Docteur Freud and Mister Keynes

Extrait de Keynes ou l’économiste citoyen, Les Presses de Sciences Po, 1999, 2007
mercredi 8 avril 2015, par Bernard Maris *

Avant d’arriver à l’économie et à la philosophie de Keynes (nous avons déjà une petite idée de sa Weltanschaung), il nous faut prendre un second sentier détourné. Le premier passait par Virginia Woolf et ses amis, le second passe par le docteur Freud.

Ignorer Freud en économie – et particulièrement dans l’oeuvre de Keynes, grand lecteur et admirateur de Freud – est à peu près équivalent à ignorer Einstein en physique. C’est peut-être difficile à croire, mais l’économie orthodoxe voulut créer une science ignorant l’argent. Ainsi la théorie quantitative de la monnaie, pilier de l’économie orthodoxe, est une théorie de la « neutralité » de la monnaie. La monnaie n’a pas d’incidence sur l’économie. L’économie orthodoxe postule également la rationalité des individus : ce sont de simples considérations de coût-avantages qui en guident les décisions.

Keynes prit le contre-pied exactde ces deux positions étranges. Les motifs irrationnels et pulsionnels pour la détention d’argent appartiennent, dit-il, à une régression infantile : la monnaie est conservée pour elle-même, comme symbole. À cette régression des individus peut correspondre un état pathologique de la société, la dépression.

Les références de Keynes à Freud sont nombreuses. Le 29 août 1925, le journal Nation and Athenaeum réalise un supplément sur Freud. Keynes, qui est rédacteur en chef des suppléments, écrit une lettre « anonyme » à l’éditeur, intitulée « La psychanalyse freudienne », un éloge du maître de Vienne, qui est aussi une sorte d’auto-éloge : « Le professeur Freud me semble doté, jusqu’au génie, de l’imagination scientifique qui peut construire de nombreuses idées novatrices, de bouleversements, d’hypothèses de travail qui puisent leur fondement dans l’intuition et l’expérience quotidienne, et qui contiennent à la fois des théories qui pourront éventuellement être écartées et des théories de valeur permanente. » (CW, 29, p. 392.)

Un passage du Treatise on Money (1930) contient des références significatives à la théorie freudienne de l’amour de la monnaie, développée par Freud lui-même ou par ses disciples Ferenczi et Jones. Dans son mémoire de 1938, My Early Beliefs, Keynes considère que lui et les Apôtres étaient préfreudiens au sens de précurseurs de Freud. Indiscutablement. Leonard Woolf, pilier de Bloomsbury et Apôtre, raconte comment Strachey et lui-même avaient inventé une méthode d’introspection appliquée aux membres de Bloomsbury, que l’on pourrait qualifier d’« auto-analyse obligatoire ». Adrian, le frère de Virginia, et son épouse, Karin Costelloe, deviendront psychanalystes ; James Strachey et son épouse également, avec le privilège d’être analysés par lemaître de Vienne. Pour la petite histoire, James et Maynard eurent une relation.

Freud ne cacha pas son admiration pour le portrait psychologique du président Wilson brossé par Keynes dans Les conséquences économiques de la paix (il publia lui-même un portrait de Wilson). Lecteur de Keynes, il était également un lecteur de Lytton Strachey, auquel il écrivit qu’il était « marqué par l’esprit de la psychanalyse ».

La conception freudo-keynésienne de la monnaie

Deux mythes, fréquemment évoqués par Keynes, permettent de comprendre sa conception intime, profonde de la monnaie : la poule aux oeufs d’or, et Midas.

La « poule aux oeufs d’or », « l’âne qui fait des ducats » sont des contes ou des mythes qui renvoient à l’origine érotico-anale du désir d’argent,tel qu’il a été développé par Ferenczi dans « Character and Erotism Anal » (1914), article bien connu de Keynes dont il reprend le thème dans« Auri sacra fames » (1930, Essais sur la monnaie et l’économie, p. 80) : « Le docteur Freud enseigne qu’il y a des raisons particulières dans notre inconscient pour que l’orsatisfasse des instincts très forts et serve de symbole. » Le caractère érotico-anal de la perception de l’argent naît dans la petite enfance. Le désir de l’argent en soi, d’argent pour l’argent, est profondément infantile. Cela explique le caractère « inachevé », insatiable, infantile du capitalisme. Le capitalisme n’existe qu’en grandissant. Il est un système immature et transitoire. Keynes pensait, avec Ricardo, Marx, Malthus, Stuart Mill, quele capitalisme était un système dynamique (introduire la « dynamique » dans l’analyse économique ne fut pas la moindre de ses révolutions), provisoire, qui devait déboucher sur autre chose. Il était, pensons-nous, profondément stationnariste, réclamant uncontrôle de la population et une société apaisée, adulte, respectueuse, ayant le privilège de se consacrer aux arts, à la culture et à la philosophie.

Second mythe, celui de Midas. Midas meurt de trop désirer l’or, et de ne pouvoir consommer tout ce qu’il touche qui se transforme en or. Certes, cet amour anormal est essentiel dans le fonctionnement capitaliste. Le capitalisme, c’est l’argent qui fait de l’argent, en passant par la marchandise (A-M-A’) [1], dirait Marx – c’est l’une des rarissimes concessionsque fera Keynes à Marx – et non M-A-M comme le prétendent les économistes classiques). Mais le désir d’accumuler de l’argent pour l’argent peut avoir des conséquences terribles. Le trop d’épargne peut ruiner l’économie capitaliste.

Midas et la « poule aux oeufs d’or » sont les deux faces d’une même pièce, le « fétichisme de la liquidité » – et le lecteur ne manquera pas de sourire à cette expression, songeant au « fétichisme de la marchandise » du jeune Marx. Le paradoxe de Midas est que sa peur infantilede la mort (mais l’adulte est-il jamais débarrassé de cet infantilisme ?), qui le conduit à désirer de plus en plus de pouvoir sur les choses à travers la richesse, le conduit à la mort. L’avare meurt sur sa pile d’or, le rentier se noie dans la liquidité. Quelle meilleure parade contre les hasards, le futur, que la possession d’argent ? « Car l’importance de l’argent tient à ce qu’elle est un lien entre le présent et le futur. » (TG, p. 293.) La mort est inéluctable. Et l’argent, le pont entre le présentet le futur, est un vain bouclier contre cette inéluctabilité. En désirant la liquidité pour elle-même, je refuse mon futur, et je meurs, comme Midas, par crainte de la mort. Qui peut mieux nous leurrer et nous faire croire que nous sommes immortels, que notre inconscient, lequel, comme Freud nous l’enseigne, ignore le temps, l’espace et la mort ?

Ainsi quel que soit l’angle où on la considère, la théorie keynésienne de l’argent renvoie à la conception freudienne de l’argent. La présence de l’inconscient derrière l’« abondante libido » ou les « esprits animaux » des hommes d’affaires est là pour nous rappeler que l’homme n’est pas rationnel.

La rationalité

Midas n’est pas un homme rationnel. Keynes n’a jamais cru en la rationalité des décisions en économie. Notre relation à l’argent est impulsive et inconsciente, et les hommes, dans la sphère économique, agissent de façon impulsive et inconsciente. Le mot le plus utilisé de la Théorie générale est sans doute celui de « psychologie ». Le chapitre 16 est intitulé « Les motifs psychologiques et commerciaux de détention de la liquidité ». Keynes pensait que sa « découverte fondamentale » était celle de la loi psychologique de la consommation. Bref, le fondement de l’économie, c’est la psychologie. C’est très grave.

Si les découvertes de Freud furent un challenge pour le triomphe de la raison dans la science, celles de Keynes furent un challenge pour celle de il n’y a pas d’opposition entre la sphère de la raison et celle de la libido. Toute l’économie néo-classique, orthodoxe, est fondée sur le postulat de rationalité des décisions : Keynes détruit ce postulat. L’économie orthodoxe déteste Keynes pour des raisons de survie : il scie la branche sur laquelle elle est assise, la branche de la rationalité. Or, l’économie orthodoxe n’accepte que le Keynes de la macro, du multiplicateur, voire du déséquilibre de sous-emploi, un Keynes très présentable. Dans tout cet agencement macro et comptable, qui se prête si bien à la modélisation et aux belles équations, pas de trace de motivations des individus. Dans le vrai Keynes, et particulièrement dans la Théorie générale, la psychologie est omniprésente.

La Théorie générale et la présence freudienne

Peut-on ignorer, dès lors, les aspects freudiens de la Théorie générale ? La microéconomie développée par Keynes repose sur trois lois psychologiques fondamentales : la propension à consommer, l’efficacité marginale du capital, et la préférence pour la liquidité qui relie les deux précédentes découvertes.

On peut certes se contenter, comme les économistes, de lire la loi de la consommation comme un principe comptable : plus je suis riche, plus j’épargne. Mais la croissance de l’épargne en fonction du revenu reflète l’image atténuée du mythe de Midas (plus je suis riche, moins je dépense, donc plus j’accumule, et donc plus je deviens riche). La préférence pour la liquidité en est l’image forte. Le désir de liquidité révèle ma peur du futur, de l’incertain, de la précarité, en clair, mon inquiétude : « La possession d’argent liquide mesure notre inquiétude ; et le prix que nous sommes prêts à payer pour nous séparer de cet argent est le prix de cette inquiétude. » (CW, 14, p. 116.) Le taux d’intérêt est un indice de crainte.

La théorie keynésienne de l’intérêt est une révolution majeure, et Keynes fut très attentif, après la publication de la Théorie générale, de marquer la différence irréductible entre sa conception et celle des classiques. Pour eux, le taux d’intérêt est le prix d’équilibre entre l’offre et la demande de fonds prêtables. Pour Keynes, le taux d’intérêt (« la productivité de l’argent mesurée en termes d’argent ») est un indice de la peur du futur couplé avec le privilège rentier que donne la possession d’une liquidité rare. L’intérêt n’a aucune justification économique. L’intérêt se justifie par une position de pouvoir liée à une peur morbide du futur. L’éloge extraordinaire de « l’étrange prophète Silvio Gesell » (TG, p. 350), à la fin de la Théorie générale, qui proposait de détruire la possibilité de conserver de la monnaie non active, repose notamment sur le travail historique du chercheur, ayant découvert à partir de séries statistiques longues, que le taux d’intérêt « dépendait de facteurs psychologiques constants » (ibid., p. 352).

Les esprits animaux

Quels sont ces « esprits animaux » qui ont tant intrigué les économistes, esprits liés au comportement d’entrepreneur opposé à celui, « pathologique », du rentier ? Keynes les décrit comme « un besoin important et urgent d’agir plutôt que de ne pas agir » (TG, p. 176). Ils engendrent des vagues de « psychologie irrationnelle », liées à la psychologie, voire à la physiologie des décideurs : « Quand nous estimons l’investissement, nous devons dès lors considérer les nerfs, le degré d’hystérie, et même les comportements digestifs ou les réactions à la météo de ceux dont dépend cette activité spontanée. » (Ibid.) On notera le terme hystérie. Freud a largement étudié le contenu et l’origine sexuelle de l’hystérie. La pulsion, la libido, le désir sont des éléments essentiels des esprits animaux. Et, bien sûr, très proches, l’agression et le sadisme : « De plus, des tendances humaines dangereuses peuvent être canalisées vers des voies comparativement peu dangereuses par des opportunités de faire de l’argent et d’accumuler une richesse privée, qui, si elles ne pouvaient pas être satisfaites de cette manière, trouveraient leur débouché dans la cruauté, la poursuite imprudente du pouvoir personnel et de l’autorité, et d’autres formes d’agrandissement de sa personnalité. Il vaut mieux qu’un homme exerce sa tyrannie sur son compte en banque que sur ses concitoyens ; et bien que la première soit dénoncée comme condition de la seconde, néanmoins, elle est une alternative. » (TG, p. 367-368).

La spéculation et l’accumulation du capital constituent une excellente « sublimation » de l’ « abondante libido » de certains individus. C’est l’idée qu’il avait clairement exprimée en 1927 dans la recension d’un livre à H.G. Wells, bien avant l’élaboration théorique de la Théorie générale, mais après qu’il eut lu Freud : « Pourquoi certains hommes trouvent plus amusant de faire de l’argent que de rejoindre une secte de conspirateurs ? C’est – à moins qu’ils aient la chance d’être des scientifiques ou des artistes – parce qu’ils retombent sur le grand motif de substitution, l’ersatz parfait de ceux qui, en fait, ne veulent rien : l’argent. Clissold et son frère Dickon, l’expert averti, vont et viennent dans une grande agitation et cherchent quelque chose à quoi attacher leur abondante libido. Mais ils ne trouvent rien. Ils aimeraient bien être Apôtres… Ils ne peuvent pas. Il leur reste à être des hommes d’affaires. »

On ne peut être plus clair. Il existe une hiérarchie dans les activités humaines : d’abord les artistes et les savants. Ensuite ceux auxquels il ne reste rien, sinon le désir d’entreprendre pour satisfaire leur esprit inventif, puis ceux qui entreprennent pour de l’argent, et enfin ceux qui ont le désir de l’argent pour lui-même. Le désir de l’argent pour l’argent est le désir de celui qui a fondé sa cause sur rien, incapable d’inventer, de produire de l’art ou de la littérature. Incapable de plaisir. L’entrepreneur keynésien, en revanche, avec son désir d’inventer, a quelque chose de l’entrepreneur schumpétérien, grand innovateur.

Mais faut-il opposer l’entrepreneur et le spéculateur ? Là encore, une mauvaise tradition opposait le bon entrepreneur, créateur d’affaires et de marchandises, et le mauvais, spéculant et jouant en Bourse ou sur les marchés financiers. Il n’en est rien. Ce sont les mêmes individus, animés des mêmes motifs freudiens. Keynes nous met en garde contre le risque de trop développer les marchés spéculatifs : « Quand l’organisation des marchés augmente, le risque de voir les entrepreneurs transformés en spéculateurs augmente ». Entrepreneurs et spéculateurs sont donc, au fond, de la même race. Les deux sont joueurs et parieurs. Ils jouent avec le futur, activité qui terrorise la majorité de la population, qui se situe plutôt du côté des rentiers, des prudents, de ceux qui n’ont pas d’esprits animaux ou d’abondante libido. Les esprits animaux n’appartiennent pas au mythe de Midas. Ici, le mythe serait plutôt Hermès, le dieu des vagabonds, des joueurs et des voleurs, qui inventa la plupart des jeux comme celui des osselets. La véritable opposition est celle qui existe entre l’homme d’affaires et le rentier, celui qui fait de l’argent en dormant.

Une nouvelle conception du marché

Ce n’est pas tout. Freud et l’enfant entrent dans la psychologie individuelle de l’économie de Keynes, et sa psychologie des foules va fonder, ni plus ni moins, sa théorie du marché. La macroéconomie, ou la théorie sociale de Keynes, considère le marché comme une foule, au sens freudien du mot. La psychologie du marché est la psychologie de la foule. Le marché est une foule irrationnelle, une foule de spéculateurs. « Exubérance irrationnelle des marchés », a dit Alan Greenspan, le patron de la Banque fédérale américaine. C’est très keynésien. Cette conception est en totale opposition avec la conception walrassienne. La société chez Keynes n’est pas une somme d’individus, mais une entité autonome, soumise à des comportements collectifs mimétiques et panurgiques, et capable de « dépression », de « manies », de « cycles », bref, de cyclothymie. Le capitalisme peut être considéré comme une entité organique soumise à cette cyclothymie.

Le marché keynésien est un objet collectif. Il ne résulte pas de l’addition d’individus soumis à la « loi de l’offre et de la demande ». Il est la « foule », aveugle, moutonnière, ignorante, stupide, sujette à toutes les rumeurs, les paniques, et sensible à tous les mouvements d’elle-même.

La théorie du marché-foule s’exprime dans le remarquable chapitre 12 de la Théorie générale et le célèbre « concours de beauté » (beautycontest), qui décrit un système perpétuellement mouvant, sans équilibre, « où chacun cherche à découvrir ce que l’opinion moyenne croit être l’opinion moyenne » (TG, p. 171). Dans l’incertitude radicale, « nous ne savons pas, tout simplement… notre opinion est dénuée de valeur… et force nous est de retomber sur l’opinion du reste du monde, nous ne pouvons que nous conformer au comportement de la majorité ou au comportement moyen » (CW, 14, p. 114-115). L’opinion, chère aux politologues et aux hommes politiques, trouve son expression dans le marché-foule keynésien. Keynes est le premier à avoir conceptualisé l’opinion.

Cette théorie fort originale du marché-foule, théorie mimétique de l’action humaine, où le désir d’autrui modèle notre propre désir, est parfaitement freudienne. Freud levait l’opposition existant entre psychologie individuelle et psychologie sociale : « Il est manifestement dangereux de se mettre en contradiction avec la foule, et l’on est en sécurité lorsqu’on suit l’exemple qui s’offre partout à la ronde, donc éventuellement même lorsqu’on “hurle avec les loups”. » (Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, p. 124.) Ou encore : « L’individu abandonne son idéal du moi contre l’idéal de la foule. » (Malaise dans la civilisation, p. 70.) Keynes dit : « Il vaut mieux avoir tort avec la foule que raison contre elle. » C’est la même chose.

Les économistes orthodoxes n’ont jamais su passer de l’individuel au collectif, du micro au macro. La question de l’agrégation des choix ou des fondements microéconomiques de la macroéconomie débouche sur une impasse logique. Un très célèbre théorème (le théorème d’impossibilité d’Arrow) démontre qu’une somme de rationalités individuelles peut très bien déboucher sur une irrationalité collective, ce qu’avait parfaitement et intuitivement perçu Keynes. D’abord, logiques individuelle et collective peuvent être, bien évidemment, totalement contradictoires. Ensuite, les individus obéissent plus à des pulsions qu’à leur raison. Enfin, des hommes parfaitement raisonnables et rationnels pris un à un deviennent parfaitement irrationnels du fait des phénomènes de foules.

Le passage de l’individuel au collectif chez Keynes se réalise par le biais de l’alchimie freudienne. Qu’est-ce que la société, qui s’incarne dans le marché, sinon la foule des individus, un individu collectif, soumis aux pulsions… et aux dépressions, niant la mort dans le désir d’argent et l’accumulation infinie ? La psychologie de masse est largement une transposition de la psychologie individuelle. Les êtres collectifs prisés par Freud, comme l’Église et l’armée, ne sont-ils pas susceptibles d’être analysés, avec les réserves d’usage touchant à la notion d’inconscient collectif, à partir du concept d’inconscient ? Que l’on lutte contre la mort comme Harpagon ou Midas, par l’épargne infinie, ou comme Bill Gates, par l’investissement infini, le résultat est le même, tout aussi mortifère. L’épargne et l’investissement infinis sont l’un et l’autre contre la civilisation. « Autour de la non-consommation du gâteau poussèrent tous les instincts d’un puritanisme qui, en d’autres temps, s’était retiré du monde et avait négligé les arts productifs aussi bien que récréatifs. Et ainsi, le gâteau s’accrut. Pour quelles fins ? On n’y réfléchissait pas… Il fallait épargner, disait-on, pour notre vieillesse et pour nos enfants. Mais ce n’était là qu’une théorie – et la grâce du gâteau était qu’il ne serait jamais mangé ni par vous ni par vos enfants après vous. » (Les conséquences économiques de la paix, CW, 2, p. 11-13,trad. fr., Gallimard, 1920, p. 27-29.)

Négligence des arts productifs aussi bien que récréatifs, accumulation pour l’accumulation, profit pour le profit, travail pour le travail et surtout pour le profit… Autant ce capitalisme est bienvenu pour Marx (ce capitalisme « agent fanatique de l’accumulation, qui force les hommes sans merci ni trêve » à produire pour produire[Marx,Économie, Gallimard, coll. « Pléiade », p. 1905, souligné par lui]) car accoucheur du paradis communiste, autant pour Keynes il est malade, névrosé, de cette névrose castratrice que l’on retrouve exactement dans Malaise dans la civilisation de Freud, et qui préfigure Reich, Marcuse, et la philosophie stagnationniste, esthétique et sexuellement libératrice à laquelle il ne faut pas craindre d’associer Keynes.

Ainsi la théorie keynésienne est doublement destructrice : 1. Elle fonde le désir d’argent sur des pulsions inconscientes et infantiles ; 2. Elle nie le principe de l’accumulation qui satisfait tant bourgeois victoriens que socialistes marxiens ou non. Mais pourquoi les hommes désirent-ils tant l’argent, la liquidité ? La réponse est simple : parce qu’ils vivent dans une incertitude radicale.

Bernard Maris, Keynes ou l’économiste citoyen, chapitre 2,
Les presses de Sciences Po, 1999, 2007, avec l’autorisation de l’éditeur.

Notes

[1Argent-marchandise-plus d’argent.

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