Qu’est-ce que la monnaie ? Petit préalable à sa reconquête

mercredi 8 avril 2015, par Guillaume Pastureau *

La monnaie est une institution sociale présente dans toutes les sociétés comme outil d’intégration et de cohésion sociale, elle ne peut pas être considérée par ses simples fonctions économiques. La monnaie n’est pas spécifique aux sociétés capitalistes, ni même aux échanges marchands. Cependant, la dynamique du capitalisme transforme son essence même en l’intégrant dans le processus de marchandisation. Il convient donc pour le mouvement social, dans une optique de transformation sociale et économique vers la transition écologique, de se battre pour sa réappropriation collective, pour cela il est nécessaire de bien appréhender les enjeux en commençant par comprendre le fait monétaire par l’usage et les pratiques de la monnaie.

Lorsque l’on regarde scrupuleusement le fait monétaire « moderne », on s’aperçoit que si la monnaie est (i) un bien commun, elle est contrôlée par un pouvoir indépendant du politique, (ii) gérée au jour le jour par des banques privées, (iii) utilisée par toutes les personnes et les institutions pour répondre à l’ensemble des obligations économiques du monde moderne, (iv) quand, par la même occasion, des conditions de l’exclusion sociale et de la domination apparaissent. Cet état de fait est à l’origine de nombreuses controverses qui structurent la pensée en sciences sociales sur la place et le rôle de la monnaie dans les sociétés. Ce bref article a pour objectif de présenter succinctement ces débats en partant d’une double question simple en apparence : « Qu’est-ce que la monnaie ? À quoi sert-elle ? ». Si chacun d’entre-nous est capable de la définir brièvement, nous nous apercevons assez rapidement que la monnaie reste dans l’imaginaire essentiellement un moyen permettant l’échange et l’accumulation. Or, cette représentation est liée à un voile conceptuel issu d’une vision purement économique de la monnaie. En parallèle, les usages et pratiques individuelles de la monnaie retranscrivent très souvent des comportements non économiques [1]. Par conséquent, comprendre la monnaie est une étape primordiale pour le mouvement social et les citoyens en vue de proposer un autre modèle de développement qui dépasserait le modèle actuel, celui-ci tendant vers la constitution d’une société de marché. La réappropriation collective de notre avenir passe aussi et surtout par la réappropriation de la monnaie.

Il conviendra donc de raisonner en trois temps, d’abord en tentant de décoloniser l’imaginaire en dépassant la définition fonctionnaliste de la monnaie, puis en présentant les usages et les pratiques de l’argent pour comprendre sa réalité, et enfin en apportant les perspectives qu’offre la réappropriation collective de la monnaie.

1. La monnaie n’est pas un instrument économique

Qu’est-ce que la monnaie ? La monnaie n’est pas ce qu’elle fait (1.1) mais ce qu’elle est (1.2)…

1.1 Une définition classique de l’économiste…

Considérée et définie par ses fonctions économiques, la monnaie serait un simple intermédiaire des échanges qui aurait permis de dépasser les limites du troc. En effet, le troc serait limité par la nécessité d’une double coïncidence, une personne possédant un bien A et souhaitant un bien B doit pouvoir trouver une personne possédant ce bien B et souhaitant le bien A. On imagine donc très vite que cette personne risque d’être obligée de traverser tout le pays pour obtenir un bout de pain alors qu’elle n’a que des épinards à échanger… La monnaie va remédier à ce problème, puisque, acceptée par tous, elle permet à notre personne désireuse de pain de se défaire de sa monnaie au profit du boulanger qui pourra lui aussi obtenir n’importe quel autre bien en échange. On s’aperçoit très vite que cette fable du troc met insidieusement en avant l’idée que les échanges deviennent naturellement marchands et donc réalisés tout aussi naturellement sur un marché qui apparaîtrait telle la providence. À cette fonction est ajoutée celle de réserve de valeur et d’unité de compte. En effet, la monnaie comme intermédiaire des échanges permet de dissocier les moments de la vente et de l’achat, le détenteur de monnaie peut la conserver en réserve le temps d’un nouvel échange, il peut même l’accumuler. Elle est aussi unité de compte car elle est l’étalon de mesure des prix.

Dans ce cadre, la monnaie est un moyen de paiement unique, généralisé et universel, donc homogène, fongible et convertible [2]. Pour l’économie dominante, elle reste une simple marchandise comme toutes les autres, totalement neutre. Tel un simple voile, la monnaie est essentiellement l’intermédiaire de l’échange marchand, elle n’est pas traversée par des rapports sociaux. Ainsi, elle doit être gérée comme toute marchandise, la quantité de monnaie en circulation doit être égale aux marchandises qu’elle permet d’acheter ; dans le cas contraire, une augmentation de la masse monétaire influence mécaniquement et essentiellement le niveau général des prix. Cette conception de la monnaie s’inscrit dans la « loi des débouchés » de Say qui stipule en définitive que les produits s’échangent contre des produits. Or, de Marx à Keynes, cette position est réfutée, la monnaie a un effet majeur sur l’économie réelle, notamment par deux autres éléments non appréhendée par l’économie dominante : la fonction de financement et la liquidité. La monnaie est liquide par nature et elle peut être désirée pour elle-même. En situation d’avenir incertain, les agents peuvent la conserver et refuser de l’utiliser. Elle est donc bien plus qu’un intermédiaire des échanges neutre puisqu’elle peut sortir du circuit économique. De plus, elle est à la base du financement de l’économie, la création monétaire est la source de l’accumulation du capital et le résultat d’anticipations des agents économiques. Le capitalisme est une économie monétaire de production, la monnaie tient un rôle fondamental, sa gestion est donc un enjeu politique et social. Les pensées de Marx et de Keynes sont à la base de la réfutation des positions dominantes, elles mettent en avant l’existence de rapports sociaux, l’importance de la confiance et le rôle actif de la monnaie dans le mode de production capitaliste.

1.2 … dénoncée par les sciences sociales et humaines

« la monnaie n’est nullement un fait matériel et physique, c’est essentiellement un fait social : sa valeur est celle de sa force d’achat, et la mesure de la confiance qu’on a en elle […] il n’est pas certain qu’il y ait eu, parmi les sociétés que nous connaissons ou que nous nous représentons par hypothèse, aucune qui fût complètement démunie de notions au moins analogues à celle que nous désignons pratiquement maintenant sous le nom de monnaie […] La monnaie […] c’est une valeur étalon, c’est aussi une valeur d’usage qui n’est pas fongible, qui est permanente, transmissible […] L’argent ne fut pas primitivement employé à l’acquisition de biens de consommation, mais à l’acquisition de biens de luxe, et à celle de l’autorité sur l’homme. Le pouvoir d’achat de la monnaie primitive, c’est avant tout, selon nous, le prestige que le talisman confère à celui qui le possède et qui s’en sert pour commander aux autres »Mauss, 1969, p. 116-120.

Les travaux d’Aglietta et Orléan (1998, 2002) ont été précurseurs et ouvrent un champ d’investigation large et vaste à travers le triptyque monnaie-dette-souveraineté. La monnaie permet à la société de perdurer pour dépasser la mortalité de ses membres. Elle fait circuler les dettes (et les annule), elle est un médium qui intègre des droits et obligations sociales. Cette médiation réalisée par la monnaie permet de quantifier ces échanges de dettes et donc de qualifier les relations sociales. Ainsi, la vie est un don qui crée des relations d’endettement, cet endettement est transmis par des transactions réelles ou symboliques qui créent un lien entre les individus. Par exemple, dans les sociétés modernes, lorsque l’on naît, on part avec une dette de vie vis-à-vis de la société, dette que seule la mort peut annuler définitivement. Ainsi, le remboursement de cette dette de vie est réalisé par la médiation de la monnaie à travers des transactions réelles, on la rembourse par la fiscalité qui garantit par la même occasion la continuation de la société ; quant à la dette sociale, liée à la participation à la société, elle est remboursée par les cotisations/prestations sociales et la socialisation de la protection. Nous comprenons dès lors l’importance même d’une gestion et d’un contrôle public et politique de la monnaie et les risques de sa marchandisation… Dans les sociétés froides, ces transferts se réalisent notamment par des paiements sacrificiels. Les sociétés sont donc fondées sur le transfert de dettes et donc sur la monnaie. Théret (2008, p. 816) souligne :

« la monnaie trouve ici son origine dans les paiements sacrificiels – comme substitut aux victimes vivantes –, mais aussi dans le paiement de compensation de déficits de capital de vie entre groupes créés par les échanges de femmes ou les meurtres, puis dans les paiements fiscaux qui apparaissent avec l’émergence de pouvoirs politiques centralisés, tous les paiements relatifs à différentes formes de dette de vie ».

La monnaie ne peut pas être considérée comme neutre et n’est pas le résultat des limites du troc. Un examen approfondi de la question revient à considérer que cette hypothèse n’est qu’un mythe dénoncé par les études socio-économiques et anthropologiques [3]. La monnaie constitue un réseau de dettes et d’obligations, de confiance, et garantit les liens entre les individus [4]. Il est primordial de comprendre la monnaie sous cet aspect non économique pour bien appréhender l’essence même de l’organisation sociale. L’histoire économique et sociale nous apprend beaucoup, les exemples des annulations de la dette en Mésopotamie (Graeber, 2012), ou le cas des structures d’endettement d’Ancien Régime, montrent le rôle public et collectif de la monnaie et l’importance du pouvoir politique dans sa gestion pour garantir la stabilisation sociale (Fontaine, 1997, 1999, 2008). Son caractère non marchand est un invariant historique, seule la dynamique du capitalisme repose sur un usage marchand de la monnaie, mais de façon purement subjective. La monnaie est un « fait social total » à la base des sociétés et qui les structure, et non la marchandise déshumanisée de l’économie standard, elle est une institution sociale, découlant d’un rapport social, qui traverse toutes les sociétés. Mais la monnaie est aussi confiance, elle existe car l’ensemble du groupe social l’accepte, elle est donc protégée par la souveraineté collective, et elle participe à la diffusion des symboles, normes et valeurs collectives [5]. Les pratiques monétaires sont multiples et variées, elles consacrent des univers symboliques « caractérisés par une hiérarchie en valeurs et des normes morales  » (Blanc, 2006, p. 6).

Au total, la monnaie doit être comprise et caractérisée par ses usages non économiques et non marchands. Ces éléments remettent en cause l’idée économique traditionnelle de fongibilité et de convertibilité de la monnaie, qui stipule qu’elle est essentiellement un instrument quantitatif, interchangeable et impersonnel (Blanc, 2008, 2009). Au contraire, comme l’ont démontré Polanyi (1983), Zelizer (2005), Blanc (2001) ou Orléan (2009), il existe des différences d’usages et des diversités de pratiques monétaires. L’argent ne peut donc pas être considéré comme simple instrument, outil de l’échange marchand, mais plutôt comme un acteur fondamental de la cohésion sociale, aussi bien dans les sociétés primitives que dans les sociétés modernes (Servet, 2012).

2. La diversité des usages et pratiques de la monnaie soumise à la dynamique du capitalisme

La monnaie existe donc hors du marché. Dès lors, elle fut d’abord considérée comme un bien public, les philosophes grecs estiment que la monnaie est principalement politique ; au Moyen-Âge, les penseurs franciscains, mais aussi saint Thomas d’Aquin, voient dans la monnaie l’idée d’un bien commun qui n’a pas de propriétaire. Cependant, la dynamique du capitalisme va imposer une vision spécifique et des usages de la monnaie qui tendent vers sa marchandisation et une progressive appropriation privée (3.1). L’intrusion des logiques marchandes va modifier profondément la monnaie, en la dénaturant et en créant de l’exclusion. Malgré ces modifications, des océans d’usages non marchands de la monnaie persistent (3.2).

2.1 Que nous dit l’histoire ?

Pour illustrer les évolutions de l’usage de la monnaie, le cas de l’évolution de l’aide sociale et de la charité est remarquable (Pastureau, 2013a, 2013b, 2014). Les études socio-historiques montrent la place d’une forme de crédit non marchand comme moyen d’aide sociale pour les populations pauvres et en difficulté. La noblesse se doit d’apporter des ressources, par contraintes sociales et culturelles, aux populations de son fief sous la forme de prêt, où rarement le capital est remboursé. Une dette apparaît, le petit peuple qui a recours à ces prêts est sous domination politique. Cet endettement maintient et reproduit la société. L’apparition du marchand imposera une vision différente et une rationalité économique à l’endettement. Un retournement s’opère, l’usage de l’argent n’est plus inscrit dans une logique de protection sociétale, mais dans une logique principalement économique. L’argent est le moyen pour les marchands de se démarquer et de se constituer en groupe social, la finalité de l’usage de l’argent est différente, elle tend vers une volonté d’hégémonie économique contre l’hégémonie politique ou de pouvoir (Fontaine, 2008). Au total, la dynamique du capitalisme entraîne des modifications structurelles fondamentales. Ainsi, l’ordre social de la société précapitaliste est déstabilisé par l’émergence d’un « intrus »,

« cette menace, cette rupture, c’est celle qu’engendre l’avènement de l’économie monétaire – l’émancipation du travail, des affaires, de l’argent hors des liens de réciprocité, hors des réseaux de relations propres à l’ordre féodal et chrétien – et l’affirmation d’un nouvel esprit (capitaliste), de nouvelle vertus (bourgeoises), de nouvelles pratiques (accumulation, thésaurisation) en rupture avec la logique antérieure de la dépense. Ce qui se voit désormais bouleversé, c’est ce circuit du don qui régulait la société trifonctionnelle »Chanial, 2008, p. 284

Le marchand refuse de donner, refuse la dépense inutile, refuse la gratuité, il introduit le calcul. L’apparition du marchand induit de nouvelles obligations, il ne trouve pas d’intérêt à la charité, au don et au crédit gratuit, « le pauvre, c’est le bourgeois raté, celui qui n’a pas su accumuler quelques richesses, par malchance peut-être, par manque de travail sûrement. Le don charitable, ou ce qu’il en reste, s’inscrit désormais profondément au cœur de l’imaginaire travailliste bourgeois. Car c’est bien par le travail, la rigueur, la prévoyance dans l’exercice d’une profession que le bourgeois se voit sanctifié » (Chanial, 2008 p. 286). La dynamique est lancée.

Si la monnaie est le trait d’union, le lien qui relie les hommes, son usage est donc au cœur des relations sociales. Cet usage de la monnaie évolue en fonction des structures sociales et économiques des sociétés, mais le rôle et la place de la monnaie en tant qu’institution ne diffèrent pas fondamentalement d’une société à l’autre. Étudier les relations d’endettement, et les réseaux qui en découlent, permet d’appréhender les liens de domination qui se tissent, mais aussi les structures de l’organisation sociale et économique des sociétés, les formes de cohésion sociale, le rôle des échanges formels et informels et le processus de monétarisation des rapports sociaux. L’imposition de pratiques spécifiques liées à la domination économique du marchand va créer des tensions sociales, car la monnaie devient un facteur potentiellement excluant (Servet, 2000) et tourné vers l’accumulation. Dans le cadre du mode de production capitaliste, la place du processus de marchandisation est centrale ainsi que l’organisation sociale du travail, deux éléments qui vont modifier le fait monétaire. Si, dans les formes d’organisation sociale précapitaliste, la place du marché est en partie circonscrite à des sphères minimalistes, voire inexistantes, les sociétés qui subissent la dynamique du capitalisme sont traversées par un (long) processus de monétarisation des rapports sociaux qui découle de l’imposition des relations marchandes, ce qui rend primordial l’accès à l’argent, à la fois pour financer son activité, mais aussi pour se protéger et accéder à toutes sortes de services [6]. Cette monétarisation est un long processus qui se traduit notamment par trois formes, (i) la monétarisation des dépenses qui s’observe par la baisse de l’autoconsommation et des échanges en nature ou de services, (ii) une intensification de l’intermédiation bancaire ou financière (iii), et la monétarisation des protections contre les risques. Dans les sociétés soumises au processus de monétarisation des rapports sociaux, et où l’imposition de normes économiques remet en cause les structures traditionnelles d’échange et de financement, la question de la circulation de l’argent et de son usage est fondamentale.

Il faut bien noter que ces évolutions n’ont pas fait disparaître des comportements individuels qui ne s’inscrivent pas dans une logique purement marchande et utilitariste, ce qui remet en cause la vision de l’économie standard de la monnaie comme simple intermédiaire des échanges, comme simple marchandise. Prenons ici trois exemples. Les deux premiers sont issus des travaux de Zelizer : elle montre le cas de mafieux qui refusent de donner l’argent obtenu illégalement à leur paroisse lors des messes, ou l’exemple des prostitués, qui de la même manière cloisonnent l’usage de l’argent obtenu par leur activité, refusent qu’il soit utilisé pour des activités « légales ». D’autres exemples sont apportés par des études sociologiques (notamment Lazarus, 2012) : c’est le cas de la pratique des enveloppes, quand les familles partagent leur revenu pour des dépenses marquées et jugées prioritaires, l’argent de l’enveloppe pour payer la cantine n’a pas la même valeur que l’argent pour une autre dépense. Il existe donc une gestion socialement marquée de l’argent liquide qui est déconnectée de pratiques valorisées par l’économie dominante. Ainsi, un euro n’a pas la même signification pour tous. La monnaie est donc bien une institution du lien et de l’appartenance à un groupe qui porte en elle une « signification sociale ».

2.2 Où se cache la monnaie ?

Tout d’abord revenons sur le marché qui, comme la monnaie, est une institution sociale fortement régulée. Le marché n’est en aucun cas naturel. Braudel (2008) souligne que les sociétés sont structurées en trois sphères : la sphère matérielle, lieu de l’autoconsommation, de la production domestique pour usage individuel, cette sphère est dominée par l’échange non marchand et les relations don/contre-don ; l’économie de marché, où l’échange se réalise dans les villes à travers les foires, ces marchés sont encadrés et fortement régulés par le pouvoir politique local, ils sont le lieu de l’échange marchand ; et le capitalisme, lieu du commerce au long court qui nécessite des capitaux et des investissements. Progressivement, l’économie matérielle voit son périmètre se restreindre, l’échange marchand s’impose progressivement. Polanyi, quant à lui, montre que l’institutionnalisation des marchés est un construit politique, il démontre l’impact des enclosures qui sont la privatisation des terres communales pour favoriser l’élevage intensif à destination de l’industrie textile. Cette privatisation va enclencher l’accumulation primitive du capital et l’apparition d’une classe prolétarienne de paysans sans terre qui doivent rechercher un emploi (Polanyi, 1983).

Ce préambule nous amène à refuser l’idée que le marché serait naturel et source d’efficacité sociale, et surtout remet en cause le lien posé idéologiquement, par la fable du troc, entre monnaie et échange marchand. Au contraire, la dynamique du capitalisme va imposer progressivement la domination du marché en tant qu’institution de régulation qui tend vers la constitution d’une société de marché, c’est-à-dire le désencastrement de l’économie de la réalité sociale et l’imposition déstabilisatrice de ses normes.

Malgré la domination des marchés, les sociétés modernes conservent des sphères où l’échange marchand n’existe pas et où la monnaie prend une place différente. Au total, la société est divisée en trois strates d’échanges :

  • La sphère monétaire et échange marchand : la production est validée par le marché via un échange (vente). La monnaie va annuler une dette économique qui stoppe la relation entre le vendeur et l’acheteur.
  • La sphère monétaire et échange non marchand : un échange par validation sociale et choix collectif. Globalement, cette sphère est traversée par des logiques de redistribution et/ou de réciprocité. La monnaie va annuler une dette sociale à travers la fiscalité. Bien évidemment, cette sphère n’est pas un parasite de la première, le paiement par l’impôt est réalisé a posteriori, en « sortie » de circuit économique et donc fondé sur l’augmentation du produit total réalisée par l’activité non marchande [7]. L’État social et l’émergence de l’économie solidaire sont une réaction de la société contre sa marchandisation.
  • La sphère non monétaire et non marchande : on se retrouve ici dans le cadre général du don et de l’économie matérielle d’autoconsommation avec une logique de réciprocité.
    Cette structuration des sociétés et la compréhension du fait monétaire qui en découle ouvrent des perspectives pour le mouvement social dans son projet de réappropriation collective de la monnaie. Il convient de bien appréhender le caractère social de la monnaie comme institution sociale d’intégration, la perte du contrôle de la monnaie peut avoir des conséquences néfastes. Il existe des lieux de résistance sur lesquels il est possible d’engager la lutte contre la marchandisation de la monnaie pour lui rendre son caractère de bien commun.

3. Quelles perspectives ?

Malgré la domination du marché et sa propension hégémonique [8], la société tente de se protéger contre la marchandisation de l’usage de la monnaie, ce fut le cas avec les finances solidaires, les banques populaires ou mutuelles mais aussi avec la mise en place de banques centrales publiques… Ces lieux ont été construits en réponse au processus de marchandisation, ils rappellent le caractère public et collectif de la monnaie. Il est donc possible de proposer des pistes de réappropriation de la monnaie en partant des trois strates dans l’objectif de mettre en place les bases d’un autre mode de développement :

3.1. D’un point de vue global

Il convient de remettre la banque centrale au cœur des préoccupations des peuples et de l’intérêt général [9] et de socialiser les banques vers la promotion d’un système de banques coopératives ou mutuelles avec un contrôle citoyen. La banque centrale doit pouvoir financer les projets d’investissement de long terme et favoriser en ce sens la transmission et la circulation des dettes de vie, ce que ne fait pas la BCE qui n’a qu’un objectif, la stabilité des prix. Les choix de société sont donc contraints par le secteur privé et l’intérêt individuel, puisque l’État, garant de la cohésion sociale, ne peut actuellement qu’être financé par les marchés et le bon vouloir du monde de la finance. Les sociétés sont donc soumises à la logique de financiarisation et à l’allocation de l’épargne par des institutions privées. Or, c’est nier l’importance de la dépense publique comme instrument de régulation et de projets collectifs d’avenir, et c’est consolider le mythe de l’épargne préalable. La monnaie étant un bien commun et collectif, elle se doit d’être encastrée dans les relations sociales et donc utilisée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire l’outil de cohésion et de maintien de la société. En parallèle, la monnaie étant un lien, les banques doivent donc appartenir aux citoyens et remplir un vrai rôle de service public pour éviter toute forme d’exclusion bancaire.

3.2. D’un point de vue complémentaire

Il s’impose de promouvoir l’activité non marchande à travers le maintien et le développement des services publics, mais aussi de secteurs clefs en ce qui concerne tous les biens collectifs, communs et stratégiques (énergie, transport, connaissance, éducation, santé, recherche…). Ces secteurs, validés socialement et démocratiquement, sont donc « payés » par la fiscalité, quand la création monétaire en amont par une banque centrale publique les finance. Mais, nous pouvons aussi concevoir le développement de formes d’échanges complémentaires à travers les monnaies sociales, comme les systèmes d’échanges locaux avec une monnaie-temps – qui participent à la mise en œuvre d’associations de citoyens qui partagent des compétences, des connaissances et tissent des liens entre les membres – ou les monnaies locales complémentaires. Ces expériences déjà mises en œuvre participent à un projet de réappropriation communautaire de la monnaie et sont des outils intéressants à analyser, à construire mais aussi à reconsidérer dans un projet plus vaste, car ces monnaies sociales ne remettent pas véritablement (pour le moment ?) en cause les rapports sociaux de production.

La monnaie comme bien commun nécessite une régulation sociale et politique et donc une gestion et un contrôle démocratiques. La constitution d’un marché de la monnaie est donc un contresens déstabilisateur comme l’est l’euro qui, dès son origine, est vicié. Il devient urgent de se mobiliser pour enclencher un processus de réappropriation de cette institution qui fait la société. Cependant, ce ne serait qu’une étape indispensable mais pas suffisante dans l’optique d’un projet radical de transformation sociale, écologique et économique du mode de production capitaliste. Pour cela, il faut aussi s’attaquer aux rapports sociaux de production…

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  • Pastureau Guillaume, Le microcrédit social, un argent secours en perspective historique – Le cas du prêt sur gages au Crédit municipal de Bordeaux. Thèse de doctorat en sciences économique, Université Montesquieu-Bordeaux IV, 2013a.
  • Pastureau Guillaume, « De l’usage social aux pratiques marchandes de l’argent- Une brève histoire des origines du microcrédit social », Cahier du GREThA, n° 2013-14, Avril 2013, 2013b.
  • Polanyi Karl, La grande transformation, Paris, Gallimard, NRF, 1983.
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  • Steiner Philippe, Vatin François, Traité de sociologie économique, Paris, PUF, 2009.
  • Théret Bruno, « Les trois états de la monnaie », approche interdisciplinaire du fait monétaire, Revue Economique, 2008/4, vol. 59, p. 813-841.
  • Théret Bruno, « Dettes et crise de confiance dans l’euro : analyse et voies possibles de sortie par le haut », Revue française de socio-économie, 2/2013 (n° 12), p. 91-124. 
  • Zelizer Viviana, « Monétisation et vie sociale, » Le portique [en ligne], 19 | 2007, mis en ligne le 15 décembre 2009.
  • Zelizer Viviana, La signification sociale de l’argent, Paris, Le Seuil, 2005.

Notes

[1Zelizer (2005) parle de « signification sociale de l’argent », qui ne permet pas d’unifier les comportements monétaires des individus contre une vision naïve des économistes orthodoxes.

[2Blanc (2008, p. 30) note que dans cette optique « la monnaie compte et paye tout ce qui est comptable et payable en monnaie », il y a donc indifférenciation et convertibilité de toutes les formes de monnaies. Socialement, cette vision stipule que les sources de revenu ne peuvent pas exercer de contraintes dans l’usage des avoirs monétaires.

[3Nous avons ici une fable contée depuis Adam Smith et incorporée par l’économie dominante et la quasi-totalité des manuels de sciences économiques, cette fable du troc fut à plusieurs reprises remise en cause, voir notamment Graeber (2012).

[4Aglietta et Orléan (1998 ; 2002). À la suite de ces travaux, Théret (2008) sans remettre en cause ce champ, mais en tentant de dépasser une vision trop économique qui conserve la notion de fonction, développe l’idée de trois états de la monnaie à travers lesquels elle se caractérise par sa nature symbolique, économique et politique. Voir aussi Servet (2012)

[5On retrouve ici le débat sur les malfaçons de l’euro (Théret, 2013).

[6En effet, depuis les années 1970, les prestations sociales sont versées sur un compte bancaire. On comprend l’importance de l’inclusion bancaire, dans le cas contraire, c’est l’exclusion de la société. L’argent peut être considéré comme un outil fondamental de la cohésion sociale. Cette logique du mode de production capitaliste entraîne avec elle un processus d’exclusion sociale à travers un dysfonctionnement de l’intermédiation bancaire.

[7Voir notamment Harribey (2013).

[8Polanyi montre les effets néfastes et destructeurs de ce processus de constitution et d’imposition de marchés fictifs (terre, travail, monnaie) qui déstabilise les sociétés. Se réapproprier la monnaie devient un combat social de premier ordre. Le débat sur les banques centrales s’inscrit ici (Théret 2013).

[9Voir l’entretien d’Aglietta dans ce numéro des Possibles.

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