuses amazoniennes, des comités de site dans les centres logistiques européens. Or l’Indice CSI montre qu’au moment précis où la vigilance tente de devenir un droit opposable, les capteurs se débranchent les uns après les autres.
Dans la pratique, cela signifie que les dossiers français déjà entravés par des arguties procédurales (Suez/Osorno recalé pour « mauvaise entité », SNCF Fret débouté pour griefs « trop généraux ») se trouvent privés de leurs témoins de terrain. Les communautés logées sur le tracé d’EACOP n’osent plus dénoncer les déplacements forcés ; les pêcheurs chiliens qui ont bu l’eau à l’essence hésitent à envoyer des prélèvements ; les livreurs sous-traitants de La Poste n’ont pas de syndicat déclaré pour documenter les blessures liées aux cadences.
La conséquence est mécanique : plus la résistance s’affaiblit, plus l’entreprise gagne du temps devant le juge français, et plus les atteintes écologiques et sociales se banalisent. Le coût humain de cette équation se lit dans un autre macabre indicateur : 196 défenseurs de la terre et de l’environnement assassinés en 2023, principalement en Colombie, au Brésil, au Mexique et au Honduras. Chaque balle ou machette fait taire une voix qui aurait pu déposer une pièce au dossier d’un futur procès de vigilance. Ainsi se noue un cercle vicieux : lenteurs des prétoires, verrous procéduraux, répression syndicale et violences extrêmes se renforcent mutuellement pour produire ce que la CSI qualifie de « libre-chute démocratique ». Pendant ce temps, TotalEnergies poursuit ses forages, Casino écoule son bœuf amazonien, Lafarge attend tranquille que s’éteigne la mémoire syrienne.
Soyons toujours vigilant.es et en action face aux multinationales !
Certes, il ne faut sans doute pas attendre du devoir de vigilance une nouvelle organisation de l’économie mondiale, mais il constitue un nouvel outil dans le répertoire des luttes visant à contrer le pouvoir des multinationales. C’est là l’ambivalence dont le devoir de vigilance lui-même entend jouer : utiliser l’ « influence » des multinationales occidentales dans les pays du Sud pour promouvoir le respect des droits humains et de l’environnement.
Dès lors, comment mobiliser la loi dans nos luttes communes, pour en faire un instrument au service de la vision altermondialiste développée par Attac ?
Syndicats et ONGs doivent être pleinement impliqués dans la mise en œuvre du devoir de vigilance, et c’est ce que renforce la directive européenne par rapport à la loi française, en requérant une « consultation continue » avec les « parties prenantes », à toutes les étapes importantes du « processus de vigilance » (collecte d’information sur les risques, élaboration des plans d’action, adoption de mesures, …).
Souhaitons que le devoir de vigilance facilite et accélère le rapprochement des syndicats entre Nord et Sud. Ce qui se passe dans les chaînes de valeur de son entreprise européenne ne doit pas constituer un sujet annexe, et la conclusion d’Accords-Cadres Internationaux va dans la bonne direction. Ainsi la mise en œuvre du devoir de vigilance s’éloignera d’une vision technocratique plaçant ses espoirs trop exclusivement dans les outils, de ceux déjà anciens dont les défauts sont connus (les audits sociaux), ou de ceux plus nouveaux qui se fondent sur le digital… Les outils récents de « worker voice », qui permettent d’interagir directement avec les travailleurs des sous-traitants et fournisseurs, peuvent contribuer à faire entendre leur voix, à condition qu’elle reste aussi et avant tout portée dans le cadre du dialogue social, local et international.
Souhaitons aussi que syndicats et ONGs continuent à œuvrer ensemble pour représenter dans toutes leur diversité les « parties prenantes », travailleurs et communautés. Car l’accès des victimes de la mondialisation à leurs droits, où qu’ils se trouvent, doit rester au cœur de l’ambition que porte la société civile pour la loi. Ainsi le devoir de vigilance, au lieu d’être un dispositif de gestion des risques de plus pour l’entreprise, renouera avec sa visée originaire.
Continuons aussi à soutenir toutes les initiatives pour la régulation de la mondialisation, et ne perdons pas de vue la lutte qui se déroule également à l’ONU, où depuis 2014 un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains est en négociation, suite à l’adoption au conseil des droits de l’homme d’une résolution rédigée par l’Equateur et l’Afrique du Sud [12]. Souvenons-nous qu’Attac est membre de la Coalition française qui défend l’importance de faire aboutir un tel traité.
Mais le 17 juin, commençons par nous mobiliser pour que la directive ne soit pas purement et simplement supprimée !