Qu’est-ce qu’être aidé ?

L’aide sociale en perspective historique à travers le microcrédit social, du Moyen Âge à la Sécu
vendredi 21 février 2014, par Guillaume Pastureau *

L’aide sociale marchandisée correspond à la dépendance de fait des membres d’une communauté aux fluctuations du marché du travail [Esping-Andersen, 1999, 2008]. Ceux-ci n’obtiennent pas de droits sociaux inhérents à leur participation à la vie économique (travail), ni à leur appartenance sociale (citoyenneté). Ainsi, les risques sociaux sont de la responsabilité individuelle des individus qui doivent se protéger en conséquence. L’intervention d’une sphère privée est donc rendue nécessaire par l’apparition de l’assurance ou des institutions d’épargne de prévoyance. L’aide n’est en aucun cas obligatoire, elle est fondée sur le libre-arbitre et le choix individuel, elle a un coût et elle est soumise à un principe d’exclusion [1].

Le processus de marchandisation de l’aide sociale n’est évidemment pas un processus naturel lié au développement des activités humaines, mais bien un choix politique et idéologique assumé. En effet, la dépendance individuelle aux marchés est liée à l’imposition d’une économie marchande et monétaire qui met en avant le rôle bénéfique autorégulateur supposé des marchés. Or, les évolutions historiques de l’aide sociale depuis l’industrialisation sont marquées par trois phases distinctes. Une première qui consacre le désencastrement de l’économie de la vie sociale, imposé notamment par la libéralisation d’un marché (fictif) du travail [Polanyi, 1983]. Une deuxième qui réintroduit l’économie dans la société avec l’apparition et l’institutionnalisation de la protection sociale [Polanyi, 1983 ; Esping-Andersen, 2008], c’est la « Grande transformation ». Puis, depuis la vague libérale des années 1980, s’impose un modèle économique unique qui remet au centre des préoccupations le marché comme organisateur de la vie en société, et qui se traduit par une restriction de l’espace de la protection sociale non marchande reposant sur l’idée de droits sociaux. Ces trois phases sont le résultat des rapports de force entre le salariat et les détenteurs du capital et des rapports sociaux de production qui traversent les sociétés.

Cette marche imposée vers la marchandisation de l’aide sociale trouve ses origines dans les mutations socio-économiques des sociétés européennes au début de l’Ancien Régime. L’émergence de la domination des marchands déstabilise la société. L’intérêt individuel de ce groupe dominant s’impose et modifie les structures socio-économiques qui fondaient la société médiévale. L’aide apportée aux populations vulnérables évolue, mettant en avant une « hiérarchisation » du pauvre : le bon peut être aidé, le mauvais doit être puni. Le travail prend donc une place nouvelle, les rapports sociaux issus du mouvement de prolétarisation modifient en profondeur l’action et l’aide sociale. L’apparition du Mont-de-Piété dans les cités commerciales d’Italie du Nord fut un marqueur de l’évolution des conceptions de l’aide. Le microcrédit doit apporter une réponse économique aux phénomènes de pauvreté. Celui-ci remet en cause la charité ou la philanthropie religieuse et propose une aide payante, individuelle, et discriminante. La prospérité du Mont-de-Piété est un marqueur de l’intensité de la marchandisation de la protection sociale, l’objet de cet article est donc de montrer en quoi le microcrédit social contourne les logiques d’aide traditionnelle et marque une forme d’économie de bienfaisance qui permet la stabilisation des revenus pour une population soumise au paupérisme. Pour cela, nous prendrons l’exemple du prêt sur gages au Mont-de-Piété (MDP). L’histoire de son institutionnalisation met en avant les mutations socio-économiques qui traversent nos sociétés, apportant un regard et un éclairage sur les usages sociaux de la monnaie (1). De la création des moines franciscains dans une société en voie de monétarisation (2) à la prospérité du microcrédit social au XIXe siècle (3), en passant par son déclin au XXe siècle et son renouveau dans les années 1980, l’intensité de l’usage du prêt sur gages nous rappelle les situations du paupérisme ouvrier et de la précarité du monde du travail, mais nous montre aussi à quel point la société se protège des conséquences sociales de la domination économique. Sans excès d’optimisme et avec un regard critique sur le rôle du microcrédit social, ce retour historique nous interpelle sur les choix de société qui s’offrent à nous.

1. De la société de don institutionnalisé à l’économie marchande et monétaire

Un retour sur la place de l’usage de l’argent et les fondements de l’aide aux pauvres dans la période précapitaliste est nécessaire. L’argent est considéré dans un cadre purement économique, il sert avant tout à l’échange, son usage est néanmoins contraint par des considérations morales, il ne doit pas être recherché pour lui-même en vue d’une accumulation inutile. La monnaie possède un caractère collectif, dans le sens où elle doit essentiellement servir à comparer les choses et nul ne peut la contrôler pour son propre compte. Au-delà de l’économie d’échange, s’impose une société fondée sur des échanges non marchands, d’abord au Moyen Âge par la domination d’une économie de don [Magnani, 2002, 2007], puis progressivement, à partir du XVe siècle, par une économie d’endettement non marchand [Fontaine, 1997, 2008]. Il faut comprendre ce passage, voire cette cohabitation, sous sa forme dynamique, à travers l’émergence, ou les prémisses, d’une forme de monétarisation des relations sociales [2] et donc de l’aide apportée.

Les dogmes économiques de l’Église laissent une place particulière au commerce de l’argent. Les conciles de Lyon en 1274 et de Vienne en 1312 condamnent officiellement l’usure en se fondant sur les Écrits, mais aussi sur des considérations morales [3], sociales, voire économiques. Cette période est fortement marquée par l’idée que l’économie a pour finalité le salut des âmes et non le profit [Passet, 2010]. La société européenne doit se comprendre comme une communauté de chrétiens. Les relations sociales sont dictées par et pour Dieu [Magnani, 2002, 2007]. Par conséquent, l’Église impose un modèle de pensée qui condamne le commerce de l’argent et, en parallèle, l’enrichissement individuel. De plus, elle valorise et tente d’imposer le don charitable.

En parallèle, la société précapitaliste est structurée par des relations de crédit, et donc d’endettement, qui consacrent une autre forme de l’aide aux plus démunis. Ces relations d’endettement sont multiples et variées [4], d’abord en milieu rural avec l’existence du prêt à court terme pour survivre entre deux récoltes, des prêts pour payer les impôts, ou des prêts de cycle de vie lors des mariages par exemple ; et, en milieu urbain, où l’origine de l’endettement est double, il sert à payer le loyer et les dépenses alimentaires. En effet, les revenus sont irréguliers quand les dépenses ne le sont pas, ce qui fait dire à Fontaine [1999, p. 33] que « l’étonnant n’est pas […] le nombre de vagabonds et de mendiants mais plutôt celui des hommes et des femmes qui, bien qu’endettés au-delà de la valeur de leurs biens, ne sont pas pour autant chassés de leur village ». Des réseaux sociaux se créent, ils sont fondés sur des relations de dette. Dans la société d’Ancien Régime, le noble, par contrainte sociale et culturelle, se doit d’aider les personnes en difficulté dans son fief. Ces crédits sont peu remboursés et se transmettent de génération en génération, le noble n’exerçant pas de pression particulière pour récupérer son avance [Fontaine, 2008]. Ce type de crédit généralisé tisse un lien social et concourt à la cohésion de la société, en créant des droits et des devoirs entre les individus [5]. Fontaine [1997] estime que le crédit doit être vu comme une obligation culturelle ou sociale, il est encadré par des normes morales fortes et il s’intègre dans une logique « non marchande ». Ces formes de crédit sont l’expression d’un don, tant le remboursement n’est pas la finalité. Or, cette structuration de la société va entrer en contradiction avec la montée en puissance des marchands.

La domination marchande s’impose inégalement à l’échelle européenne, comme l’ont démontré Norel [2009, 2004], Braudel [2008] ou Wallerstein [1980]. Cette domination est rendue possible par le fait que certains acteurs contournent l’économie classique très institutionnalisée [Braudel, 2008], mais aussi par l’émergence de structures et d’institutions particulières. Ainsi, le rôle du souverain et l’apparition de l’État au sens moderne stimulent le commerce lointain, le marché, et à terme le capitalisme [6]. L’imposition des normes et valeurs du capitalisme est nécessaire à la domination marchande [Braudel, 2008]. Au regard de l’histoire économique, trois zones concentrent ces conditions : l’Italie du Nord, la Hollande et l’Angleterre, zones où Norel [2009] estime que le travail salarié se développe rapidement (20 à 25 % du travail total) et devient même majoritaire dans le bâtiment à partir de 1300. Le Goff [2001] souligne que l’essor des marchands érode le système féodal, il prépare l’avènement du capitalisme, par son investissement dans les terres et le commerce lointain. Ce commerce a permis la création de la banque, du négoce, de la lettre de change, de l’internationalisation des échanges et de l’argent. C’est aussi un état d’esprit qui se développe : la rationalité, l’individualisme, et l’intérêt personnel.

Il faut bien appréhender les logiques sociales nouvelles qui apparaissent au tournant du XVe siècle. La place de l’argent se modifie et doit être comprise sous un aspect social. L’argent n’est pas qu’un simple intermédiaire des échanges, il structure socialement la société. Des relations de crédit façonnent la société et créent des liens sociaux forts entre les communautés et les agents économiques, où différents cercles se croisent [7]. Or, ces liens sociaux fondés sur une logique de prêt ne sont pas sans conséquences sociales lorsqu’un processus de surendettement apparaît. Soulignons deux conséquences opposées : soit le créancier répond aux exigences sociales et culturelles de son rôle, ce qui est le cas de la noblesse, soit au contraire il refuse ce rôle et dans ce cas l’endettement entraîne forcément l’appauvrissement. C’est ici que l’impact social de l’usure prend tout son sens, des marchands n’hésitant pas à profiter de cette situation en offrant des prêts à des taux élevés. Ainsi, il existe dans l’Europe des XVIIe-XVIIIe siècles un double système de valeur qui pousse à considérer le crédit soit comme élément de protection, soit au contraire comme un élément déstructurant, « aux comportements de la noblesse, il faut opposer ceux de la bourgeoisie d’affaires et des entrepreneurs qui sont les vecteurs de l’utilisation purement économique du crédit » [Fontaine, 1999, p. 43]. La bourgeoisie a une conception différente des relations qui l’unissent avec autrui. Si l’ouvrier accepte librement de travailler pour elle, alors elle ne lui doit rien et elle n’a aucune obligation ou responsabilité sur son sort, l’ouvrier ou le travailleur n’est pas un Sujet qui a besoin de protection, mais un acteur économique qui passe un contrat [8].

Un retournement complet de valeurs s’opère, ce qui fait dire à Chanial [2008, p. 277] que « la modernité nous semble avoir inauguré une dissociation radicale de ces deux dimensions, de ces deux sphères, celles, disons de la gratuité et celle de l’utilitaire. Au principe de cette dissociation progressive, il faudra placer l’avènement de l’utilitarisme moderne et de l’économie marchande, et l’autonomisation de la valeur travail. Cet imaginaire moderne va fragiliser et pervertir doublement le don : l’acte même de donner sera désormais soumis à l’exigence préalable d’un calcul d’utilité […] ». Par conséquent, la condamnation religieuse et morale du commerce de l’argent implique une double tension économique et sociale, la première apparaît devant les besoins et l’ambition des marchands, la seconde devant la nécessité de lutter contre la pauvreté liée à l’urbanisation [Fontaine, 2007]. D’un point de vue social, un courant de pensée va même s’opposer à l’aumône en estimant que les prêts sont plus moraux et efficaces que le don ; ainsi, le prêt à vocation « sociale » « est moralement plus conforme à la dignité, car il aide à se relever ; il est plus efficace, car il est plus facile d’empêcher un homme de déchoir que de le relever et de le réinsérer lorsqu’il est déraciné » [Fontaine, 2007, p. 194].

Dans le cadre de la société du don, l’aide apportée aux plus démunis n’est pas exprimée monétairement mais en nature, la monnaie est circonscrite à un usage plus politique et/ou commercial. Les solidarités primaires sont caractérisées entre autres par des échanges non monétaires quand la sphère de l’autoconsommation est dominante [9]. Progressivement, les échanges sur les marchés vont se développer, avec les foires, et prendre une place plus importante [10]. L’usage de l’argent tend à s’étendre. Parallèlement, apparaît un endettement non marchand qui introduit l’outil monétaire, le prêt est exprimé en « argent » et s’intègre dans une logique d’aide. La dynamique du capitalisme va retourner les conceptions de l’aide, qui ne doit en aucun cas perturber le grand dessein de l’accumulation. Ainsi, l’aide n’est plus obligatoire et intégrée aux normes sociales, elle est tournée vers le « bon pauvre » qui travaille, elle s’individualise et impose une notion de coût. En effet, la mutation des sociétés et l’apparition de la bourgeoisie marchande, qui intègre une forme de rationalité dans le monde économique, ne sont pas sans conséquences sociales. Les abus des usuriers, et la perte de protection communautaire et individuelle, poussent la société à se protéger. Ces éléments participent à la compréhension de l’apparition du MDP qui apporte une aide à la fois marchande et monétaire [11] dans les zones géographiques soumises au processus dynamique du capitalisme. La pensée franciscaine légitime ces mutations…

2. Les origines du microcrédit social : le Mont-de-Piété

La domination du marchand introduit des logiques nouvelles d’endettement, où la recherche du profit est valorisée. Il n’est pas étonnant que la question de l’usure tienne une place centrale. Lutter contre l’usure est pour l’Église le moyen de protéger les pauvres soumis aux situations précaires de leur existence. Les moines franciscains prennent conscience des effets de l’usure sur les populations vulnérables, leur rapport à la pauvreté en fonde le principe. Les positions économiques et sociales de l’ordre participent à la constitution d’une pensée originale qui met en avant le rôle du marché et des marchands [Todeschini, 2008 ; Toneatto, 2011, Piron, 1997]. En effet, ils condamnent la thésaurisation, même celle réalisée par l’Église, qui fonde l’économie agraire et les comportements des nobles et propriétaires fonciers. Ils valorisent l’investissement permanent qui est à l’origine de la circulation de l’argent. Cette circulation est source de richesse pour la cité et le bien commun, elle est permise par le marchand, qui est un expert de l’échange et de la mesure de la valeur des choses ; ce dernier est donc reconsidéré et valorisé car il refuse toute accumulation improductive. Todeschini [2008, p. 142] note que, pour les franciscains, « la signification socialement positive de l’argent dépendra de la capacité des marchands à le faire circuler sans l’immobiliser : à l’utiliser sans chercher à l’accumuler, à le vivre comme une unité de mesure et non comme un objet précieux ». Ainsi, il existe une justification théologique à l’activité économique [Piron, 1997], dans le sens où cette dernière participe à la collectivité. Pour Todeschini [2008], la pensée franciscaine a mis en avant les processus d’exclusion sociale, et a compris le rôle de l’endettement et du crédit. Toneatto [2011, p. 192] note que l’ordre franciscain insiste sur l’idée que « la communauté des fidèles en marche vers le salut était décrite, définie et organisée comme une société fondée par des modalités propres d’échanger, de faire circuler les biens matériels et immatériels ». Le prêt est donc légitimé car il participe à l’amélioration des conditions sociales de la communauté, en faisant circuler l’argent. Il existe donc une rationalité du prêt public, car il est vu comme une source de richesse. Les franciscains légitiment donc l’usage de l’argent, le profit, et le marché. Ce dernier est à la source du bien-être collectif [Todeschini, 2008].

Le premier MDP est créé à Pérouse en 1462 par Bernardin de Terni. Bernardin de Feltre, en 1493, fait accepter l’idée de conserver un taux d’intérêt faible pour répondre aux frais de fonctionnement [12]. Le MDP est donc un instrument d’aide financière, il participe à la circulation de l’argent. Il faut souligner qu’il est fondé par l’ordre, mais avec l’aide des marchands comme bienfaiteurs et financeurs. Le prêt sur gages va concurrencer l’usurier et participer au salut de l’âme. Piron [1997, p. 297-298] relève, « si l’usure est un pêché d’une gravité particulière, c’est qu’elle pervertit directement ce qui devrait être un acte de piété. Mais dans des contrats qui ne sont pas charitables, une intention lucrative est légitime […] Les préceptes évangéliques qui fondent la vie franciscaine n’ont, pour le commun des mortels, que valeurs de conseils surérogatoires. La charité, première dans l’ordre de la perfection évangélique, ne vient qu’en surplus de la justice humaine qui règle les rapports sociaux de communautés marquées par les infirmités de la chute. Le marchand restera dans l’imperfection ; il peut toutefois être juste, et y faire son salut ». Or, l’institution entre en contradiction avec le dogme religieux de l’usage de l’argent. Malgré de fortes oppositions théoriques et théologiques [Weber, 1920 ; Borderie, 1999], l’Église participa à la légitimation du MDP lors du cinquième concile de Latran, en mai 1515. Une véritable brèche dans la pensée de l’Église s’ouvre avec cette première acceptation du taux d’intérêt...

Les obstacles moraux, idéologiques, théoriques et religieux étant partiellement levés, les MDP pouvaient donc se répandre à travers toute l’Europe. Ce n’est pourtant pas le cas, il faut attendre les XVII-XVIIIe siècles pour apercevoir un développement sensible hors d’Italie. Le retournement de la pensée de l’Église doit donc se concevoir dans une logique globale de mutations économiques. En effet, ils apparaissent par la suite en Flandres et dans les Provinces-Unies sous l’impulsion de l’État. Si l’évolution des normes morales et culturelles a joué sur la légitimation du prêt sur gages, l’expansion et le développement du MDP sont contraints et limités par les structures économiques. Il semblerait que la généralisation des MDP suive une logique géographique spécifique et cohérente. Néanmoins, il ne faut pas nier certaines spécificités locales, mais au total nous pouvons établir un lien entre l’émergence du MDP et le processus de la dynamique du capitalisme [Pastureau 2013a, 2013b]. Ce lien repose sur trois processus que sont la marchandisation, la prolétarisation et l’accumulation, qui bouleversent les liens sociaux traditionnels, les formes de solidarités et d’aide sociale [13]. Quelles sont les conséquences directes de ces évolutions sur l’émergence du MDP ? De la logique de prolétarisation, dans une société sans règles sociales liées au travail, découle une forme de précarisation du travail ; la logique d’accumulation entraîne une compression des salaires ; la marchandisation, pour finir, impose une « monétarisation » de la vie sociale. Le MDP s’intègre dans ces processus dans le sens où il apporte une aide financière qui a un coût (marchandisation) à des individus soumis à la paupérisation (accumulation) à l’individualisation de l’aide et à la précarisation du travail (prolétarisation). Le MDP devient un acteur de l’action sociale, venant apporter une forme de réponse économique aux problèmes sociaux. Le MDP introduit le microcrédit à vocation sociale, il participe à la monétarisation de l’aide et de la solidarité [Pastureau, 2013a].

Un retournement s’opère, l’usage de l’argent n’est plus inscrit dans une logique de protection sociétale, mais dans une logique principalement économique. L’argent est le moyen pour les marchands de se démarquer et de se constituer en groupe social, la finalité de l’usage de l’argent est différente, elle tend vers une volonté d’hégémonie économique contre l’hégémonie politique ou de pouvoir [14]. Au total, la dynamique du capitalisme entraîne des modifications structurelles fondamentales. Ainsi, l’ordre social de la société précapitaliste va voir émerger un « intrus », c’est-à-dire l’usurier, qui véhicule une image négative du marchand, « cette menace, cette rupture, c’est celle qu’engendre l’avènement de l’économie monétaire – l’émancipation du travail, des affaires, de l’argent hors des liens de réciprocité, hors des réseaux de relations propres à l’ordre féodal et chrétien – et l’affirmation d’un nouvel esprit (capitaliste), de nouvelle vertus (bourgeoises), de nouvelles pratiques (accumulation, thésaurisation) en rupture avec la logique antérieure de la dépense. Ce qui se voit désormais bouleversé, c’est ce circuit du don qui régulait la société trifonctionnelle » [Chanial, 2008, p. 284]. Le marchand refuse de donner, refuse la dépense inutile, refuse la gratuité, il introduit le calcul. L’apparition du marchand induit de nouvelles obligations, il ne trouve pas d’intérêt à la charité et au don et au crédit gratuit, « le pauvre, c’est le bourgeois raté, celui qui n’a pas su accumuler quelques richesses, par malchance peut-être, par manque de travail sûrement. Le don charitable, ou ce qu’il en reste, s’inscrit désormais profondément au cœur de l’imaginaire travailliste bourgeois. Car c’est bien le travail, la rigueur, la prévoyance dans l’exercice d’une profession que le bourgeois se voit sanctifié  » [Chanial, 2008 p. 286].

Le MDP tient donc un rôle fondamental dans la société européenne en voie de modernisation, ce qui est particulièrement vrai pour les populations urbaines. Carbonell [1997] note l’importance du rôle des MDP dans la structuration d’une économie urbaine, la situation sociale précaire des habitants créant une dépendance au prêt. La base philosophique et morale des moines franciscains, qui fonde la création du MDP, peut être résumée ainsi par Fontaine [2008, p. 164] : « ils soulignent qu’un prêt peut aider à se préserver et à se relever de la pauvreté, alors qu’une fois tombé en pauvreté, il est beaucoup plus difficile de se réinsérer ». Le MDP s’adresse essentiellement au travailleur pauvre, ou du moins à une population non exclue du travail, il tient une place importante dans les sociétés urbaines car en offrant une aide privée, monétaire, et marchande en adéquation avec le modèle économique en perpétuel mouvement, il participe à la structuration de la société en marche vers le capitalisme, qui impose une insécurité et une précarité aux relations de travail. Ainsi, le microcrédit social a pour but de participer à la stabilité des revenus. Carbonell [1997, p. 271] sur le MDP de Barcelone conclut à juste titre : « Les membres des couches inférieures de la société urbaine ont des revenus qui plongent souvent en dessous du niveau de subsistance, ce qui nécessite le recours fréquent au crédit, soit au crédit informel, soit au mont-de-piété. Le crédit est donc intégré dans le cadre d’une stratégie domestique visant à garantir la subsistance par tous les moyens et étant caractérisée par l’improvisation et la dispersion des risques […] la majorité des ressortissants des couches inférieures qui empruntent au mont-de-piété est employée dans le secteur protoindistriel […] Dans ce secteur, les contrats de travail sont relativement courts, une ou quelques semaines […] ». Les rares études historiques soulignent la prédominance de petits prêts destinés essentiellement à une population paupérisée et dans une optique de subsistance pour vivre au jour le jour. S’il existe des prêts de montant plus important, ce sont bien les petits prêts qui sont les mieux remboursés. Carbonell [1997] note à quel point les emprunteurs au MDP adoptent un comportement de gestion optimale du microcrédit social.

3. L’aide sociale en France au XIXe siècle : État observateur et monétarisation

La place de l’argent dans les relations sociales est fondamentale, elle évolue progressivement et nous amène à rejeter le postulat de l’économie classique. L’argent n’est pas qu’un simple instrument facilitant l’échange, il ne peut pas être essentiellement compris sous une définition fonctionnelle. C’est en cela que nous pouvons reprendre le terme « d’argent secours » [Glémain, 2008] qui caractérise au mieux le prêt sur gages. Le MDP a la possibilité d’offrir rapidement et sans restriction, hormis la possession d’un bien, les liquidités nécessaires à une population en marge du travail ou exclue de réseaux sociaux de solidarité. L’objectif étant de participer à la cohésion sociale de la société, et d’inclure des populations en situation de risque de désaffiliation ou d’exclusion [Glémain, 2008]. Cet « argent secours », même s’il appelle un remboursement à faible intérêt, est disponible essentiellement contre la remise d’un bien, sans que ne soit contrôlée la solvabilité des clients. Il constitue donc un filet de sécurité, le MDP étant une forme de prêteur en dernier recours social, substituant les liens monétaires et d’argent au lien de solidarité primaire ou secondaire. L’argent peut être considéré comme un outil fondamental de la cohésion sociale, aussi bien dans les sociétés primitives que dans les sociétés modernes et purement marchandes [Servet, 2012]. Les pratiques monétaires sont multiples et variées, la monnaie signifie dettes, obligations, liens moraux et plus principalement liens entre les individus, pour Servet [2000, p. 17], « anthropologiquement et historiquement, les relations financières sont des liens – au sens d’un attachement – entre membres d’une communauté. […] Certains historiens de l’Europe moderne ont montré et analysé l’endettement entre particuliers comme des formes complexes de mise en dépendance hiérarchisée ; les intérêts étant versés mais le capital plus rarement exigé, ce qui en perpétuant la dette reproduisaient ainsi d’année en année la relation de dépendance et les obligations sociales multiples qu’elle déterminait. On pourrait ici évoquer aussi tant les multiples rituels de sociétés dites primitives ou archaïques, tout à la fois cultuels et financiers, que les expériences historiques financières mutualistes et coopérativistes d’abord en Europe et en Amérique du Nord depuis le milieu du XIXe siècle, puis à travers les multiples développements contemporains de systèmes d’épargnes et de prêts décentralisés et de microfinancement, pour illustrer la capacité importante et essentielle qu’a la finance de relier les hommes’ ».

L’usage du microcrédit social participe à l’intégration économique d’une population qui subit les processus de monétarisation et de marchandisation de la vie économique. L’histoire du MDP est traversée par cet objectif, il utilise des mécanismes économiques, comme le crédit, pour apporter les capacités, les moyens d’intégration à la société à une population de travailleurs pauvres. Cependant, le microcrédit social concerne une population qui n’est pas totalement exclue, mais une population en « voie d’exclusion » qui peut l’utiliser comme filet de sécurité. Ainsi, le microcrédit offert tend à garantir ce filet de sécurité ou un revenu complémentaire pour répondre aux exigences des sociétés monétarisées. L’expansion de l’usage de l’argent à toutes les sphères de la vie sociale entraîne mécaniquement un risque pour une population qui n’y a pas accès. Le crédit s’impose comme pouvant aider le travailleur pauvre, en valorisant une forme d’intégration à la société industrielle via des mécanismes économiques, quand les solidarités primaires tendent à disparaître au profit de liens monétaires. Globalement, la nécessité du MDP fut indispensable pour le salariat pauvre. Cette aide financière offerte par le MDP est socialement nécessaire et économiquement efficace. Socialement nécessaire car l’endettement populaire permet de maintenir une population pauvre dans la société. Économiquement efficace, car les prêts sont remboursés, et une forme d’apprentissage de l’usage de l’argent est à l’œuvre. Des comportements de gestion efficace sont réalisés par les travailleurs pauvres, ce qui pour l’époque est loin de faire l’unanimité. En effet, une vision moralisatrice et paternaliste entoure les comportements des populations pauvres comme étant inaptes à la bonne gestion de leurs liquidités. Prenons l’exemple de l’établissement bordelais [15].

Nous souhaitons mettre en perspective l’hypothèse que l’existence et le succès du MDP sont fondés sur l’idée qu’il répond à une demande sociale du salariat, caractérisée par le besoin individuel de stabiliser ses revenus. Dès lors que les revenus sont moins instables, le MDP perdra son intérêt. Il est nécessaire de revenir sur les concepts de demande sociale et de besoin individuel du salariat. Ces deux notions apparaissent, et évoluent, avec les mutations de l’environnement socio-économique. La cause principale de la réussite de l’établissement bordelais est qu’il répond à une demande sociale forte de la part du salariat et qu’il apporte une réponse adaptée. En effet, le XIXe siècle est marqué par un marché du travail spécifique, où les salaires ne sont pas garantis et le travail précaire et non protégé. Ainsi, la majeure partie des travailleurs sont en situation de pauvreté. Le paupérisme ouvrier est un processus dynamique, il caractérise une population de travailleurs rémunérés au minimum de subsistance et sans aucune protection contre les risques santé, vieillesse et emploi. Il existe la philanthropie et la charité pour apporter une aide à cette population. Or ces formes d’aide sont souvent limitées et ont peu d’impact [Bec, 1998 ; Hatzfeld, 2005 ; Ewald, 1996 ; Castel, 1995]. Sur Bordeaux, toute la politique de bienfaisance est fondée sur une logique d’aide en nature et très restrictive, jugée plus efficace c’est-à-dire ne décourageant pas le travail [Roussy, 2005]. Or, il existe une déconnexion entre l’aide locale apportée et les attentes sociales. La fin des corporations a entraîné une perte des droits et des protections, notamment dans la garantie d’un salaire jugé convenable. Ainsi, une forme de contradiction s’installe entre une aide spécifique inadéquate et l’évolution de la société. Le XIXe siècle est marqué par une expansion des usages monétaires et de l’argent, et une perte des droits des travailleurs subissant des revenus aléatoires. Une forme de monétarisation de la société s’impose [Polanyi, 1983, Servet, 2012]. L’aide en nature, la charité et la philanthropie ne permettent pas de stabiliser les revenus d’un salariat pauvre. C’est ainsi qu’il existe une demande sociale d’aide financière qui répond à un besoin individuel du salariat. Ce dernier cherche les moyens et capacités de compléter ses revenus pour répondre à des besoins d’argent. Ce besoin de revenus complémentaires doit maintenir un niveau de consommation minimale, et apporter des liquidités en cas d’aléas sociaux (maladie, inactivité…). Deux conséquences découlent de cette demande sociale de protection et de ce besoin de revenu complémentaire : (1) la nécessaire individualisation de l’aide et donc de l’offre de liquidité immédiate, ce qui explique le développement du microcrédit social, (2) l’adaptation institutionnelle de l’aide avec l’émergence d’une économie sociale de bienfaisance qui comprend le MDP, mais aussi les Caisses d’épargne.

Il est possible d’exprimer cette demande sociale de protection et ce besoin individuel. Pour cela, il est nécessaire d’étudier la structure de la clientèle et des prêts. Nous pouvons nous baser sur plusieurs études, nous utiliserons les deux rapports Watteville [16] (1846-1850), les comptes rendus statistiques du MDP de Bordeaux, et l’annuaire de la statistique française [ASF]. Ainsi, nous pouvons apprendre que le MDP concerne principalement le travailleur salarié en situation de précarité, mais qui reste inclus dans le monde du travail. Watteville remarque, dans son rapport de 1844 sur l’établissement bordelais, que l’institution permet d’« offrir un secours efficace, quoique momentané, à l’homme qui se propose de trouver la possibilité dans le travail d’acquitter sa dette », de plus, Watteville, repris par Lequinat [1892, p. 33], note que « les Monts-de-Piété sont utiles aux pauvres ; ils mettent des bornes à l’usure, contribuent à faire diminuer la mendicité en facilitant aux hommes laborieux les moyens de subvenir à leurs besoins dans les moments de maladies, de chômage de travail ou de détresse accidentelle ; ils contribuent à conserver l’honneur du citoyen pauvre, en l’empêchant de recourir à des moyens blâmables pour se procurer de l’argent. Ils soutiennent souvent le crédit des négociants, et nous pourrions citer tel industriel qui n’a pu lutter en France contre l’étranger que par le secours des Monts-de-Piété ». La clientèle des MDP est donc constituée principalement d’ouvriers et de journaliers. En 1850, ils représentent 76,91 % de la clientèle des vingt-cinq plus grands MDP [17] français, parmi eux 67 % ont effectué des prêts d’une somme inférieure à 11 francs. La clientèle des MDP est donc constituée principalement d’ouvriers et de journaliers, en 1850, ils représentent 76,91 % de la clientèle des 25 plus grands MDP français ; parmi eux, 67 % ont effectué des prêts d’une somme inférieure à 11 francs. Les artisans/commerçants sont la seconde catégorie d’emprunteurs (12,9 %) mais contrairement à la classe précédente, leurs prêts sont de valeur plus conséquente. Plus précisément, sur Bordeaux [18], il est possible de connaître la répartition des montants des prêts, qui sont majoritairement de faible valeur. Par exemple, en 1876, 76 % des prêts sont inférieurs à 10 fr, ce qui correspond à une population à faible revenu. Sur une plus longue période, de 1878 à 1895, la proportion des prêts inférieurs à 10 fr est comprise entre 70 et 80 % du total des prêts. En ce qui concerne le prêt moyen, il est compris entre 13 fr et 17 fr sur toute la période 1820-1895 [ACM]. Travailleurs pauvres et artisans/commerçants sont deux catégories exclues, les premiers socialement, les seconds financièrement.

Concernant les travailleurs pauvres, la question des salaires est importante, c’est cette variable qui est à l’origine des besoins individuels. Dans la société industrielle, « si l’absence de travail, nous dit Marec [2006, p. 33], a souvent déterminé la misère ouvrière, l’insuffisance de salaire a fortement contribué à la pauvreté quasi générale des classes laborieuses ». Cet état de fait montre l’importance de l’institution pour une population en proie à la misère, elle concourt à l’amélioration de leur condition. En effet, lorsque les données sont disponibles, nous observons que l’usage du prêt sur gages est dynamique lors des périodes temporaires de baisse des salaires [ACM, Pastureau 2013a]. Par conséquent, le prêt obtenu apporte un complément de revenu pouvant potentiellement combler la différence de salaire entre deux périodes. Plus généralement, l’économie et la société du XIXe siècle sont soumises à un mode de régulation concurrentielle où l’activité façonne les salaires, pour Boyer [1978, p. 36], « fondamentalement, en régulation concurrentielle, emploi, salaire et coût de la vie dérivent d’ajustement simultanés sur un ensemble de marchés ; du fait de l’organisation économique et sociale, ils sont dotés d’une grande flexibilité ». Cette flexibilité joue principalement sur les conditions de vie des ouvriers dans le sens où les salaires sont dépendants de l’emploi. Les niveaux de salaire et le temps de travail évoluent en fonction de la conjoncture, créant une dépendance sociale forte des ouvriers à leur salaire nominal. Boyer [1978] remarque deux phases dans la formation du salaire réel ; d’abord de 1840 à 1856 qui constitue une période de baisse du salaire réel ; ensuite, de 1856 à 1902, le salaire réel tend à augmenter, d’abord sous la forme d’une hausse des salaires nominaux plus forte que la hausse du coût de la vie (1856-1860), puis par une baisse du coût de la vie (1860-1902). L’activité du prêt sur gages sur la première période est en hausse constante. Dans la seconde période, le prêt sur gages est prospère dans un premier temps (1860-1890), avant d’entrer dans une phase de déclin. Cette phase de déclin correspond à une baisse du coût de la vie, permettant aux populations les plus pauvres d’être moins dépendantes principalement aux fluctuations des dépenses alimentaires. Ces dernières constituent une part importante du budget d’un ménage, la hausse du salaire nominal cumulée à la baisse du coût de la vie permet de dégager un revenu net plus conséquent, qui, sur une longue période, correspond à la baisse de la demande de prêt sur gages. La réussite du MDP bordelais est liée à la réponse qu’il apporte à une demande sociale et à un besoin individuel. L’apport d’une aide financière répond aux mutations institutionnelles, à la perte de protection du salariat, à la flexibilité des salaires et à l’absence d’un réseau bancaire populaire.

Conclusion : (dé)marchandisation de l’aide sociale et microcrédit social

Dans la plus pure tradition économique dominante, le marché est considéré comme l’élément fondamental et naturel de la régulation sociale, il est source d’optimum social dès lors qu’il n’est pas contrarié par une quelconque intervention extérieure. Or, les sciences humaines et sociales nous éclairent sur la véritable place du marché et sur les conditions de la mise en place d’une aide sociale nécessaire à la vie en communauté, quand celle-ci crée des conditions d’exclusion et de risques sociaux. L’existence d’un marché, ou des marchés, fortement intégré et régulé par la société et des autorités collectives ne fait plus de doute. De plus, le marché n’est en aucun cas lié à l’apparition du capitalisme, tout comme la monnaie [Braudel, 2008 ; Polanyi, 1983 ; Mauss, 2010 ; Aglietta et Orléan, 1998, 2002]. La place et l’usage du marché et de la monnaie sont historiquement dynamiques, évolutifs et en mutation. Ces processus dynamiques ne sont pas spécialement liés au capitalisme. Les mutations de l’aide sociale sont un révélateur : si la marchandisation de l’aide sociale est liée à la place de la monnaie et du marché, la réalité de cette marchandisation n’en est pas moins soumise aux relations sociales et aux rapports sociaux. Ainsi, l’apport d’une analyse en perspective historique nous permet d’établir une compréhension du processus de marchandisation de l’aide sociale, et de remettre en cause l’idée d’un phénomène naturel et inhérent aux sociétés modernes. L’apparition de la protection sociale institutionnalisée en est l’expression, ce fut un choix politique qui a véritablement sorti le salariat du paupérisme que le prêt sur gages ne pouvait circonscrire. Ainsi, l’activité des MDP en France diminue dès l’apparition des premières mesures d’assurances sociales. Son retour depuis les années 1980, après une quasi-disparition, marque une nouvelle phase de précarisation du marché du travail concomitante avec la marchandisation de la protection sociale. Mais l’étude en perspective historique nous amène à conclure qu’il n’y a aucune fatalité à la situation actuelle et que les choix économiques sont dans leur ensemble des choix de société.

Le Mont-de-Piété : mode d’emploi

Le Mont-de-Piété, en France, est un établissement municipal et public de crédit et d’aide sociale qui doit combattre l’usure par le prêt sur gages. Cette activité est protégée par la loi, les établissements possèdent le monopole du prêt sur gages depuis 1804. À partir de cette date, 45 établissements vont voir le jour. Jusqu’en 1847, les établissements partagent leurs profits avec les hospices et/ou établissements de bienfaisance.

Les Monts-de-Piété ont été fondés par une élite locale qui s’inscrit dans une forme d’économie de bienfaisance [Pastureau, 2014, 2013a]. Leur histoire n’est pas sans heurts. Ils sont dénoncés par les moralistes qui y voient un lieu d’imprévoyance et d’impiété. Cependant, ils ont accompagné un salariat pauvre peu protégé. On les retrouve dans la littérature du XIXe siècle, Balzac et Zola, clients réguliers, ne cesseront de les dénoncer et de les critiquer pour le premier, le second sera plus nuancé.

Leur activité n’est pas restreinte au prêt sur gages : la loi du 24 octobre 1918 les transforme, ils prendront le nom de « Caisse de Crédit municipal », ils peuvent ouvrir des services de comptes de dépôts. Après la Seconde Guerre mondiale, ils offrent des crédits aux fonctionnaires. Ils seront soumis à la loi bancaire de 1984, mais, devant les difficultés de gestion, ils redeviendront en 1992 des établissements centrés sur le prêt sur gages et les actions sociales. Cependant, certains établissements fournissent toujours des services bancaires classiques. Il ne reste plus que 18 établissements en France.

Le service du prêt sur gages n’a pas changé depuis 1462 et la création du premier Mont-de-Piété à Pérouse par les moines franciscains. Ainsi, l’obtention du prêt est immédiate, le microcrédit obtenu l’est sous forme d’argent liquide. Pour cela, la première opération est l’engagement : le bien gagé est estimé, une somme d’argent inférieure à l’estimation est prêtée. À la fin du contrat (actuellement de six mois), l’emprunteur peut soit rembourser le prêt et récupérer l’objet (dégagement), soit renouveler le prêt pour six mois supplémentaires à condition de payer les intérêts (renouvellement), soit vendre l’objet. Dans ce dernier cas, l’objet est vendu aux enchères publiques. Si l’objet est vendu à un montant plus élevé que le prêt offert, et après paiements des intérêts et frais, le propriétaire initial récupère la différence (le boni).

Le Mont-de-Piété est approprié par sa clientèle, et nous retrouvons des stratégies de gestion de l’argent liquide de la part des emprunteurs. Nous pouvons souligner le cas d’un ouvrier qui, au XIXe siècle, engage son costume du dimanche, puis le récupère le samedi pour pouvoir assister à la messe. Ou bien, l’observation d’une hausse saisonnière à Bordeaux… quelques jours avant les grandes foires commerciales. L’artisan l’utilise pour financer son activité, mais aussi comme entrepôt. [19]

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Notes

[1cet article est issu d’une thèse de doctorat en sciences économiques, Le microcrédit social : un « argent secours » en perspective historique – le cas du prêt sur gages au Crédit municipal de Bordeaux, soutenue le 8 juillet 2013.

[2Voir les travaux de Servet ou Blanc.

[3Saint Thomas d’Aquin estime que « l’emprunteur qui paie un intérêt n’est pas absolument libre, il le donne contraint et forcé, puisque, d’une part, il a besoin d’emprunter de l’argent et que, d’autre part, le prêteur qui dispose de cette somme ne veut pas l’engager sans percevoir un intérêt » [Toussi 2010, p. 33].

[4Fontaine [1997, 1999, 2008].

[5L’endettement nous dit Fontaine est « un signe d’appartenance à des communautés sociales ».

[6« C’est donc plus généralement l’échange lointain qui stimulerait la création des institutions les plus structurantes, la mise en place des conventions les plus utiles à la vie économique […] Venise ou Gênes au bas Moyen-Âge, les Provinces-Unies au XVIIe siècle, ont bel et bien mis en place les toutes premières institutions du Marché en Europe (associations de capitaux en vue d’une entreprise maritime, développement de salariat, lettre de change, etc.)  » [Norel, 2009, p. 378].

[7Voir Fontaine [1997, 1999, 2008].

[8Qui est un contrat économique et non l’expression d’un contrat social.

[9Braudel [2008] parle de d’économie matérielle.

[10Braudel [2008] parle d’économie de marchés qui est différente du capitalisme. Les marchés sont régulés, institutionnalisés, encadrés par les autorités. Mais l’émergence de cette économie tend à réduire la place de l’économie matérielle. Soulignons que ce processus est long.

[11Monétaire par le micro-prêt, marchande par l’intérêt (expression de son coût) et la dépendance au marché du travail (nécessaire au remboursement).

[12Avant cette date, de nombreux MDP réalisaient le prêt gratuit.

[13Nous renvoyons à nos travaux de thèse et autres publications pour un développement plus poussé.

[14Voir les travaux de Fontaine.

[15Nous pouvons néanmoins généraliser à l’ensemble des MDP [Pastureau, 2013a].

[16Le baron de Watteville est inspecteur général des établissements de bienfaisance.

[17Il n’existe pas cette information pour Bordeaux. Cependant, l’étude des archives nous permet d’affirmer que l’on retrouve les mêmes proportions.

[18Les documents statistiques bordelais ne nous donnent pas la répartition exacte entre emprunteurs ; néanmoins, l’étude des documents d’archives nous permettent de souligner la domination de la clientèle d’ouvriers et de journaliers.

[19Pour une étude plus approfondie, nous renverrons à notre thèse de doctorat en sciences économiques [Pastureau, 2013a], ou bien à notre ouvrage sur l’histoire du Mont-de-Piété à Bordeaux [Pastureau, 2013c].

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