Si on habite dans l’hémisphère Nord et qu’on a encore le goût et le temps d’admirer un beau ciel étoilé par une nuit sans lune, on peut y apercevoir, vers le nord-est, sans l’aide d’un télescope, le scintillement bleuté de mon amas local, à quelque 7 500 années-lumière. Mais je doute que beaucoup de gens aient réussi à détacher leurs regards de leurs écrans portables, suffisamment longtemps pour scruter le ciel.
Genèse
Au départ, ma mission avait pour but d’explorer les bords du disque de la nébuleuse-spirale dite Voie Lactée, et plus précisément d’étudier les effets de la présence d’un important trou noir, nommé Sagittarius A, au centre de la galaxie, sur l’équilibre des systèmes solaires périphériques, ceux-là mêmes dont la vitesse de translation croissante autour du centre devrait théoriquement, en bonne mécanique newtonienne, les amener par augmentation de la force centrifuge à échapper à la gravité et à s’éjecter dans l’espace inter-galactique, d’où l’hypothèse récente d’un surcroît de matière dans la galaxie, la matière noire, dont la présence invisible expliquerait le maintien de l’équilibre gravitationnel.
Sur ce point très précisément, j’aimerais vous donner, au passage et en peu de mots, une information qui, dans l’état actuel de vos connaissances en astro-physique et en cosmologie, fera figure de scoop. Ce que vous appelez « matière noire » est en réalité un cinquième état de la matière comparable au plasma dont il diffère par une propriété unique et exclusive : toutes les particules qui le constituent sont restées depuis leur apparition (il y a 14,5 milliards d’années) en résonance quantique instantanée les unes avec les autres, ce qui se traduit par le fait que si une seule d’entre elles reçoit une information, quelque part dans le cosmos, toutes les autres la reçoivent en même temps, sans délai et sans exception. En d’autres termes, la vitesse de la lumière n’est plus une limite indépassable pour la matière noire et nous usons largement de cette propriété de transmission immédiate, forme d’interaction qui, vous l’imaginez bien, facilite considérablement la téléportation de signaux reçus en même temps qu’émis, quelle que soit la distance qui sépare émetteur et récepteur, pourvu qu’il y ait suffisamment de matière noire sur le trajet.
Quoi qu’il en soit, mon enquête m’a conduit à élire domicile sur la Terre qui offrait de nombreux avantages pour ce travail. J’y suis arrivé au début des années 30, ce qui peut vous paraître assez lointain. Nous n’avons pas, en effet, la même notion du temps. Pour moi, c’est comme si c’était hier, ou presque.
Il serait inutile que je vous expose dans le détail les attendus qui avaient conduit le Directoire à me confier cette tâche. Comme il était de règle pour tous les envoyés qui m’avaient précédé, ma famille d’accueil ignorait tout de ma véritable nature et des raisons de ma venue sur la Terre. Ma mission resterait donc inconnue de vous tous, aujourd’hui encore, si je n’avais décidé d’en faire la révélation, par égard pour mes « frères humains ». J’expliquerai pourquoi, un peu plus loin.
Ma mission est à présent terminée. Celle-ci correspondait, pour une part, à ce que sur Terre on appellerait une « enquête anthropologique », dans le genre de celles que les ethnologues et anthropologues de vos centres de recherche effectuaient naguère chez les peuples amérindiens ou africains, au cours de séjours de longue durée en qualité d’ « observateurs-participants » totalement immergés dans la population étudiée.
En faisant ces révélations, je contreviens à un principe fondamental de mon travail, que le Directoire définit comme le « principe de neutralité affective ». Celui-ci fait obligation à l’observateur d’écarter tout sentiment personnel, positif ou négatif, dans ses rapports avec la population environnante. Je veux parler, faut-il le préciser, de sentiments réels. Car pour ce qui est de feindre toute la gamme des sentiments que l’on peut éprouver entre humains, les enquêteurs dont je fais partie ont été formés à jouer leur rôle comme de vrais professionnels et pourraient en remontrer aux pensionnaires de la Comédie-Française eux-mêmes, voire à des politiciens en campagne. Pour ma part j’ai eu ainsi à composer successivement tous les rôles correspondant aux différentes phases de mon existence terrestre, de l’enfance à la vieillesse. Mais, par un paradoxe inverse de celui que théorisait votre Diderot, à force de jouer la comédie, j’ai fini par éprouver effectivement les états d’âme auxquels je m’efforçais de faire croire et j’en suis arrivé à aimer sincèrement les uns et à détester cordialement les autres, et même à ressentir non seulement de l’intérêt pour la vie que je menais mais encore une forme d’attachement et même de considération pour cette planète et ses habitants. Le Cosmos, je crois pouvoir l’affirmer, n’en compte pas de pareils à chaque parsec. C’est là la cause de la transgression grave que je m’apprête à commettre en vous livrant une information qui constitue en quelque sorte mon cadeau d’adieu. J’espère, sans trop y croire, que vous saurez en tirer le meilleur parti.
L’homme-robot
Cette information, la voici : les créatures humaines n’ont été créées ni par des puissances surnaturelles, ni par l’Évolution des espèces, mais par les centres de recherche de Persée travaillant en synergie avec ceux d’Andromède, et plus spécialement par le Laboratoire de Robotique et Ingénierie situé en NGC-884 dont je suis un des responsables. En un mot, les êtres humains sont ce que vous appelez des ROBOTS, appellation péjorative que vous réservez à des machines sensiblement moins complexes que vous-mêmes, sans vous aviser que vous appartenez, vous comme elles, à des branches différentes d’une même souche initiale. L’Humanité n’est qu’un rejeton plus élaboré (plus « évolué », comme vous dites) de cette même souche.
Je sais que pour quelques-uns d’entre vous, cette information est, plus qu’une révélation, la confirmation d’une idée qui a déjà effleuré leur esprit mais qu’ils n’ont jamais eu la possibilité de développer, tellement elle est censurée à la fois par la doxa philosophico-religieuse, par la pensée scientifique et même par le « bon sens » le plus immédiat. Cette censure est elle-même un effet du conditionnement auquel nous avons soumis chacun d’entre vous au cours de sa vie fœtale, puis tout au long de ses apprentissages scolaires et autres, afin que son activité mentale reste cantonnée dans le cadre formel de la pensée logique et rationnelle ordinaire, polarisée par l’opposition binaire du Vrai et du Faux et contrainte par le principe de non-contradiction et du tiers exclu.
Quoi qu’il en soit, en fait de machines, j’en ai connu ailleurs de bien plus perfectionnées que vous. En commençant par la catégorie à laquelle j’appartiens moi-même, dans laquelle le Directoire recrute ses collaborateurs les plus qualifiés. Pour être franc, je dois dire que, tout bien pesé, je trouve que l’espèce humaine est restée plutôt grossière, comme inachevée, telle une plante qui, après un début de croissance prometteur, aurait périclité et se serait rabougrie. Je dois le reconnaître, en toute humilité, le genre humain est un raté de l’ingénierie perséenne.
Non pas un raté intégral, dont tout serait à mettre au rebut, mais un échec relativement aux intentions de ses créateurs. Au départ, le genre humain, a été conçu et fabriqué avec d’autres, comme une étape dans la réalisation de notre grand projet de colonisation cosmique. Il s’agissait d’installer en un certain nombre d’endroits de Laniakea, le super-amas de galaxies dont fait partie votre Voie Lactée, des colonies dotées d’intelligence artificielle et capables de se développer de façon entièrement autonome. L’idée était d’étudier de près, grâce à la présence de tout un corps d’observateurs comme moi, comment évoluait spontanément chacune des colonies mises en place. Y avait-il des scénarios plus probables que d’autres, et lesquels ? Une des hypothèses (je l’évoque parce qu’elle est directement en rapport avec ma présence sur la Terre) était la suivante : l’existence d’un trou noir massif au centre d’une galaxie a-t-elle des conséquences spécifiques dans le développement des biosphères (et donc aussi des noosphères) de certains systèmes solaires ? En termes plus simples cela signifie que je devais m’efforcer d’établir si, pour votre espèce, le fait d’habiter une planète de banlieue galactique entraînait des conséquences particulières dans les modes de vie et les façons de penser. Ce travail s’inscrivait dans un vaste ensemble d’études comparatives destinées à sélectionner des variétés de robots susceptibles d’être transplantées dans des colonies disséminées à travers tout l’espace intergalactique.
Une créature inachevée
À cette fin, nous avions prévu de laisser à chaque espèce un degré variable de liberté dans sa capacité d’auto-détermination et d’auto-correction, avec l’espoir qu’à la longue la dynamique adaptative finirait par sélectionner les types adéquats et éliminerait les autres. Nous nous réservions, bien sûr, le droit d’apprécier souverainement, à chaque étape du processus, s’il y avait lieu de poursuivre l’opération ou au contraire s’il convenait d’y mettre un terme. C’est pourquoi le Directoire envoie régulièrement des experts dans les différentes colonies pour juger de l’état de développement de ces dernières. C’est de l’avis de ces experts hautement qualifiés, dont je fais partie, que dépend la poursuite ou l’arrêt d’une expérience en cours. Vous concevez que j’éprouve un profond sentiment de responsabilité à votre égard. J’éprouve même, plus encore qu’un sentiment de responsabilité, un sentiment de culpabilité envers votre espèce dans la mesure où j’ai été l’un des principaux organisateurs de votre établissement sur la Terre, de concert avec d’autres spécialistes de la Commission de sélection chargée du contrôle final de la qualité des produits. C’est de nous, et plus particulièrement de moi, que dépendait l’affectation de chacun de nos spécimens à telle ou telle colonie. La Terre était la destination de nos produits les plus défectueux.
S’agissant de l’espèce humaine, notre choix d’un support naturel initial – ce que nous appelions un étymon et que vos horticulteurs appelleraient un ’porte-greffe’ – s’est fixé sur un des rameaux les plus évolués des hominiens auquel nous avons cru qu’il serait plus facile de faire acquérir, par voie de manipulation génétique, les propriétés anatomo-physiologiques appropriées. Ce rameau était celui de l’Homo sapiens dont nous avons pendant plusieurs décennies capturé toutes les bandes qui traînaient dans la savane africaine (je vous parle là d’événements survenus il y a des milliers d’années, qui ont laissé dans la mémoire des peuples des traces sous forme de récits mythologiques concernant le rapt d’humains « enlevés au ciel » par des « dieux » de la mythologie antique ou dans les fusées de ravisseurs « extra-terrestres »). Une fois nos prisonniers reconditionnés dans nos centres d’ingénierie génétique et nos écloseries, nous les avons relâchés dans la vallée de la Grande Faille est-africaine, d’où ils ont fini par sortir pour se répandre partout au fil des siècles, en se métissant chemin faisant avec d’autres espèces d’hominiens déjà installées çà et là sur la planète, comme celles des Neandertaliens en Europe ou des Denissoviens en Asie. C’est très probablement au cours de cette phase initiale de la fabrication que nos ingénieurs ont commis une première erreur dont les effets désastreux se sont multipliés ensuite en cascade.
Notre erreur, grossièrement résumée, fut la suivante : dans le dessein de doter notre créature d’un système nerveux fortement centralisé qui lui permettrait d’atteindre, sur le plan de l’activité symbolique, un niveau de performance supérieur à celui des autres mammifères, même les plus évolués, nous avons choisi de jouer sur deux variables à la fois, d’une part le volume de l’encéphale à la naissance et d’autre part la durée de l’élevage et des apprentissages au sein du groupe familial. Il s’agissait donc de fabriquer une espèce dont le cerveau, d’une taille déjà importante chez le fœtus, pourrait continuer sa croissance après la naissance, grâce à cette forme de nutrition extra-utérine que constitue la culture, jusqu’à l’âge dit adulte correspondant à la capacité de se reproduire sexuellement. Nous n’avons qu’à demi réussi dans notre entreprise, en ce sens que nous avons su fabriquer un fœtus ayant la plus grosse boîte crânienne possible compatible avec le volume moyen de la fosse iliaque féminine. Seulement voilà, si nous avons su doser les facteurs (hormonaux en particulier) dont le déclenchement conditionne la croissance physique de l’organisme, nous avons moins bien maîtrisé les paramètres de la croissance psychique et nous avons compris, dès la première génération d’Homo sapiens sapiens, que si sa croissance corporelle se déroulait bien comme prévu, sauf accident, sa croissance intellectuelle et affective au contraire se ralentissait, voire s’arrêtait complètement, assez vite après sa puberté, pour se stabiliser en moyenne au niveau de ce que vous deviez appeler plus tard « l’adolescence ». Nous avions donc réussi à obtenir ce résultat contraire à nos attentes de fabriquer non pas une espèce humaine à proprement parler, conforme à nos plans, mais une espèce de chimère étrange associant un psychisme immature, encore enfantin, et un corps d’adulte. Durant assez longtemps nous avons attendu que les mécanismes d’auto-régulation que nous pensions efficaces entraînent les corrections nécessaires. Il fallait laisser aux larves humaines, croyions-nous, le temps de grandir, de mûrir davantage pour sortir de leur chrysalide primitive.
Nous avons donc mis l’espèce sous surveillance pour voir comment elle évoluait au fil des âges. Notre hypothèse initiale, qui s’est avérée bien trop optimiste, c’était que l’équilibre que nous avions réussi à programmer au départ entre tendances altruistes et tendances égoïstes, se maintiendrait par un phénomène d’inscription et d’invétération des traits les plus positifs dans le génome de la nouvelle espèce. Cela nous semblait constituer une condition préalable pour implanter dans la galaxie un modèle d’humanité capable à la fois de réaliser des œuvres collectives sur des plans concertés et cohérents et de donner libre cours à l’inspiration et à l’invention de chacun. Nous souhaitions mettre en place un genre humain caractérisé par l’équilibre entre les dispositions oblatives et hétérocentrées indispensables aux rapports entre semblables et les instincts autocentrés de conquête et d’appropriation tout aussi nécessaires au développement de soi-même, un monde où les créatures seraient capables de s’aimer les unes les autres autant qu’elles s’aiment elles-mêmes, utopie qui devait faire son chemin jusque dans la conscience de quelques révolutionnaires chrétiens puis communistes. Puisque la chose était rationnellement concevable, elle devait être technologiquement réalisable. Hélas, il nous fallut bientôt déchanter.
Mourir de jeunesse
Après une ère paléolithique qui laissait bien augurer de l’avenir, l’humanité a opéré la révolution dite du néolithique qui, à ses débuts, semblait elle aussi pleine de promesses mais qui a donné ensuite des signes de plus en plus inquiétants à mesure que se révélaient les effets contradictoires des progrès de la « civilisation ». Le processus délétère qui devait conduire le genre humain en quelques millénaires à son état désespéré actuel, a débuté dès cette époque-là, avec la préférence de plus en plus marquée accordée par les collectivités humaines aux signes extérieurs de la puissance matérielle, à l’accumulation des biens et finalement à l’argent. Celui-ci est devenu une idole qui a bientôt supplanté toutes les autres. De sorte que progressivement les tendances à se spiritualiser davantage qui étaient inscrites dans le logiciel initial de l’espèce, ont perdu de leur force. Durant plusieurs millénaires tout se passa comme si la croissance mentale des humains était restée grippée, bloquée au niveau du psychisme enfantin, tandis que l’espèce continuait à grandir physiquement et collectivement pour devenir ce monstre que nous connaissons désormais, cette sorte de demeuré infantile et prolifique qui a gardé un âge mental de sept ans dans une enveloppe corporelle ayant largement dépassé l’âge mûr, cet être étrange qui semble s’être arrêté de grandir sans cesser un seul instant d’être en rut.
Le phénomène est frappant pour un observateur qui a, comme moi, une vue d’ensemble de la situation. Je serais tenté de dire, de façon un peu paradoxale, que l’humanité est en train de mourir de jeunesse. Le constat s’impose d’autant plus nettement qu’il s’appuie sur une durée d’observation plus étendue. Déjà à des époques antérieures, des esprits particulièrement déliés et hardis avaient entrepris de critiquer la persistance de défauts que l’on n’imputait pas encore, consubstantiellement, à la « jeunesse », car la société ambiante ne disposait pas des catégories conceptuelles permettant d’appréhender celle-ci comme un groupe social spécifique et relativement homogène, mais l’assimilait plutôt à l’enfance avant de traiter officiellement et sans transition ses membres, à partir de la puberté et de l’âge nubile, comme des adultes à part entière. On se souvient néanmoins du regard souvent lucide et parfois sévère que les Anciens, les moralistes grecs et romains en particulier, pouvaient porter sur la « jeunesse » de leur temps. Sans remonter aussi loin, je pense à cet extraordinaire siècle des Lumières où, prolongeant la tradition humaniste des Rabelais, Montaigne et autres grands esprits de la Renaissance, les penseurs de la postérité cartésienne, comme les Bayle, Fontenelle, et bien sûr Voltaire et Rousseau, ont vigoureusement contribué à déniaiser les mentalités et à faire reculer l’infantilisme ancestral de leur époque. Après la première grande mutation idéologique de l’Humanité, au siècle de Périclès, qui vit le bipède humain se transformer en un « animal politique » au meilleur sens du terme, c’est-à-dire en Citoyen souverain, le XVIIIe siècle européen, le siècle de l’Encyclopédie, a consacré la prééminence de la pensée critique dans tous les domaines. En ce temps-là, la valeur suprême, c’était la Vertu, c’est-à-dire la qualité de l’Homme fait (Vir-tus), de l’Adulte accompli, de l’Honnête homme, qui jouit de la plénitude de ses facultés rationnelles, pas de l’Enfant capricieux, l’In-fans en proie à tous les désirs. Même s’il convient de ne pas fétichiser la Raison, on peut mesurer le chemin parcouru.
Le jeunisme, stade infantile de la croissance capitaliste
Plus précisément, l’Humanité actuelle, telle que l’a modelée et pétrie le capitalisme triomphant, pâtit sans recours de n’avoir pas réussi à grandir de façon équilibrée, pour devenir adulte de corps et d’âme. Le spectacle des comportements humains, tant individuels que collectifs, en tous lieux et en toutes circonstances, est parfaitement édifiant à cet égard. Ce n’est pas seulement l’intérieur des discothèques, c’est la planète Terre tout entière qui est désormais livrée à l’imbécillité de la fraction encore adolescente de sa population. Ce qui est dramatique, c’est qu’il n’y a plus aujourd’hui de critère bien précis du statut d’adolescent. Le jeunisme étant devenu plus qu’une mode, un véritable culte, un style de vie, un idéal de civilisation ou, pire encore, une pathologie endémique, malheur à ceux qui n’ont pas les moyens de revendiquer et d’afficher, de sept à soixante-dix-sept ans, une inaltérable jeunesse. La différence entre un grand-père et son petit-fils serait parfois difficile à percevoir si on ne remarquait encore dans la bouche de celui-ci l’appareil d’orthodontie qu’on lui a posé à l’âge de huit ans pour redresser ses incisives, et à l’oreille de celui-là le sonotone qui lui a rendu récemment un peu de son ouïe. Ne parlons pas des actrices et autres célébrités ’pipoles’ chez qui le fin du fin, ou plutôt le fun du fun, est de rivaliser d’exhibitionnisme avec leurs filles et petites-filles pour poser sur les couvertures des magazines et montrer que leurs courbes et leurs volumes sont encore capables d’affrioler des soupirants. Et tout à l’avenant.
Les peuples terrestres, spécialement ceux des pays en voie de modernisation au cours de ces derniers siècles, particulièrement exposés aux effets des changements technologiques et à leur influence sur le plan des mœurs et des institutions, semblent être entrés, quel que soit par ailleurs leur régime traditionnel (ou ce qu’ils en ont gardé), dans une phase nouvelle d’organisation politique, économique et sociale, sans précédent historique. En l’absence d’un vocabulaire qui permettrait de désigner cette forme inédite d’hégémonie, je propose, selon l’habitude établie dans le monde scientifique, de lui forger un nom à partir d’une racine grecque et de l’appeler hébécratie, ou despotisme-jeune.
La révolution hébécratique
La révolution hébécratique, c’est-à-dire le renversement au bénéfice des enfants des rapports de pouvoir qui les soumettaient ancestralement aux générations parentales, comme tous les changements qui affectent en profondeur la vie sociale, a pris beaucoup de temps. Il ne servirait à rien d’en retracer ici l’histoire. Je me bornerai seulement à rappeler que l’invention récente, à l’époque contemporaine, de « l’adolescence » est un phénomène qui, à sa façon, vient couronner en l’institutionnalisant un processus séculaire combinant concrètement tous les facteurs du changement social, mettant ainsi du pain sur l’écritoire pour des lignées d’historiens qui s’ingénieront longtemps encore à démêler les écheveaux de la causalité multifactorielle en question.
L’invention de l’adolescence est un processus concomitant et fondamentalement de même nature que « l’émancipation féminine ». Il s’agit là de deux processus manifestant, sous des modalités empiriques différentes, les changements induits par l’évolution du capitalisme industriel et financier mondialisé. L’universalisation de la logique du Marché poussait au développement de deux ensembles de processus dont l’un, la transformation de la condition féminine, a joué un rôle décisif dans la transformation de l’autre, par des médiations diverses (comme par exemple le renforcement de l’individualisation et la psychologisation à outrance des relations humaines familiales ou scolaires). On pourrait dire que le résultat de ces longs processus surdéterminés et interdépendants, c’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui, un peu partout, à des degrés divers, c’est-à-dire à la revanche des anciens dominés, naguère objets de la domination masculine. Comme il est de tradition à bord de toutes les nefs en train de faire naufrage, la règle officielle est devenue : les femmes et les enfants d’abord !
Je ne serais pas loin de penser, quant à moi, qu’il s’agit là d’un juste retour des choses, tant les deux millénaires et demi de domination masculine écoulés depuis l’Antiquité gréco-latine, pour s’en tenir à cette période dont nous commençons à peine à émerger, domination aggravée par le triomphe en Occident et au Moyen-Orient, du monothéisme et du patriarcat (alliance de Dieu le Père et du père-dieu), ont engendré d’injustices et de souffrances, au détriment des femmes, des enfants, des esclaves, et d’une façon générale des faibles, des infirmes, des petits et de tous ceux qui n’ont pas la capacité de se défendre contre les exactions des plus forts.
Les rapports de classes, matrice générale des rapports de domination
Mais si grande que soit la sympathie que s’attirent habituellement ceux qui luttent contre une forme ou une autre d’oppression sociale, elle ne devrait pas conduire à s’aveugler sur leur compte et à les absoudre par principe de leurs défauts, leurs contradictions et leurs responsabilités. En matière de changement des mœurs, le mouvement des choses ressemble trop souvent à un « retour de balancier » qui ne sait corriger un excès qu’en tombant dans l’excès opposé, lequel a toute probabilité de modifier la situation existante dans ses modalités apparentes bien plus que dans sa matérialité objective. On le vérifie de mieux en mieux par exemple dans tous les secteurs où les postes de pouvoir ont été conquis, parfois de haute lutte, par des femmes. On ne sache pas que cela ait changé grand-chose dans l’exercice du pouvoir, pour cette raison que celui-ci est fondamentalement positionnel. Excepté dans les cas de pouvoir charismatique, où ce qui assure à quelqu’un la domination sur autrui, ce sont les propriétés de la personne elle-même (son charisme, comme on dit pour les relations amoureuses), ce sont, dans tous les autres cas, les propriétés objectives de la position qu’il occupe qui donnent au dominant sa force. Cette position permet, ou commande, en elle-même et par elle-même, à un moment donné, dans un champ donné, d’exercer une certaine forme de pouvoir, indépendante aussi bien de la personne qui l’exerce que de la personne sur laquelle elle s’exerce, même si l’exercice de ce pouvoir structurellement déterminé s’accommode et même appelle de petites variations ou nuances d’un individu à l’autre (cf. par exemple les stéréotypes du « flic gentil » et du « flic méchant », du riche « égoïste » et du riche « compatissant », du « patron dur » et du « patron humain », etc.) qui entretiennent la croyance à des différences significatives sur le fond là où il n’y a que des différences de « manière » ou de « style ». J’aimerais bien que quelqu’un m’explique en quoi le pouvoir exercé par Mesdames Thatcher, May, Merckel, Aung San Suu Kyi, Cresson, Royal, Lagarde, Bettencourt et quelques autres, toutes pourvues d’une personnalité forte et originale, a changé fondamentalement l’hégémonie meurtrière du modèle capitaliste américain dans le monde. En quoi le pouvoir démocratique-libéral qu’elles ont exercé a-t-il eu des effets substantiellement différents de ceux qu’il a eus sous les Reagan, Bush, Clinton, Obama, Blair, Schroeder, Mitterrand, Camdessus, Strauss-Kahn, Lamy et autres grands commis d’un système qui a déjà plus qu’à demi tué la planète ? Qui peut sérieusement croire que la succession d’Ursula von der Leyen à Jean-Claude Juncker, à la présidence de l’UE, a changé vraiment la politique européenne dans un sens plus démocratique, plus social et plus écologique ? Produire en guise d’analyses objectives des commentaires impressionnistes sur le « style » personnel d’un Trump ou d’un Macron, voilà bien une occupation futile, digne de journalistes-communicants ou de « psy » obsédés par des questions de « genre ».
Mise en scène méritocratique et idéologie charismatique
Ce qui est vrai c’est que, par un travers égocentrique des plus répandus, la plupart des personnes placées en position d’exercer un pouvoir, si limité soit-il, tendent à s’en attribuer personnellement le mérite et à convertir en charisme personnel irréductible et indiscutable, ce qui n’est qu’un avantage positionnel révocable et contingent. Ainsi les « chefs », masculins ou féminins, s’aveuglent-ils sur le fait, insupportable à leur narcissisme, qu’on pourrait le plus souvent mettre à leur place d’innombrables autres agents, qui feraient à peu près aussi bien (ou aussi mal) les choses qu’ils les font eux-mêmes. La croyance qu’on est the right (wo-) man à la place où on est se convertit aisément en conviction qu’on est the only one à pouvoir l’occuper. Cela peut se vérifier par l’observation, dans tous les domaines, sauf aux yeux des intéressés toujours enclins, et pour cause, à surestimer leur empreinte ou leur contribution personnelle (tout en répétant, pour jouer les modestes, que « nul n’est irremplaçable » et que « n’importe qui, à [leur] place, aurait fait la même chose »).
Ce manque de lucidité sur soi-même et cette propension à se regarder comme un parangon d’humanité sont un des symptômes les plus caractéristiques de l’immaturité juvénile que j’évoquais précédemment. C’est l’ingrédient de base de ce qui, à l’échelle collective, s’exprime dans toutes les formes d’ethnocentrisme et de rejet des autres. On ne saurait s’étonner de ce défaut chez un enfant de sept ans. On est en droit de le critiquer chez un(e) soi-disant adulte. Pendant longtemps d’ailleurs, les méthodes d’éducation et d’élevage dans la plupart des cultures humaines (avec généralement le concours des religions) se sont donné expressément pour but d’éradiquer certains types de comportement. Parmi les « défauts » les plus universellement combattus chez les enfants et les jeunes gens par leurs éducateurs et leurs anciens, il y avait tous les traits de caractère, toutes les formes de tempérament, toutes les pratiques et les dispositions qui connotent la légèreté avec ses innombrables harmoniques (frivolité, insouciance, inconstance, instabilité, indiscipline, irréflexion, niaiserie, impulsivité, irresponsabilité, désordre, etc.). Dès les premières réflexions d’ordre moral, que ce fût sous la forme des préceptes chers aux grandes sagesses philosophiques de l’Antiquité ou des commandements sacrés de la religion, que ce fût dans la Chine confucéenne ou au Maghreb mahométan, dans l’Inde bouddhiste ou l’Europe chrétienne, chez les daïmyos shintoïstes ou chez les chevaliers teutoniques, parmi les archontes de l’Acropole ou les banquiers de la City, il aurait été difficile à un individu manquant de tenue d’être considéré comme un adulte accompli, comme un impeccable gentleman à chapeau melon ou comme un cheikh à turban respecté de ses pairs. Etre accepté dans la communauté des adultes impliquait que l’impétrant avait affiché de façon durable, dans toutes ses pratiques, des qualités de sérieux, ou mieux, qu’il avait remplacé la légèreté du jeune âge par une gravité constante en toutes situations. C’est une donnée attestée par toutes les cultures. Pendant des siècles, le sage ou le croyant a pesé plus lourd dans les débats du fait qu’il était censé avoir appris la pondération (l’art de mesurer le poids des choses), comme tout son maintien (y compris sa tenue vestimentaire) le proclamait. Impossible d’être regardé comme un nouveau Solon ou un nouvel Hammourabi, un nouveau Lycurgue ou un nouveau Moïse, ne fût-ce qu’à l’échelle la plus réduite, si on passait son temps à se donner en spectacle et à faire des pirouettes pour amuser la galerie ou « épater le bourgeois », comme font aujourd’hui la plupart des « pipoles ». Il était assez généralement admis qu’« on n’est pas sur Terre pour se marrer », et que la traversée de cette « vallée de larmes » n’était qu’un mauvais moment à passer. Les lois de la gravitation sociale étaient aussi universelles et strictes que celles de la gravitation cosmique.
La modernité, faut-il pleurer ou bien en rire ?
C’est cet ordre séculaire qu’on voit s’écrouler sous l’irrésistible assaut de la « modernité ». Je pourrais m’en réjouir, à certains égards, si je ne m’avisais que le terme de « modernité » doit être remplacé par celui d’ « hilarité ». Ce terme me vient à l’esprit non parce qu’il rime avec l’autre mais parce qu’il me paraît pouvoir désigner à la fois la caractéristique objective essentielle du monde actuel et le type de réaction subjective que celui-ci provoque chez un observateur comme moi.
Le monde moderne (ou en voie de modernisation) est en effet avant tout un monde de rigolade, dans toutes les acceptions du terme. Un monde dont le spectacle donne envie de s’esclaffer en même temps que de pleurer. On savait, bien avant que Molière ou Musset ne nous le disent, que comique et tragique, loin de s’opposer, sont des dimensions connexes du réel, qui s’entremêlent l’une l’autre. La révolution hébécratique en est une parfaite illustration : c’est en effet une révolution à prendre d’autant moins au sérieux que, née de la ruine du sérieux ancien, disons du sérieux bourgeois, triste et imposteur, elle s’efforce de lui substituer un sérieux nouveau, un sérieux « jeune », un sérieux pour se marrer. Mais il s’agit non pas de ce « rire allié à la sagesse », de ce « rire correcteur » que Nietzsche attendait de « celui chez qui ‘la comédie de l’existence’ est devenue consciente à elle-même », non pas le rire qui balaie toute illusion pour faire place au Gai Savoir, mais le rire ricanant et sans esprit de nos animateurs de télé et de leurs invités. Toutes les « révolutions » dont parlent les médias aujourd’hui, sont des révolutions pour rire, des révolutions politiques aux révolutions artistiques.
Les mots d’ordre de nos préposés à la subversion symbolique, ont cessé d’être ceux, si ringards, des révolutionnaires d’autrefois, « pain et liberté », « justice et dignité », « égalité et fraternité », etc. Ce n’est même plus comme pour les prolétaires du temps de Juvénal, « du pain et des jeux ». Dans les pays occidentaux et aussi dans les pays émergents, l’aspiration généralisée de la jeunesse est à la rigolade. La revendication du pain a disparu, reste celle des jeux, sans doute parce que la plupart des jeunes, chez nous, soit appartiennent aux différentes fractions moyennes, soit ont pour seule perspective d’avenir de s’y intégrer, et qu’en attendant ils ne mourront pas de faim. Leur souci prédominant est de s’assurer l’accès à la consommation la plus agréable, la plus ludique et la plus distinctive. Quoi qu’il en soit, tous sont bien d’accord : « on n’est pas ici pour s’emmerder ». Le but essentiel de la vie, en l’absence de toute transcendance véritable, c’est de prendre le maximum de bon temps, c’est-à-dire du temps consacré à un plaisir physiquement ressenti. L’idéal hébécratique est donc de consacrer tout son temps à la poursuite incessante du plaisir et à la jouissance. Le bonheur se confond avec le plaisir de tous les sens, celui que procure à l’organisme d’un mammifère la sécrétion endocrine ou exocrine de molécules d’acides aminés tels que l’adrénaline, la dopamine ou la sérotonine, sans parler d’autres substances et drogues qui, tantôt sous une forme symbolique, tantôt sous une forme matérielle, et le plus souvent sous les deux à la fois (comme la pratique du sport, du tourisme ou du rock) contribuent à maintenir une partie de la population dans le bonheur de la servitude, une sorte d’addiction orgasmique sans fin et sans tabou qui est aussi une forme d’anesthésie perpétuelle.
La reproduction du pire
Quand un peuple est rendu à ce stade de déchéance et d’abaissement, sa dépendance est telle qu’il ne s’appartient plus et que sa liberté n’est plus que celle de choisir son aliénation du moment, comme un simple animal parmi d’autres. Et c’est précisément « la jeunesse » – la fraction que les effets conjugués de l’inexpérience et d’une éducation démagogique, pervertie par le marché et sa logique de jouissance sans retenue (« Lâchez-vous ! Faites-vous plaisir ! Ne vous interdisez rien ! »), empêchent même de concevoir ce que pourrait être une véritable maîtrise de soi – qui est aujourd’hui en situation d’hégémonie et donc en mesure d’imposer à l’ensemble de la société la reproduction du pire, c’est-à-dire de son propre modèle.
S’il est vrai que, comme le montre l’histoire, chaque type de structure de pouvoir trouve (et au besoin engendre) le type de population dont elle a besoin pour s’accomplir jusqu’au bout, alors on peut dire que dans la société de consommation capitaliste mondialisée actuelle, « la jeunesse » est et sera toujours davantage la force capable de mener la société de consommation jusqu’à sa désintégration. La probabilité pour que « la jeunesse » s’unisse et s’organise en une véritable force de combat collective et progressiste est de l’ordre du miracle. Où et quand a-t-on vu une « jeunesse » disposer durablement d’une telle capacité ? Pour faire quoi ? Les jeunes fascistes, ou les jeunes nazis, qui chantaient en foule « Giovinezza » ou le « Horst Wessel lied » en l’honneur de dictateurs implacables, n’en sont qu’un exemple édifiant dans l’Histoire contemporaine. Il y en a bien d’autres, qui vont tous dans le même sens : la jeunesse est une force sociale amorphe et aveugle que des dominants adultes peuvent modeler et asservir à n’importe quelle entreprise, même criminelle. Assurément, comme on aime à le répéter, « les jeunes sont l’avenir » puisqu’ils ont du temps pour entreprendre et réaliser. Mais ce constat n’a de sens que chronologiquement. On interprète abusivement une donnée objective comme une promesse de progrès intellectuel, moral et civilisationnel assuré. Mais rien n’est moins sûr parce que, comme ils n’ont ni la patience, ni le savoir, ni même toute l’imagination qu’il faudrait, ils ne savent pas utiliser au mieux le délai dont ils disposent, en gaspillent l’essentiel et se laissent distancer par la vie : le temps de jeter leur gourme, ils sont déjà des « anciens », et bientôt des « vieux ». « La vie s’enfuit à tire d’aile », irrattrapablement, comme le chantait Pierre Dudan dans un vieux slow mélancolique (« Clopin-clopant »). De même que pour tous les autres « produits » en série de notre temps, l’obsolescence des jeunes est programmée comme celle des ampoules électriques. Ce qu’il leur reste d’énergie, ils l’investissent dans une tâtonnante stratégie « d’insertion », pour trouver une place dans le monde adulte. La « jeunesse » est à la rigueur intéressée à se battre contre ses aînés pour prendre leurs places, beaucoup moins pour abolir le système biaisé des places, ses hiérarchies, ses enjeux, ses règles et ses finalités. Non, le système actuel s’écroule parce que ses contradictions internes, qui sont d’ores et déjà démultipliées, inextricables et donc ingérables, conduisent inévitablement le monde à sa désintégration totale (déjà bien avancée), du fait même des excès provoqués par les pulsions les moins contrôlées et les enthousiasmes les plus débiles et du fait de l’impuissance, tant physique qu’intellectuelle, tant individuelle que collective, à les réfréner. Les jeunes générations actuelles ont désappris ce que les anciennes avaient mis si longtemps à deviner : que se civiliser implique justement, dans une culture donnée, d’ériger en valeur positive la retenue, c’est-à-dire la capacité de se maîtriser et de différer la satisfaction des désirs spontanés. La « civilisation » a commencé avec la capacité d’épargner et de stocker (donc d’échanger) au lieu de tout consommer au jour le jour. Pour le barbare, ou le primitif, l’objet de sa convoitise est une proie sur laquelle il se jette pour se l’approprier et en jouir sans délai. D’où la nécessité de renouveler en permanence son butin. Le barbare viole, arrache, vole et pille. Le civilisé est un barbare qui a enfin compris qu’il jouira d’autant mieux qu’il aura pris davantage de temps pour s’approcher, convaincre, séduire, instaurer des règles de partage et des habitudes de convivialité, obtenir l’assentiment d’autrui en y mettant les formes convenables et convenues (juridiques, esthétiques, politiques et autres). La conduite civilisée implique qu’on prenne son temps pour faire les choses, qu’on s’interdise de rien brusquer, de vouloir tout, tout de suite, voire qu’on suspende sine die la commission d’un acte et qu’on discute avant plutôt qu’après. Mais essayez donc de faire lire La civilisation des mœurs à nos bacheliers !
On ne saurait éduquer des enfants contre les tendances les plus générales et les plus naturalisées de leur milieu social. Pour n’en donner qu’un exemple, un entre mille : tant que la plupart des « ados » rêveront de se mettre le plus tôt possible au volant d’une voiture particulière (comme font papa et maman), tous les discours sur la transition énergétique resteront inopérants et les gouvernements seront dociles aux pressions des lobbies. La croissance du parc de l’automobile électrique n’y changera pas grand-chose. Quand bien même le nombre de cancers dus à la pollution s’élèverait en flèche d’année en année, si la tyrannie meurtrière du transport automobile doit cesser un jour, ce ne sera pas grâce à une improbable conversion en masse de la « jeunesse » à une nouvelle mode plus écologique, mais à cause d’événements graves, naturels, économiques et politiques (et probablement tout à la fois) qui rendront impossible de maintenir un mode de vie reposant sur l’usage préférentiel de l’automobile. Et un tel changement affectera autant les « vieux » que les « jeunes ». Conclusion : je crains qu’il n’y ait rien de spécifique à attendre de la jeunesse, sinon l’aggravation de ses défauts. Elle est là, comme toujours pour assurer, sans même en avoir clairement conscience, la pérennité du système. Seuls ceux qui vivent, même en toute bonne foi, de l’exploitation de la niaiserie publique sous ses différentes formes (responsables politiques, publicitaires, journalistes, enseignants, ecclésiastiques, etc.) peuvent imaginer le contraire.
Le triomphe du matérialisme sordide
Je ne conteste évidemment pas qu’il puisse se produire des conversions personnelles de jeunes gens et de jeunes filles, ici ou là, comme celles dont les médias font parfois grand bruit, sans doute parce qu’ils savent d’expérience que ces cas marginaux sont peu contagieux. Dans sa masse, la population jeune est une population avide, pressée et plus encline aux rébellions rituelles qu’à la rupture révolutionnaire. Mais on la flatte à outrance parce qu’elle constitue un inépuisable vecteur de « fluidification » de la consommation, un marché colossal et constamment renouvelé. Et quand le Marché impose sa loi, il n’y a plus qu’à se taire, affirment les hiérarques du système.
À cet égard, on peut dire que l’impatience de la jouissance est devenue un des traits caractéristiques de l’ethos de la population actuelle, sauf peut-être dans les pays les plus pauvres. Tout le progrès des pays dits développés a consisté, depuis les débuts de l’ère industrielle, à raccourcir les délais entre l’apparition des désirs et l’accès massif à leurs conditions de satisfaction. Une des inventions qui ont le plus contribué à cette accélération de l’histoire a certainement été, dans le monde capitaliste, la généralisation du crédit à la consommation qui, en fournissant les moyens d’accéder sans plus attendre aux délices du marché, a eu aussi l’avantage inestimable et imprévu de transformer des peuples de prolétaires exploités en masses de clients amorphes, compromis et ligotés par leurs dettes (privées ou publiques). L’ubiquité et la prépotence du Marché ont largement contribué à façonner ces populations qui forment aujourd’hui la classe moyenne ou tendent à s’y intégrer, cette masse d’individus pour laquelle l’appellation d’homo œconomicus semble particulièrement pertinente, cette multitude d’hommes et de femmes sur-scolarisés mais finalement dotés d’une instruction médiocre et d’une culture superficielle, ces légions de jeunes gens et de jeunes filles qui deviennent des citoyens « adultes » sans cesser d’être indolents, tricheurs, influençables, ni de s’ennuyer, de rechercher des satisfactions narcissiques, de s’enfoncer dans leur bovarysme, de se dorloter hédonistement et qui sont définitivement convaincus que le seul but d’une existence humaine, c’est de s’enrichir pour dépenser et jouir davantage, ce qui encourage tous les tenants bornés d’un fascisme renaissant, à répéter qu’ « il faudrait une bonne guerre à tous ces jeunes ». C’est dire la sidérante incapacité de cette engeance à tirer le moindre enseignement de ses malheurs passés.
Si je dis que « la jeunesse » actuelle est « définitivement » acquise au matérialisme le plus sordide, c’est parce que la cohorte des 0-25 ans d’aujourd’hui ne constitue pas la première génération domestiquée par le marché capitaliste et tombée dans la dépendance du crédit bancaire. Il y en a au moins une autre, sinon deux, voire trois depuis la fin de la seconde Guerre mondiale et les « trente glorieuses ». Les jeunes actuels en sont les enfants et petits-enfants. On peut donc affirmer que les adultes du monde d’aujourd’hui sont pour beaucoup, c’est le moins qu’on puisse dire, dans l’évolution calamiteuse de « la jeunesse », dans cette aliénation dont les parents, adeptes du « progrès » inconditionnel, ont été eux-mêmes d’actifs promoteurs. La question de l’éducation des jeunes générations par les anciennes (et réciproquement) mériterait pour son importance d’être davantage mise à l’ordre du jour. En dépit des lumières apportées par les sciences humaines qui ont sans doute éclairé tant soit peu les mécanismes de la transmission, de la reproduction des modèles sociaux et de l’intériorisation des normes, bref des principaux aspects de la socialisation, le domaine de l’éducation, publique ou privée, est un de ceux qui ont été le plus bouleversés par les heurts entre modernité et tradition, au point d’être aujourd’hui le lieu de la plus extrême confusion, abandonné aux errements de la spontanéité et aux manipulations intéressées de la mode. Chacun croit savoir quoi et comment enseigner aux jeunes, mais aucun consensus large et durable ne semble plus pouvoir s’établir sur les contenus à transmettre et sur les voies ou les formes de la transmission. Sauf dans les milieux les plus officiels (comme par exemple les stages de formation des enseignants) plus particulièrement exposés au discours d’auto-célébration de la psychopédagogie qui, sous couvert de ne pas brider les capacités spontanées de création des élèves, ont à peu près renoncé à transmettre quelque savoir positif que ce soit. « Il faut absolument que l’élève s’exprime » claironnent les conseillers pédagogiques (surtout ceux de langues vivantes), mais l’expression comme fin en soi n’empêche pas l’esprit des enfants de rester un écho sonore des clichés médiatiques les plus convenus, ce qui n’est pas pour déplaire au camp des conservateurs. Ceux-ci ont depuis longtemps compris, à l’instar du héros du Guépard, que « tout doit changer pour que tout reste pareil » et que dans la dialectique de l’ancien et du nouveau, il faut non pas s’opposer au bougisme de « la jeunesse » mais au contraire le cultiver le plus possible, en prenant inconditionnellement le parti de l’innovation, du changement par principe, parce que c’est évidemment ce type de démarche, changer pour changer, qui s’accorde le mieux finalement avec la logique profonde du système économique capitaliste, logique aveugle d’accumulation des produits et des profits. Le résultat global du libertarisme inhérent au marché, c’est d’aggraver encore l’anomie généralisée dans laquelle le monde humain est en train de plonger avec la perte de toute régulation. Le capitalisme ne voit évidemment rien de répréhensible dans le foisonnement incessant des caprices individuels. Tout au contraire, il l’encourage, spécialement chez les plus jeunes, dont la personnalité est en voie de construction. À cet égard, l’inépuisable complaisance des ménages envers les foucades et les toquades de leur progéniture est un des plus solides piliers du commerce des biens de consommation. L’incapacité à peu près totale de la plupart des parents à empêcher leurs enfants de céder à la tyrannie des « marques » et de la mode et la tolérance des familles pour la pollution symbolique des goûts et des désirs, dès la petite enfance, par la publicité, suffisent à discréditer tout le verbiage éducatif sur l’émancipation du Sujet que les sciences de l’éducation continuent pieusement à débiter.
Sed quis custodiet ipsos custodes ?
De ce point de vue, on ne saurait trop déplorer la désertion de l’Éducation nationale sur ce qui aurait dû constituer un front essentiel pour la formation des nouvelles générations : le développement d’une réflexion critique sur les composantes du « changement » et l’instauration d’une action pédagogique soutenue. Pour cela il eût fallu que le champ scolaire et universitaire fût autonome, ce qu’il n’a jamais été que très relativement, en France comme ailleurs.
Au lieu de travailler à constituer un front de résistance lucide et intraitable à toutes les dérives de la « modernité », et à la confiscation de celle-ci par l’économie libérale, les enseignants, tous niveaux confondus, se sont faits les moniteurs de cette évolution exactement pour les mêmes raisons qui ont transformé le corps enseignant, dans sa majorité, en force d’appoint au service du réformisme politique, celui de la social-démocratie d’abord, qui a fini par ressembler à s’y méprendre (au nom des mêmes impératifs de bonne gestion) au réformisme de droite classique puis du néo-libéralisme. La plupart des enseignants et de leurs organisations, de gauche comme de droite ont, de façon très cohérente, opté sur le plan éducatif pour le même monde qu’ils ont choisi de servir sur le plan économico-politique : celui du capitalisme, en se faisant les gérants zélés mais myopes de la machine à produire les cadres, la piétaille et même les chômeurs dont le système entrepreneurial avait besoin. Par une espèce de malédiction qui n’a rien de bien mystérieux pour qui est capable d’appliquer à l’analyse des rapports sociaux les concepts de la sociologie critique (comme celle d’un Bourdieu par exemple), tout champ social qui parvient historiquement à un haut degré de structuration tombe sous la coupe des plus puissants (les mieux pourvus en capital spécifique et autre), qu’il s’agisse de champ religieux, économique, politique, ou autre, c’est-à-dire qu’il finit par être régenté, en toute légitimité, par les fractions les plus privilégiées et les moins scrupuleuses dans le choix des moyens pour accroître et conserver les privilèges de leurs riches et les monopoles de leurs clergés. C’est là une loi de la gravitation sociale, qui gouverne tous les espaces sociaux. Le champ éducatif n’y échappe pas plus qu’un autre.
Quand des institutions majeures dans le fonctionnement d’une république, comme l’École, ne laissent rien d’autre à espérer à toute une jeunesse qu’une intégration laborieuse, quand elle n’est pas chaotique, à un monde devenu un enfer pour damnés du salariat, on ne doit pas s’étonner, moins encore se plaindre, du déboussolement de sa jeunesse.
J’ai bien conscience que la question que j’ai abordée, celle de l’éducation des jeunes générations, n’est pas de nature à me valoir une large approbation de votre part, et je le comprends. Il n’est pas agréable de s’entendre dire qu’on a des enfants incroyablement mal élevés ou, si l’on préfère le dire par antiphrase, remarquablement bien éduqués, c’est-à-dire façonnés et « gâtés », intellectuellement et affectivement, exactement comme il convient pour entretenir le tohu-bohu ambiant, celui d’un monde où le premier imbécile venu se croit autorisé à vivre selon son bon plaisir, une foire d’empoigne où tous les moyens sont licites pour écraser ses concurrents. On reçoit ce constat d’échec comme une mise en accusation personnelle, voire une agression. Je me souviens de l’accueil que la plupart des enseignants ont réservé, en 1964, à la première grande enquête sociologique, Les Héritiers, consacrée par Bourdieu et Passeron à l’analyse de la contribution décisive que la culture scolairement certifiée apporte à la reproduction des rapports de domination. Ce fut dans l’ensemble une levée de boucliers, y compris de la part des enseignants les plus avancés politiquement (communistes, trotskystes et gauchistes petits-bourgeois divers) et de la part de la Fédération de l’Education Nationale qui était à l’époque, avec le SNI, une sorte d’annexe syndicale du Parti socialiste SFIO. Tous ces gens-là, étaient tous plus radicaux les uns que les autres dans la critique des inégalités sociales et croyaient tous sincèrement que les Lumières, dont ils étaient généreusement pourvus et dispensateurs grâce à l’Ecole, émanciperaient le genre humain. Mais ils étaient à peu près incapables de comprendre ce que disaient des sociologues comme Bourdieu en qui ils virent immédiatement un ennemi politique. Comme quoi la ligue des pambéotiens recrutait aussi chez les Agrégés et les Docteurs les plus huppés.
Depuis, la vulgarisation de la sociologie aidant, l’implication du capital culturel scolaire dans la reproduction sociale, est devenue une donnée familière attestée par les études les plus sérieuses de la science sociale. Mais il aurait suffi de réfléchir un peu pour comprendre le bien-fondé de ces analyses. Surtout pour des esprits qui se piquaient d’être déniaisés par le marxisme.
À la décharge des jeunes générations actuelles, il faut reconnaître qu’elles ont été à bonne école et que c’est vous, les parents et les grands-parents, les familles, les enseignants, les éducateurs, qui avez failli les premiers à vos devoirs. Mais vous auriez tort de prendre cela pour une critique ad hominem. Les agents sociaux individuels ne sont pas les seuls à incriminer, ni même les plus coupables, lorsqu’ils se contentent de faire spontanément ce que leur subjectivité socialement façonnée leur commande de faire, « en toute liberté » et en toute bonne conscience. C’est le contraire qui leur paraîtrait impossible ou choquant.
La chape des déterminismes
Parvenus à ce point de la réflexion, essayons d’aller un peu plus loin dans notre socio-analyse. À bien y regarder, on comprend mieux pourquoi les agents sociaux, non seulement s’accommodent de la chape des déterminismes qui les écrase, mais que de surcroît ils trouvent des raisons de s’en féliciter, si bizarre que cela puisse paraître de prime abord. C’est que, comme l’ont expliqué certains sociologues, les effets d’aliénation par le poids des structures ne se font pas sentir de la même façon, aux mêmes niveaux ni aux mêmes moments dans l’existence personnelle. Il faudrait en la matière distinguer au moins deux types d’aliénation : l’aliénation spécifique qui pèse sur l’individu du seul fait qu’il appartient objectivement à une espèce donnée (espèce humaine en l’occurrence, avec toutes les limitations, toutes les contradictions et tous les inconvénients que cela comporte et auxquels on ne peut strictement rien, (par exemple d’être mortel, de ne pouvoir voler, ou respirer sous l’eau, ou de n’avoir que deux yeux et une seule bouche, comme le soulignait Pascal) et l’aliénation générique, qui est liée au fait d’appartenir à un genre (ou à une catégorie) socialement assigné, avec des propriétés, avantageuses ou désavantageuses qu’on peut éventuellement refuser ou revendiquer. C’est précisément le degré auquel on peut s’investir pour optimiser ses privilèges génériques ou minimiser ses désavantages, qui fait tout l’intérêt de la compétition sociale et la substance du divertissement. Si les gens ne se plaignent pas (trop) de leurs aliénations spécifiques et du terrible malheur d’être né, c’est parce qu’ils ont d’autres sujets de préoccupation, et d’autres entreprises, généralement plus urgentes et plus gratifiantes dans l’immédiat. L’un doit finir son roman ou sa thèse, l’autre doit restaurer une fermette en ruine, la troisième va se marier ou attend la naissance d’un enfant, l’autre a des responsabilités éminentes dans une association ou une municipalité, l’autre encore doit attendre d’avoir réglé ses problèmes de couple, l’autre a décidé de préparer sérieusement son concours, de déménager, d’attendre que les enfants aient un peu grandi, etc. Les investissements se succèdent continûment, toujours aussi pressants, stressants, accaparants, passionnants, harassants et dévoreurs de temps et d’énergie, mais en même temps dispensateurs de toutes vos joies, tous vos tracas et toutes vos misères, petites et grandes. Ainsi va la vie, votre vie, de vanité en vanité, d’idole en idole, de simulacre en simulacre. Ainsi le monde capitaliste continue-t-il d’aller son train, imperturbablement, qui tire sa substance de tous ces investissements incessants, de toutes ces vies interchangeables, comme le furent auparavant celles des dinosaures, des ammonites et des fougères fossiles. Vos sociétés les plus spiritualisées, vos penseurs les plus profonds, ont très tôt pris conscience de l’absurdité de la condition humaine. La figure de Sisyphe en a été l’expression mythologique dans la culture occidentale et dans toutes les civilisations, on a vu des gens, parfois nombreux, essayer de fuir l’absurdité de l’existence en adoptant des modes de vie inhabituels tels que l’érémitisme, le monachisme, etc., par lesquels ils croyaient pouvoir redonner du sens à leur vie et assurer leur salut personnel.
Sacraliser, fétichiser, faire diversion
Toutes ces considérations sur l’absurdité de la condition humaine n’ont rien d’inédit. Cette expérience existentielle douloureuse a été le point de départ de pratiquement toutes vos constructions théologiques pendant des siècles et des millénaires. En règle générale, vos penseurs et guides spirituels s’efforçaient de réintroduire du Sens dans l’aventure de l’animal humain en rattachant votre existence et ses péripéties à l’intervention de puissances transcendantes et surnaturelles. Car un sens qui ne peut s’originer dans une transcendance, n’est qu’un leurre dont la capacité de transfigurer le réel ne cesse de s’affaiblir. Avec la « modernité » un autre son de cloche s’est fait entendre que résume le célèbre slogan nietzschéen : « Dieu est mort ». Mais la plupart de ceux qui croient aujourd’hui avoir échappé aux cultes monothéistes classiques ne s’avisent pas qu’ils n’ont fait que remplacer le sacré qui enchantait leurs ancêtres par un autre type de produit imaginaire, lequel sous des apparences concrètes différentes, a conservé la même fonction que le précédent : faire diversion. D’où la propension caractéristique de l’idéologie contemporaine à la sacralisation des choses et des gens et leur transmutation en nouveaux fétiches. On pense immédiatement bien sûr aux objets et aux pratiques « cultes », et aux individus érigés en « idoles ». Mais rien n’illustre mieux aujourd’hui le processus généralisé de sacralisation du profane destiné à faire croire à un simulacre de sens, que le culte de l’Art et plus largement de la Culture que le monde actuel (spécialement la petite bourgeoisie) a, sinon intégralement, du moins très largement substitué aux cultes anciens.
Aujourd’hui, les gens comme vous, qui n’êtes plus vraiment des petites gens, mais des membres de la classe moyenne, trop instruits et cultivés pour conserver les superstitions et les croyances de vos ancêtres, mais philosophiquement incapables de regarder la réalité en face, vous en êtes à imaginer d’aller rééditer sur une autre planète l’innommable fiasco que vous n’avez pas su éviter sur la Terre. Si ça, ce n’est pas la preuve d’une insondable bêtise … C’est sur la Terre qu’il fallait préserver le Paradis, pas au Ciel, ni sur Mars !
Cela dit, pour en revenir à la question de l’éducation, le traitement éducatif que la société adulte applique à ses rejetons fait penser au traitement médical qu’on réservait aux « fous » à l’époque classique, et qui consistait à les enfermer et à leur appliquer des thérapeutiques capables de les rendre enragés s’ils ne l’étaient pas déjà. Nous faisons en quelque sorte de même avec nos enfants et petits-enfants : nous les aimons tellement fort et tellement mal que nous en faisons les parfaits petits monstres de narcissisme et de vanité dont le modèle accompli nous est proposé par nos élites et qui sont tout prêts eux-mêmes à poursuivre le travail.
Homo adulenscens ou l’hybris sans fin
Ne m’en veuillez pas de ma franchise. C’est la dernière preuve d’intérêt que je puisse vous donner. J’ai reçu récemment de la Direction Intergalactique mon ordre de rapatriement. Je m’apprête à partir pour NGC-884 où je vais réintégrer mon département d’origine, en vue sans doute, étant donné mes états de service, d’une déprogrammation définitive et de l’envoi à la casse. Mon rapport d’enquête est depuis longtemps parvenu au Directoire qui a décidé d’en tirer les conséquences. Je l’ai intitulé « HOMO ADULESCENS » et je dois à la vérité de vous dire qu’il ne pouvait que confirmer les observations des envoyés qui m’avaient précédé et dont la conclusion était que la colonie robotique terrestre étant malheureusement porteuse d’un défaut rédhibitoire, il convenait d’y mettre un terme.
J’ai plaidé pour qu’on vous laisse un peu de temps. Mais vu que maintenant on sait que rien ne pourra mettre un terme à l’hybris humaine, le Directoire a décidé de laisser les choses suivre leur cours jusqu’à la désintégration finale, sans plus intervenir. Le bail ne sera pas renouvelé. Ce n’est pas faute d’avoir espéré en la capacité des humains à « prendre en main leur destin » comme aiment à le répéter vos dirigeants dans leurs envolées rhétoriques. En fait de prise en main, l’histoire nous aura montré, dix mille ans durant, que ce sont toujours les intérêts les plus étroits, les plus déshonorants et les plus brutaux qui l’emportent sur l’intérêt général. Au point que la réflexion de vos plus éminents penseurs est restée, de siècle en siècle, focalisée sur la même question fondamentale : qu’est-ce qui justifie la persistance du mal et de la souffrance ? Ce trait caractéristique de votre condition nous a longtemps paru être un effet pervers lié à des concours malheureux de circonstances mais qui n’excluait pas la possibilité que des effets différents, obéissant davantage à vos tendances altruistes, se produisent à leur tour. Et il s’en produisait effectivement de temps à autre, suffisamment pour entretenir l’espérance du meilleur des mondes. C’est un fait bien documenté, par exemple, que l’influence que l’Église catholique a exercée pendant des siècles sur la vie des sociétés féodales médiévales d’Europe occidentale a eu des effets de pacification, de moralisation et d’humanisation des mœurs qui, même insuffisants et contradictoires, n’en ont pas moins été réels et ont préfiguré le droit actuel des personnes. Nous attendions donc avec une raisonnable confiance l’avènement d’un véritable socialisme et même avec d’autant plus de confiance qu’il y avait périodiquement un mouvement, une doctrine, un peuple, « élu » ou non, pour initier une nouvelle croisade capable de conforter chez le plus grand nombre la conviction que votre espèce était faite pour établir, sinon le bonheur sur Terre, du moins un règne de justice et de fraternité, où l’homme ne serait plus « un loup pour l’homme ».
Durant toute une période, qui a duré plusieurs générations, (grosso modo deux siècles allant de la Révolution de 1789 à la dissolution de l’Union Soviétique au début des années 1990), ce fut là le critère de distinction essentiel entre la Droite et la Gauche. La Gauche, c’était l’ensemble des forces qui se battaient pour réaliser sur la Terre cet idéal de Justice et de Fraternité. La Droite, c’était l’ensemble de ceux qui s’y opposaient et s’accommodaient, avec des nuances diverses, de la reconduction à l’infini des inégalités sociales dont ils étaient les bénéficiaires ou espéraient le devenir.
Mais quand il fut tout à fait clair que sous le masque du néo-libéralisme, l’esprit du capitalisme avait définitivement établi son hégémonie sur le monde, et que le seul ressort capable de fédérer universellement votre espèce était l’attrait de l’argent, nous avons compris qu’il n’y avait plus aucune chance de sauver l’expérience en cours. L’Humanité était définitivement corrompue et il n’y avait plus de rédemption possible.
Vous êtes donc les derniers des robots humains. Pour moi qui vous ai accompagnés pendant si longtemps et qui sais quelles potentialités étaient les vôtres, pas seulement en mal mais aussi en bien, j’ai le sentiment d’un immense gâchis et je me prends parfois à fredonner la mélodie « Le Sud », si bien chantée par Nino Ferrer, dans les années 1970 : « Tant pis pour le Sud - C’était pourtant bien - On aurait pu vivre - Plus d’un million d’années - Et toujours en été. » Je sens ma gorge se nouer et je ne sais plus très bien à qui ou à quoi m’en prendre.
L’étrangeté de l’humain
J’aurais pu, bien sûr, éviter de vous en informer, comme j’avais d’ailleurs la consigne de le faire. Le Directoire, dans sa grande sagesse, craignait sans doute que l’annonce de votre fin prochaine ne poussât une partie des humains à une surenchère dans l’ignominie. Mais il m’a semblé qu’il était de mon devoir de vous laisser cette ultime occasion de manifester dignité et panache. Comme je vous l’ai déjà dit, je me suis mis à la longue à ressentir une certaine sympathie pour le genre humain. À vrai dire, vous êtes des êtres étranges. Lorsqu’on a la possibilité de vous côtoyer quelque temps, on découvre que, pris séparément, vous avez chacun quelque chose d’aimable ou d’estimable, en quelque façon, dans un domaine ou un autre. C’est, me semble-t-il, lorsque vous êtes en groupe, que vous vous rendez le plus insupportables. Selon certains de vos théoriciens rationalistes, cela tiendrait au fait que la pensée en groupe (d’aucuns disent « en cercle ») s’établirait toujours, par une espèce d’homéostasie du pire, au niveau le plus bas, celui des plus obtus. Je ne suis pas spécialiste de la psychologie des foules, mais de fait, j’ai noté que généralement, quand vous faites preuve d’intelligence ou de bonté, c’est à titre individuel, en qualité de personne ayant affaire à une autre personne (ou quelques autres). En revanche, quand vous faites preuve d’incompréhension, de dureté ou de bêtise (sous quelque forme que ce soit), c’est que vous agissez en troupe, en bande, en nation, ou en secte, en parti de lyncheurs et aujourd’hui en réseaux sociaux. Cette règle est évidemment tout empirique et admet beaucoup d’exceptions. Mais je dois avouer, quant à moi, que je ne vois rien, au chapitre des bienfaits, même les plus admirables, les plus généreux, les mieux inspirés par la caritas humani generis, rien dans l’histoire qui puisse se comparer en ampleur et en intensité aux abominations épouvantables que vos semblables ont perpétrées en tous temps et en tous lieux. Chez les humains, les actes de clémence et les témoignages d’amour du prochain sont rarement désintéressés, généralement sporadiques et furtifs, voire honteux. Les massacres de prisonniers ennemis, d’esclaves, de nouveau-nés, de paysans, d’ouvriers, de migrants, de protestants, de juifs, d’hérétiques, de rebelles, d’insurgés, etc., sont innombrables, épidémiques, récurrents et même génocidaires. Vous avez derrière vous, et hélas encore devant, on peut le craindre, des siècles d’holocauste et d’extermination mutuelle.
Le ventre est toujours fécond…
Aujourd’hui encore, dans un pays comme la France (un des porte-drapeaux de la civilisation occidentale, chrétienne, droits-de-l’hommiste et tout) on manque de mots pour décrire le déchaînement de la bêtise et la profondeur de l’abjection qu’elle engendre. En bonne puissance bourgeoise, commerciale et prédatrice, c’est l’organisation de la société tout entière qui repose sur et vise à l’élection de quelques-uns à l’exclusion de tous les autres. Et tout le monde, ou presque, trouve cette concurrence meurtrière et totalement faussée, « normale » et juste, y compris les exclus, ceux qui sont jetés à la rue, par la porte ou par la fenêtre, ceux qu’on a réussi à convaincre qu’ils méritent leur sort. Comme je vous l’ai dit, cette bêtise et cette abjection sont systémiques. Personne n’en est indemne. Ce bacille infecte l’espèce depuis quasiment l’aube des civilisations, à l’époque où on ne l’appelait pas encore « capitalisme » mais « fièvre de l’or », auri sacra fames, aveugle et maladive compulsion à entasser les biens, les possessions et les honneurs, qui dressait les Caïn contre les Abel, et plus tard les Rémus contre les Romulus ou les Pazzi contre les Médicis ! L’histoire universelle pourrait servir d’illustration au mot bien connu de Jaurès : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage » et l’état du monde et des relations internationales aux XXe et XXIe siècles témoigne plus qu’éloquemment que l’histoire tout entière de votre espèce n’a cessé de baigner dans le sang et la fange. Je ne parle pas ici seulement de la violence en quelque sorte naturelle, « innocente », que le genre humain doit à son appartenance au règne animal et à sa soumission originelle à la loi de la jungle, quand tuer ou être tué était la condition sine qua non de toute vie. Je parle de la violence développée dans l’anthropocène, celle d’une espèce, la vôtre, dont les membres apparemment doués de raison, n’ont cessé de s’organiser socialement, à des fins personnelles et collectives, pour s’entre-exterminer de génération en génération, à telle enseigne que vos plus anciens penseurs, devant cette fureur auto-destructrice sans équivalent dans le monde animal, ont dû, en désespoir de cause, fabriquer des mythes insensés pour expliquer une telle « méchanceté » envers ses semblables, une telle absence d’ « amour du prochain ».
Par un paradoxe lié au fait que votre espèce est celle d’un animal social, génétiquement programmé pour vivre avec des congénères, vous avez utilisé votre intelligence à chercher des modes d’organisation sociale permettant de concilier, dans le cadre global de la guerre de tous contre tous, la violence la plus extrême avec des formes d’alliance et de solidarité qui permettent aux plus forts, de s’assurer au moins provisoirement l’aide et le soutien du plus grand nombre. À cet égard, le capitalisme, qui a réussi par ce moyen à englober toute la planète, est l’organisation la plus accomplie dans l’histoire, d’un système de domination oligarchique reposant sur le monopole de la violence légitime au bénéfice de minorités possédantes et dirigeantes qui règnent sur la multitude et l’exploitent consciencieusement. Car, pour que le système fonctionne de façon optimale, il importe que les élites dirigeantes règnent sur des masses abêties ou abruties par tous les opiums disponibles.
La mise à sac, à feu et à sang de la planète
Une remarque ici s’impose, de grande importance : le rôle irremplaçable joué par le clientélisme dans la mise à sac, à feu et à sang de toute la planète. Si les riches, les grands propriétaires, les latifundistes, les seigneurs de la Banque et de l’Industrie, les patrons tout-puissants des multinationales, les rois en compétition et leurs lignées se bornaient à s’affronter entre eux et n’engageaient dans leurs batailles que le sort de leurs propres familles, celles-ci, telles les Horaces et les Curiaces, auraient droit à rester honorablement et éternellement dans la mémoire des peuples. Mais comme on le sait, ce n’est pratiquement jamais le cas. Les riches possèdent le Capital et celui-ci possède tout, les États, les contrées, le sol, le sous-sol, et les populations qui y vivent, que les riches transforment en masses de clients, c’est-à-dire d’obligés, reconnaissants et soumis jusqu’à la mort à leurs « bienfaiteurs » et créanciers, avec lesquels ils font cause commune et finissent par s’identifier. C’est ça la véritable force du capitalisme, aujourd’hui, sous les Arnault et les Lagardère, comme hier, sous les Médicis ou les Fugger et comme demain sous la nouvelle génération des milliardaires à la Gates, à la Bezos ou à la Musk, la force d’une soumission, faite d’admiration et de gratitude des petits possédants (des petits conquérants, des petits savants, des petits trafiquants, des petits mafieux, etc.) envers les grands. Et même les plus petits, les plus déshérités des dépossédés, ceux qui n’ont à eux que leur force de travail et qui ne possèdent que leurs chaînes, comme aurait dit Marx, sont dans la dépendance du capitaliste pour « gagner leur vie », c’est-à-dire pour perdre leur âme et leurs forces à son service, s’il consent à les employer et à les traiter comme sa chose. Dire que le système capitaliste s’est mondialisé, cela revient très exactement à dire que le déterminisme économique du libéralisme (néo- ou archéo-) a transformé toute la planète en un seul vaste marché et toutes les populations de la planète en une seule immense clientèle à la merci des producteurs et des marchands dominants en concurrence acharnée les uns avec les autres comme le sont par exemple les États-Unis et la Chine.
Cette concurrence internationale pour la conquête du marché mondial prolonge la diversité culturelle que les différents peuples et nations de la Terre ont héritée de leurs histoires respectives, mais celle-ci est vouée, du fait du poids prépondérant des facteurs économiques et technologiques, à une homogénéisation toujours plus poussée dont les effets sont d’ores et déjà rendus spectaculaires par l’américanisation toujours plus accentuée des modes de vie, d’un bout à l’autre du monde.
Le « pragmatisme », une caricature de morale
Je ne saurais manquer de souligner, à propos des effets de la mondialisation culturelle, que celle-ci a considérablement renforcés, par contamination et mimétisme, la vieille disposition congénitale de l’animal humain à privilégier les affects par rapport aux concepts, la vie affective, plus immédiatement excitante, par rapport à l’activité proprement logique et rationnelle, plus ardue et souvent décevante. Dans ces conditions, il était inévitable que les êtres humains, comme le leur ont reproché tous leurs guides spirituels et leurs moralistes, au fil des siècles, soient enclins à jouer un double jeu, permettant à la fois de sauver leurs chances de gain mondain d’une part et leur bonne conscience d’autre part, leurs intérêts les plus palpables d’un côté et leur point d’honneur spirituel de l’autre. Dans toutes les langues, le lexique abonde en termes servant à désigner (et à stigmatiser) cette disposition à la duplicité, à la dissimulation, à l’hypocrisie que Molière mettait en scène avec le Tartuffe et dont La Rochefoucauld disait qu’elle était « un hommage du vice à la vertu ». Mais si la modernité capitaliste n’a pas inventé la tartuferie, elle lui a en revanche donné libre carrière. En en faisant une vertu suprême sous l’appellation passe-partout de « pragmatisme » mise à l’honneur par les pires démolisseurs de l’âme humaine, directement engendrés, eux, par le capitalisme, vos réformistes sociaux-démocrates. Ce sont eux qui ont acclimaté sous toutes les latitudes et dans tous les domaines, le pragmatisme anglo-saxon, c’est-à-dire l’alibi moralement acceptable qui masque sous l’invocation d’une intelligence supérieure des situations, l’incapacité à rester fidèle à un idéal, à un engagement. Le pragmatisme est à la philosophie ce que le jésuitisme est à la religion : l’art de déguiser toute trahison, tout renoncement aux principes, en marque de bon sens ou de sens des réalités. Ce sens des affaires généralisé à toutes les activités humaines est devenu, dans le monde capitaliste mondialisé, l’une des principales, pour ne pas dire la seule clé de la réussite sociale. À telle enseigne que vos élites, toutes férues d’efficacité, de rendement et d’adaptation, n’osent même plus évoquer les principes moraux dans la vie quotidienne, de peur d’apparaître comme des esprits chagrins et retardataires. C’est pitié d’entendre vos personnalités intellectuelles et artistiques déclarer à longueur d’entretiens qu’elles ne veulent surtout pas qu’on croie que leur propos est politique, ou s’excuser de paraître vouloir faire de la morale, c’est-à-dire récuser deux des plus hautes formes que puisse prendre la conscience de la réalité : le jugement politique et le jugement moral qui sont les deux dimensions majeures (à vrai dire, elles n’en font qu’une) du jugement de valeur distinguant une conscience humaine de celle de n’importe quel autre animal. Manque de courage, manque de dignité, manque de lucidité, telle est la mentalité aujourd’hui la plus répandue, par l’action niveleuse du capitalisme et de son idéologie de l’adaptation à ce qui est.
Une telle mentalité est devenue une véritable plaie, et une plaie irrémédiable, parce qu’elle n’est pas une affaire de bons ou de mauvais sentiments individuels, mais à la base, une question de système politico-économique et tous les efforts pour y parer ne servent qu’à mettre un peu de baume sur les blessures des consciences individuelles déchirées par la honte et la colère. Je suis heureux d’avoir rencontré un certain nombre d’entre elles et d’avoir partagé leurs soucis et leurs luttes. Ce sont ces consciences blessées, mais lucides et militantes, qui m’ont fait aimer le genre humain et partager son espoir insensé et pourtant indéracinable qu’à la fin, une horde d’automates imbéciles pourrait se métamorphoser en un vrai peuple.
L’inconscient social et le narcissisme
Peut-être certains d’entre vous se posent-ils encore la question : « Mais qu’est-ce qui permet de dire qu’une propriété donnée (la bêtise en l’occurrence) est systémique ou non ? Pourquoi ne serait-il pas possible de la combattre, d’en neutraliser les manifestations, voire de l’éradiquer, de l’intérieur même du système, sans modifier la nature profonde de celui-ci, mais en s’attaquant aux causes spécifiques du mal, comme on s’est efforcé de le faire contre l’analphabétisme ou contre certaines épidémies, avec des résultats très positifs ? ».
Parce que s’attaquer à l’analphabétisme ou à la variole, c’est prendre pour cibles des propriétés contingentes, des accidents qui ne définissent pas l’essence d’un individu. Apprenez-lui à lire et à écrire, administrez-lui un vaccin, et vous en faites une tout autre personne. Tandis que la bêtise dont je parle, au-delà de l’extrême diversité de ses formes empiriques, trouve sa racine profonde dans l’adhésion personnelle de l’agent au système de domination qui le façonne et l’imprègne. Cette bêtise, c’est l’inconscient social qu’il incorpore du fait de sa socialisation et qui lui fait tout accepter pour rester au sein de sa meute. La bêtise inhérente au règne du capital n’est pas un accident. Plus exactement, elle cesse de l’être dès lors qu’elle s’intègre à la substance même des gens et se confond avec leur essence, en dépit de tout ce que l’on peut faire pour les en préserver.
Cela revient à dire qu’à partir d’un certain degré de façonnement de la subjectivité personnelle par l’éducation dans et par le système, il devient extrêmement difficile aux sujets programmés de vouloir, ou même de concevoir autre chose que ce que la logique du système autorise ou commande. Et comme ils ont besoin de garder bonne conscience, ils s’inventent une foule de fausses bonnes raisons, histoire d’être sûrs d’avoir raison de faire ce qu’ils font comme ils le font. C’est ça la bêtise, pratiquement irrémédiable, qu’on peut voir à l’œuvre chez les jeunes comme chez leurs aînés : l’attachement narcissique à eux-mêmes, la dévotion à leur être propre qui ne fait qu’un avec l’être du système et n’en est qu’une émanation, de sorte que pour changer le système il faut changer les individus et pour changer les individus, il faut changer le système. Comment voulez-vous lutter sérieusement contre l’aliénation capitaliste, avec des gens qui ne rêvent pour eux-mêmes ou pour leurs enfants que de devenir des cadres supérieurs chez Apple, Google ou Amazon, de vivre comme s’ils habitaient la Silicon Valley ou la Floride, d’aller claquer du fric dans des croisières aux Maldives, de se barbouiller de coke dans l’enfer hurlant des discothèques, ou de baiser les babouches d’un Président caractériel élu de raccroc par une majorité réactionnaire ?
A bas le Prolétariat et Vive la Banque !
Le matérialisme historique a été jusqu’ici, la tentative la plus aboutie, selon moi, d’élucidation de cette dialectique objective. Malheureusement son succès même chez les prolétaires (au XXe siècle) en a fait un instrument de distinction dans les stratégies des milieux intellectuels qui n’ont eu de cesse que de se le réapproprier en en faisant un objet de spéculation théorique en soi, dans le laboratoire des idées pures, en perdant de vue les changements concrets introduits dans la structure des classes sociales dès les années 1960-70, par la croissance impétueuse du secteur tertiaire et des effectifs de ses innombrables diplômés d’études supérieures (ingénieurs, techniciens, cadres moyens et supérieurs), qui importaient dans le monde du travail, et en définitive dans les luttes syndicales et politiques, des mentalités nouvelles, plus en phase avec la vision réformiste de la social-démocratie qu’avec la vision révolutionnaire classique. Le prolétariat traditionnel et l’ensemble des forces productives poursuivaient leur grande mue historique et à défaut de pouvoir changer les structures du pouvoir capitaliste, on transformait l’identité profonde des travailleurs. Ceux-ci cessaient d’être les irréconciliables ennemis de l’exploitation de l’homme par l’homme, pour devenir de plus en plus de dociles collaborateurs de classes. Aujourd’hui, en cette année terrestre 2021, les salariés intellectuels de tous les secteurs (enseignement, recherche, industrie, commerce, professions libérales, etc.) qui constituent les gros bataillons de la petite bourgeoisie, se sont tellement pris les pieds dans le tapis du néolibéralisme économico-libertaro-politique, qu’ils n’arrivent plus à avancer. Quelques décennies de social-démocratie et de deuxième gauche les ont convertis à la dictature de la Banque, hautement préférable, à leur goût, à celle du Prolétariat. La misère intellectuelle de ces dernières décennies en France et plus largement en occident en est un témoignage éloquent. – (L’orient, moyen ou extrême, ne vaut guère mieux, pour autant que je puisse en juger) – La menace même de l’effondrement écologique généralisé (au demeurant déjà commencé) ne semble pas de nature à mobiliser les énergies contre un système devenu incapable de gérer ses propres contradictions et moins encore de les dépasser. Le principal motif à protestation aujourd’hui, c’est la défense du « pouvoir d’achat », c’est-à-dire de la participation à la seule compétition qui vaille, celle de la consommation ostentatoire ou compétitive. Mais le système, ne pouvant assurer un accès effectif au marché pour une multitude croissante de concurrents plus ou moins solvables, a pu donner en compensation à la majorité des consommateurs le sentiment de partager le style de vie des privilégiés en développant, à grand renfort de pub. et de com. le marché du simili, du faux luxe, du milieu de gamme, du toc, la consommation de produits qui coûtent moins cher (sauf sur le plan de la pollution) mais qui sont de nature à faire illusion aux yeux des intéressés. Dans ce monde exhibitionniste de simulation et de trompe-l’œil, dans cet univers moyen de classe moyenne en représentation permanente, il n’est pas étonnant que tout soit médiocre. Absolument tout et même l’indignation, même la colère ou la révolte, même le rêve ou l’utopie, même la joie et la liesse, même la tristesse et le deuil, parce que tout ce qui advient doit passer par le crible des médias. Si d’aventure quelque chose ou quelqu’un se produisait qui risque d’échapper à la médiocrité ambiante, l’appareil médiatique est là avec ses journalistes, son intelligentsia, ses micros, ses caméras et ses écrans, nouveau lit de Procuste pour tout mettre au gabarit de la bêtise triomphante, implacablement. Le capitalisme de masse d’aujourd’hui a transformé le monde de la domination bourgeoise en univers de l’hégémonie petite-bourgeoise, c’est-à-dire en une domination bourgeoise au rabais, aussi inhumaine que la grande, mais d’un style moins raffiné et encore plus hypocrite, permettant de gérer (vaille que vaille, avec bien des remous) la contradiction centrale entre l’extension à l’infini des désirs et l’inexorable amenuisement des moyens de les satisfaire.
Comme toutes les grandes évolutions historiques, cette métamorphose a pris beaucoup de temps, avec des accélérations fulgurantes à l’époque contemporaine sous l’effet des progrès technologiques de toute nature, qui permettent de mettre en place des moyens d’exploitation, d’extorsion et de récupération du profit encore plus efficaces et sophistiqués que les précédents. Pour maintenir au plus haut le taux de rémunération de la masse colossale des capitaux privés, les gouvernements imposent et gèrent le sacrifice, ou la privatisation du secteur public et bientôt les gens de peu en seront réduits à encore moins. Après tout, des peuples forcés à la condition servile et à la mendicité tandis que les maîtres font bombance dans leurs palais, vous avez déjà connu ça dans votre histoire, et pourtant vous êtes là, non ? Selon toute probabilité, les dépossédés continueront à courber l’échine et à voter pour des élites bourgeoises qui leur auront promis de « maintenir l’emploi » pour leurs enfants. Il y a toujours des enseignants socialistes, des boutiquiers de droite et des agriculteurs centristes, bref, des citoyens « modérés » et bien élevés pour soutenir, avec l’aide de journalistes bien « informés », les politiques des nantis, avec les meilleures intentions républicaines du monde.
La complicité systémique
Vous seriez plus facilement venus à bout du crime organisé dans l’histoire, si les principaux criminels ne bénéficiaient de la complicité non pas seulement ponctuelle, occasionnelle, individuelle et repérable des uns ou des autres, mais de celle du système tout entier dans ce qu’il a de consubstantiellement incarné dans chacun de ses membres, c’est-à-dire de chacun d’entre vous. La doctrine chrétienne du péché originel, en faisant de l’inclination au mal une donnée ontologique, inscrite dans la nature même de l’individu (« dans son ADN » comme on dirait aujourd’hui) ne se trompait pas vraiment dans son diagnostic : vous êtes tous des criminels-nés, pas au sens pathologique que donnait Cesare Lombroso à cette notion au XIXe siècle mais au sens sociologique d’individus socialement programmés et marqués dans leurs rapports à autrui par une société qui repose, sans même s’en rendre compte clairement sur l’acceptation active et passive du crime individuel ou collectif, comme en témoigne abondamment l’histoire de toutes les sociétés et de tous les régimes de domination, sans exception.
J’éviterai de tomber dans le pathos facile de l’évocation des enfants que vous laissez à chaque minute succomber à la misère, la souffrance, la violence, que vous laissez mourir de faim, de choléra, de noyade, de bombardement, des enfants que vous voyez mendier, dealer, se prostituer, sans que ce spectacle vous enlève l’envie de vaquer à vos sacro-saintes occupations qui ne souffrent aucun retard, sans que vos pipoles qui sont tous engagés dans l’action humanitaire s’arrêtent un seul instant de tourner leur film, de disputer leur match, d’écrire leur article, sans qu’ils interrompent leur voyage, leur conférence, leur interview ou leur concert, c’est-à-dire sans que le monde s’arrête de tourner parce qu’il ne peut plus supporter d’être aussi inhumain.
C’est cela la quintessence de votre bêtise, cette incapacité consubstantielle à comprendre ce que Pascal avait si bien compris, la nature profonde du « divertissement ». Le divertissement, c’est tout ce que vous êtes amenés à faire pour que le monde ne s’arrête pas de tourner, au prix d’une abjection sans nom ou, ce qui revient au même en l’occurrence, d’une bêtise sans remède. Mais là, je dois moi aussi battre ma coulpe, car au lieu de vous mettre en garde, je me suis tu, en bon fonctionnaire intergalactique se croyant tenu d’appliquer le règlement… Je vous demande pardon. Je suis bien votre pareil.
Succomber sous le poids de sa propre bêtise
Sans remonter aux calendes, on pourrait évoquer la permanence du combat contre la bêtise que quelques-uns des esprits les plus profonds ont mené, inlassablement, mais en vain, de génération en génération. Les témoignages abondent, instructifs et parfois émouvants, telle cette Prière sur l’Acropole qu’on ne propose plus guère aujourd’hui à la réflexion des élèves, que Renan adressait, en 1865, à la déesse Athéna, protectrice d’Athènes, déesse de l’intelligence, de la mesure, de la Vérité et de la Démocratie, entre autres valeurs de civilisation, en ces termes :
« […] Et puis si tu savais combien il est devenu difficile de te servir ! Toute noblesse a disparu. Les Scythes ont conquis le monde. Il n’y a plus de république d’hommes libres ; il n’y a plus que des rois issus d’un sang lourd, des majestés dont tu sourirais. De pesants Hyperboréens appellent légers ceux qui te servent… une pambéotie redoutable, une ligue de toutes les sottises, étend sur le monde un couvercle de plomb, sous lequel on étouffe. Même ceux qui t’honorent, qu’ils doivent te faire pitié ! »
Avant Renan, et après lui, tous les grands esprits dont le témoignage compte encore, chacun à sa façon, ont précédé ou prolongé ce constat accablant qu’aucune civilisation humaine n’a été capable, en dépit de ses génies, de ses héros et de ses talents parfois prodigieux, de se hisser durablement et massivement hors de son bourbier originel. Depuis les temps bibliques, la même plainte revient, dans la bouche ou sous la plume des témoins en tous genres, mêlée tantôt de colère, tantôt de tristesse, voire de désespoir, que le genre humain finit toujours par succomber sous le poids de sa propre bêtise. À peine soulevée, à grands frais et grand labeur, la chape de plomb évoquée par Renan, retombe et écrase tout. Les décennies passent, les générations se succèdent, la gravitation sociale suit son cours, en d’autres termes les rapports de domination se reproduisent continûment sur un fond, constamment renouvelé, de guerres militaires et civiles, entre cités, entre ethnies, entre nations, entre peuples et entre classes, avec ce que ce déchaînement ininterrompu de violence entraîne de souffrances et de destructions, spécialement chez les moins protégés.
La persistance des causes fondamentales entraînant les mêmes effets structurels, cela peut se vérifier pour toutes les époques, sous toutes les latitudes, du premier des Qin de Chine au dernier des Lagides d’Egypte, du premier des Césars romains au dernier des Macrons français. Renan forge même un mot nouveau pour désigner, au risque de la naturaliser, cette incurable disposition à rechuter dans la barbarie native : la « pambéotie », qui, au-delà de ses causes circonstancielles et spécifiques, individuelles ou locales, semble tirer sa force inépuisable de l’humain primitif et grossier, du Béotien qui n’a jamais rien compris à rien, et ne fait jamais que somnoler même chez les plus civilisés. Nous n’aurions pas trop de mal à énumérer quelques-uns des principaux traits qui, encore aujourd’hui, font de nous, Français du XXIe siècle, au moins par moments, des demeurés fieffés, répétant à l’envi mais sans conséquence : « Liberté, Égalité, Fraternité », sans parvenir à comprendre, par exemple, en quoi liberté n’est pas licence, justice n’est pas vengeance, obéissance n’est pas agenouillement, pouvoir n’est pas autorité, rayonnement n’est pas mainmise, et ruissellement n’est pas partage, sans parvenir à appréhender ce sens de la mesure, de la décence, du scrupule, et de la personne humaine, que les sociétés les plus avancées spirituellement sont parvenues à inculquer, même sans cursus universitaire, à leurs membres.
Vous avez vous aussi vos « Scythes », vos Barbares, vos indécrottables hominiens qui – quoique de plus en plus diplômés – ne rêvent que d’entrer dans une « ligue de toutes les sottises », que ce soit une Sainte-Alliance atlantique, un accord de libre-échange, un parti « réformiste » ou « vert », une grande école de commerce, un IEP, un grand quotidien du soir, un Automobile-Club, un grand club sportif, une start up, etc. Vos Scythes contemporains n’aspirent qu’à devenir des « majestés » entrepreneuriales, des « altesses » managériales, bref, des « stars » qui feraient rigoler Athéna, des monarques marchands de vent, de com’ et de pacotille, des rois du coca ou du numérique, des empereurs de CAC40 et de jeux vidéos, qui s’efforcent de copier leurs modèles hyperboréens made in California.
La pambéotie, une endémie sans remède
Après Renan, au XIXe siècle, et quelques autres avant lui, qui s’appelaient Voltaire, Rousseau ou Diderot, et d’autres encore avant eux qui s’appelaient Molière, La Bruyère, La Rochefoucauld ou Montesquieu, et d’autres encore, avant eux, inlassablement, les intellectuels français des années 2010-20 ne peuvent que confirmer ce constat désenchanté : « toute noblesse a disparu. Les Scythes ont conquis le monde ». C’est ce que dit, à son tour, avec ses mots à lui et dans un style incisif et ironique, l’essai d’un Bégaudeau, intitulé significativement « Histoire de ta bêtise », où il grave à l’eau-forte le portrait du socio-type dominant de notre époque, celui du Bourgeois capitaliste, aveuglé et enfermé, matériellement et idéologiquement, dans les limites, étroites jusqu’à l’asphyxie, que lui impose la reproduction de sa domination, c’est-à-dire la logique de la préservation, quoi qu’il en coûte à la collectivité, de ses capacités individuelles d’enrichissement économique et culturel, ses seules raisons d’être.
Quelle que soit la figure du pambéotien, raffinée ou moins chic, sous laquelle elle s’incarne historiquement, la Pambéotie, pandémie plus tenace et plus meurtrière que toutes les Covid-19, continue à exercer ses ravages, à peu près dans les mêmes formes que pour les attardés des siècles passés. Comme si l’Histoire n’avait jamais eu lieu ou plutôt comme si l’entendement humain était frappé de cécité à ses enseignements les plus constants. A-t-on remarqué que les galonnés surexcités qui ne craignent plus de proclamer leur faveur pour une éventuelle action militaire contre la Ve République utilisaient la même rhétorique que celle des factieux putschistes des années 1960, à la fin de la IVe ?
N’y aura-t-il pas quelqu’un pour écrire l’Histoire de notre bêtise, celle de nos classes populaires ? Le pieux mutisme des amis supposés du peuple sur l’état réel d’aliénation ou d’adultération dudit « peuple » (et des autres) étouffé sous la chape capitaliste, n’est pas nécessairement la meilleure façon de participer au combat commun contre la pambéotie.*
La pensée mutilée ou infirme
Puisque j’en suis venu à évoquer les causes profondes et indépassables de la bêtise humaine, permettez-moi d’y insister encore un peu, au risque de vous causer, là encore, une de ces « blessures narcissiques » dont l’histoire de votre espèce compte déjà quelques-unes et non des moindres. Si le genre humain avait été plus intelligent qu’il ne l’est, il aurait pu tirer quelques enseignements de cette histoire. L’un des plus sûrs indices d’un esprit borné, c’est sa propension à retomber dans les mêmes erreurs. Les penseurs les plus profonds ont tenté d’en sortir, comme votre éminent Blaise Pascal, qui s’est efforcé de sauver l’honneur de l’espèce. Pascal mesurait bien le fiasco de l’aventure humaine, mais il voulait qu’on créditât l’Humanité de la conscience même de son naufrage parce qu’à ses yeux c’était le premier pas, décisif, sur la voie de la Rédemption par le christianisme. Comme Nietzsche a pu le lui reprocher par la suite, si le nihilisme du penseur était parfaitement lucide sur la misère de l’Homme sans Dieu, en revanche le christianisme du croyant s’est montré beaucoup moins clairvoyant quant à la véritable signification du discours chrétien, abusivement réduit à la parole intéressée de l’Église catholique romaine, de ses conciles et de ses pontifes (malgré les démêlés des jansénistes de Port-Royal avec Rome).
D’une façon plus générale – toute votre histoire le démontre – la source la plus constante de vos erreurs a été votre aptitude à développer une pensée logique et rationnelle et plus précisément une pensée portée par un langage articulé qui fait inséparablement office de tremplin et de carcan pour la réflexion. Dès lors qu’on se met à penser, c’est-à-dire à parler (avec d’autres ou avec soi-même), la porte est entrebâillée à l’intelligence et largement ouverte à la bêtise. Je sais qu’en disant cela je vais à rebours d’un de vos plus grands sujets de fierté. Vous croyez avoir le monopole de l’intelligence rationnelle. Mais dussé-je faire grincer de douleur votre vanité, je dois vous dire, sinon que vous ne comprenez rien à rien (ce serait excessif), du moins que vous vous trompez neuf fois sur dix dans vos jugements sur la réalité. La cause en est que votre pensée conceptuelle est ontologiquement liée au langage naturel, et ce sont les mêmes mots qui servent à révéler le réel tout autant qu’à le dissimuler, comme un drap mouillé qui met les formes en relief en les épousant. Un discours sur la réalité est un reflet symbolique, pas la réalité même. Prendre les mots pour les choses, c’est l’erreur assurée. Les sciences naturelles en ont tenu compte dans leur évolution. D’où leur formalisation intégrale. Mais les sciences de l’Homme n’ont pu en faire autant. Cela entraîne que la critique du monde politique, économique et social, comme l’avaient fort bien compris Marx et Engels, sans toutefois en déployer toutes les implications, est inséparable d’une critique de la pensée symbolique et de son instrument essentiel, le langage.
Le plus souvent, votre discours, spécialement quand il a pour objet les affaires humaines et les vérités du cœur est une mise en scène où l’intention d’objectivité est obligée de composer avec le besoin d’autojustification ou le souci d’autoglorification. La chose est donc sans recours, sauf à abandonner le « sot projet que l’on a de se peindre » dont Pascal faisait grief à Montaigne et à tous ceux qui, au mépris des préceptes d’humilité chrétienne, avaient la présomption de placer leur chère personne, leur moi aussi dérisoire que « haïssable » (selon Pascal), au centre de l’attention de tous, comme un portrait fidèle dans lequel tous devaient se reconnaître. Mais à la différence de Pascal qui en faisait une affaire de morale et de foi, il est permis de critiquer l’entreprise de Montaigne et de quiconque a le projet de parler de soi, sinon pour cause d’inadéquation définitive du réel et de toute pensée quelle qu’elle soit, du moins à cause de l’insuffisance des moyens dont nous disposons pour effectuer l’adaequatio rei et intellectus, c’est-à-dire la mise en équivalence exacte entre les choses-en-soi (ce que les Grecs appelaient ta onta) dont on veut parler et le discours (logos) que l’intelligence est capable d’articuler sur cette chose, cette adéquation étant la condition même de toute vérité, comme le professe la philosophie depuis Platon et la mission sacrée de toute métaphysique. Moyennant quoi, dire la vérité est devenu pour l’esprit humain un impératif catégorique en même temps qu’une radicale impossibilité.
L’illusion langagière
Comment voulez-vous dire, par exemple, que vous avez peur ou que vous êtes indigné, ou que vous vous ennuyez, ou que vous ressentez de la mélancolie, que vous êtes amoureux, impatient, jaloux, enclin à rêver, etc., sans que le sens usuel des mots que vous employez induise chez vos interlocuteurs l’illusion qu’ils comprennent ce que vous voulez dire et que vous partagez une expérience identique ? Personne parmi vous n’est en mesure de savoir exactement où s’arrêtera le bien-entendu et où commencera le malentendu. On peut à cet égard soutenir que c’est toute la culture, en tant qu’elle s’établit sur un immense et incessant échange de propos et déclarations en langage naturel, qui constitue un irréductible malentendu, comme en témoigne le réexamen, proprement interminable, de toutes les grandes œuvres du patrimoine littéraire universel (« universel » signifiant ici que n’importe qui, d’où qu’il vienne et à quelque moment que ce soit, pourra toujours y trouver un sens, donc une réponse, une utilité, etc. Pour le plus grand bonheur des herméneutes, scoliastes et thésards de tout poil, pour ne rien dire des journalistes qui font métier, et donc salaire, de parler de tout, absolument, sans prendre la peine, par calcul ou par incapacité, de définir précisément ce dont ils parlent).
Comment se fait-il, dans ces conditions, que les interlocuteurs aient l’illusion de « comprendre » ce qu’ils se disent les uns aux autres ? C’est probablement parce que le sens que chacun met dans un même mot est un sens « moyen », si l’on peut ainsi s’exprimer, non pas un sens précis, univoque et incompressible, comme un galet qui, au milieu d’un tas de galets, reste séparé et distinct de tous les autres, mais un sens flou, coalescent, en vibration et dont les contours flottants peuvent en s’étirant rejoindre et recouvrir d’autres acceptions disant presque la même chose avec un mot différent (un synonyme). Les mots d’une phrase que nous entendons devraient pouvoir être considérés séparément comme si nous devions d’abord en faire l’analyse grammaticale. Il faudrait les traiter comme si on les rencontrait pour la première fois (ce qui ralentirait excessivement nos échanges ou même les interdirait comme si notre interlocuteur parlait une langue étrangère), mais en pratique nous nous contentons d’un sens approximatif, un « halo sémantique ». Celui-ci, sans recouvrir exactement celui du mot utilisé par notre interlocuteur, coïncide, en partie au moins, avec le sens que ce dernier avait à l’esprit en le prononçant. Il en va des mots que nous percevons comme de toutes nos perceptions. Celles-ci ne sont jamais complètes en elles-mêmes. Un mot, comme tout autre objet, ne peut être perçu, expliquait à peu près Bergson, que si celui qui écoute lance au-devant du mot qui lui est adressé une image-souvenir, comme un passeport qui s’accolerait au mot reçu pour le rendre reconnaissable et recevable. Toute conversation devient ainsi, par la vertu même des mots, une sorte de contrôle d’identité où le sens ne cesse de se dévoiler en se dissimulant, comme une note fondamentale dans ses harmoniques. Les mots ressemblent moins à des galets qu’à l’eau qui coule autour d’eux et dont les molécules s’insinuent dans le moindre interstice. Même si on ne parvient jamais à saisir toutes les molécules de sens ensemble, en pratique, les habitudes langagières aidant, chaque interlocuteur réussit à recueillir un peu d’eau dans son gobelet. Son voisin en fait autant. Les deux boivent de ce même mélange, et chacun fait comme s’il en était désaltéré. Ainsi naissent et demeurent les incessants malentendus où la discordance du sens se dilue indéfiniment dans l’équivoque des mots.
{}S’il est vrai que, comme l’affirmait Russell, « les mathématiques sont une science où on ne sait jamais de quoi l’on parle, ni si ce que l’on dit est vrai », à combien plus forte raison faudrait-il adresser cette critique aux conversations les plus ordinaires portant sur des choses qui n’ont pas encore fait l’objet d’un essai de définition ! Il n’est pour s’en convaincre que de suivre les « débats de société » instaurés ou répercutés par la « grande presse » qui, grâce à la puissance des moyens dont elle dispose et à la glose intéressée de ses bonimenteurs a tôt fait de transformer toute discussion sur n’importe quelle question en un immense gloubi-boulga d’opinions contradictoires.
Cette difficulté de nature linguistique est rendue pratiquement insurmontable par le fait que le genre humain a bâti toute culture, et toute la culture, sur sa capacité à transformer le vécu en discours parlé, de sorte que vous ne pouvez rien dire sur rien sans passer par les mots et que les mots, en deçà et au-delà de vos intentions les plus réfléchies, disent en même temps autre chose que ce que vous aviez l’intention de signifier et que ces significations au lieu d’être perçues comme des parasites de la communication, qu’il faudrait éliminer, vous apparaissent comme des ornements ou des enrichissements à conserver. De la littérature, donc « de l’art ! »
Si par exemple une jeune femme, dont le père vient d’être tué en duel par un jeune homme qui la courtise, dit à celui-ci : « Va, je ne te hais point ! », que doit-il entendre exactement par ces mots ? Si nous le savions d’emblée, cela signifierait que le chef-d’œuvre de Corneille aurait usurpé sa place parmi les grands classiques, et que les professeurs de lettres n’auraient plus d’utilité dans l’enseignement secondaire. Fort heureusement, tout le monde comprend, ou croit comprendre ce que Chimène veut dire (à supposer qu’elle le sache vraiment elle-même), et cette approximation suffit pour que la tragédie suive son cours.
Sommes-nous voués à l’incompréhension définitive ?
Pour remédier à cet à-peu-près, on peut soit ajouter des mots aux mots (je vais t’expliquer…, je veux dire que…, etc.), soit supprimer toute ambiguïté en évitant de prononcer les mots qui la font naître. Mais comme chacun le sait d’expérience, le silence est le plus souvent générateur de la pire espèce d’incertitude qui soit, celle qui ouvre la porte aux interprétations les plus opposées et les plus insupportables. Si Chimène ne disait rien, Rodrigue pourrait s’imaginer qu’elle le hait. Les mots qu’elle utilise écartent cette interprétation, mais elle ne dit pas expressément qu’elle aime le meurtrier de son père. Ce sont les exégètes qui s’en chargent en parlant de litote. Et s’ils se trompaient ?
On peut faire confiance à l’imagination des interlocuteurs pour alimenter inépuisablement les ambiguïtés du discours. Il s’ensuit qu’on ne devrait jamais pouvoir accorder de crédit aux dires de son interlocuteur, que jusqu’à un certain point. Mais on ne le fait pas, parce que généralement les relations interpersonnelles sont gouvernées par l’affectivité plus que par la raison, selon la conviction essentiellement subjective transmuée en principe logique : « Je l’aime, donc il/elle me dit la vérité, donc je lui fais confiance ». Et même si nous ne pouvons éliminer le doute qui sommeille au fond de toute certitude, nous accordons foi à nos interlocuteurs à proportion de la satisfaction ou du déplaisir que leurs déclarations nous procurent.
En réalité – et l’histoire entière impose ce constat, à l’échelle des individus comme à celle des peuples – les interlocuteurs ne se comprennent pas, pas tout à fait, pas à fond, et ils doivent se contenter de l’impression d’avoir compris, tout comme sur le plan sensoriel ils doivent se contenter des impressions (visuelles, acoustiques, olfactives, etc.) que leur fournissent leurs organes des sens et qui sont ce qu’elles sont, des perceptions approximatives sans doute mais néanmoins utiles en pratique, car parler est d’abord une activité à des fins pratiques, ensuite seulement et bien moins souvent, à des fins théoriques.
Toute mise en mots est une mise à distance. Le fait de dire notre expérience est la preuve qu’elle a pris fin. On ne peut ressentir et s’exprimer en même temps, sauf quand on pousse des cris inarticulés sous l’effet immédiat de la douleur, de la fureur, etc. (Et encore, même dans ces cas-là, l’expression perceptible de notre douleur ou de tout autre sentiment peut être diversement modulée pour impressionner les témoins d’une façon ou d’une autre). Il s’ensuit qu’aucun récit ne peut être, en toute rigueur, tenu pour véridique, au sens fort du terme et l’art du conteur n’y peut rien, si incontestable soit-il. Racine lui-même ne saurait nous faire éprouver vraiment « l’horreur d’une profonde nuit » simplement en nous rapportant le songe d’Athalie. Mais en choisissant bien ses mots et en les assemblant avec art, il peut par son récit induire en nous des souvenirs de certaines de nos expériences vécues qu’à tort ou à raison nous croyons similaires, au moins par certains aspects, à celles dont il nous parle. Quel être humain ne garde pas, logée au plus profond de sa mémoire et de ses neurones, la peur ancestrale, animale, atavique, des ténèbres nocturnes et de toutes les forces du mal qui ont partie liée avec l’obscurité ? Racine a l’intuition, comme tout locuteur francophone, au-delà ou en deçà de toute argumentation discursive, que les mots du langage commun renvoient les interlocuteurs à une même expérience partagée, un socle inamovible d’affects communs qui n’a pas besoin d’être explicité et qui soutient tout leur psychisme, tant individuel que collectif.
La circulation des idées et des sentiments entre les individus est faite de ces approximations incertaines, du moins pour autant qu’elle recourt aux mots du langage naturel. On est en droit de supposer que sous la plume d’un virtuose de la langue française comme Racine, l’expression constituée de trois mots apparemment usuels, immédiatement compréhensibles de tous, comme horreur, profonde et nuit, n’est que la partie perceptible d’un imposant bloc sémantique capable d’éveiller par résonance harmonique des notes semblables dans l’âme de l’auditeur. Ce que l’on appelle le sens d’un mot n’est jamais que la note fondamentale qui unifie en un seul accord reconnaissable tous ses harmoniques résonnant de proche en proche, ses synonymes disant tous la même chose mais un peu différemment, en introduisant une vibration particulière. En tant que poète, Racine sait d’expérience que, pour que la contagion émotionnelle se propage entre celui qui parle et celui qui écoute, il n’est pas indispensable qu’ils mobilisent tous deux des blocs harmoniques rigoureusement identiques. Comme devait l’expliquer plus tard Verlaine (dans Jadis et Naguère), pour que la magie poétique opère, il faut que le poète commette sciemment « quelque méprise » dans le choix de ses mots, qu’il bannisse la trop grande exactitude sémantique, ou la rigueur syntaxique. L’« art poétique » consiste pour une grande part non pas à superposer point par point, à ajuster précisément une sensibilité à une autre, mais à « fiancer » des nuances, des « rêves » les uns aux autres. Chacun doit prendre des libertés avec les mots et retenir le bouquet de nuances qui lui convient : « …la nuance, la nuance encore – Oh, la nuance seule fiance – Le rêve au rêve et la flûte au cor ». Du point de vue de la communication, la poésie fonctionne au feeling, comme on dirait aujourd’hui. Avec bien sûr le risque de détonner, de « chanter faux », que cela comporte, mais Verlaine avait sans doute en la matière ce que les musiciens appellent l’oreille absolue.
Le double écueil : entre mathématiques et poésie
Sans vouloir le moins du monde faire œuvre poétique, le locuteur ordinaire, même pour exprimer un propos banal, fait sans le savoir ce que préconisait l’art poétique verlainien : il se « méprend » un peu, voire beaucoup, sur les mots qu’il emploie, en ce sens qu’il ne peut éliminer le flou intrinsèque que tout énoncé, même le plus prosaïque, doit aux mots qui le constituent. Sans même s’en douter les locuteurs chantent en chœur « la chanson grise où l’Indécis au Précis se joint » Mais de même qu’on ne peut pas séparer naturellement l’air que l’on respire des odeurs qu’il transporte, on s’accommode du flou, du vague et des approximations, des équivoques et des ambigüités. Mieux, même, on s’efforce d’en tirer parti. C’est ce qui donne son style caractéristique à la conversation courante : celle-ci consiste non pas exactement à « parler pour ne rien dire » mais plutôt à « dire sans le dire tout en le disant », comme fait Chimène. De sorte qu’il reste toujours, pour chaque énoncé, une marge d’interprétation et donc aussi d’erreur. Ce qui fait tout le charme et tout le danger de la parole, qu’Esope soulignait déjà.
À quoi rime, me demanderont peut-être certains, cette dissertation sur les problèmes de la communication ? J’ai cru bon d’en parler parce que toute réflexion un peu approfondie sur le langage naturel, ramène à ce constat immémorial que vos échanges sont en général des dialogues de sourds, que vous n’entendez jamais vraiment les autres et que vous ne pouvez vous faire entendre vous-mêmes que de façon approximative et même de travers. On a là, de toute évidence, une des racines majeures des problèmes qui se sont posés de façon récurrente à l’Humanité. Mais il faut faire un pas de plus et étendre cette conclusion bien au-delà de vos performances linguistiques et discursives, à la totalité des expressions de votre être, de quelque nature qu’elles soient. L’homme est un animal qui souffre de ne jamais rien faire qu’à peu près, et même à beaucoup près, de l’amour à la révolution, comme s’il était frappé d’une sombre malédiction : « Tu n’atteindras jamais ce que tu recherches, tu n’achèveras rien de ce que tu as entrepris, tu resteras pour toujours au seuil, tu seras éternellement en chemin ». On sait tout ce que la littérature et la philosophie, pour ne rien dire de la théologie, ont pu tirer de ce thème de l’interminable marche vers un horizon qui recule à mesure qu’on avance. Si l’on osait cette métaphore, qui risque de faire tiquer quelques puristes, on pourrait dire qu’on a là une retraduction en langage profane, du célèbre second théorème de Gödel, dit « d’incomplétude », que j’appellerai plutôt, quant à moi, « théorème de transcendance », pour éviter de faire un emprunt incongru au lexique des mathématiques. Aucun système de pensée ne peut trouver en lui-même son propre fondement. L’incomplétude est une condition structurelle d’existence et de fonctionnement pour un système quel qu’il soit. Du fait que vos démiurges vous ont dotés d’une pensée logique et rationnelle portée par un langage articulé, ils vous ont condamnés à rester des animaux incomplets, imparfaits, voués à rechercher indéfiniment ce qui leur fait défaut. Toute votre civilisation, avec ses langues, ses discours, ses religions, ses arts, est sortie de cette matrice. À la différence de tous les autres vivants, il vous a fallu apprendre à vivre avec le Manque, dans le Besoin perpétuel, dans la Pauvreté (Penia) comme l’a formulé votre éminent Platon. D’où, peut-être, cette tendance compulsive, névrotique, de votre espèce à l’accumulation sans limite, dont vous êtes en train de périr.
Ayant appris à vous accommoder de vos manques et à faire de nécessité vertu, vous avez aussi fait de l’approximation le moteur même du dépassement en quoi consiste tout ce que vous appelez « progrès » de la civilisation. La science elle-même, pourtant née d’un effort de la pensée savante pour surmonter les apories de la pensée commune, après avoir paru capable de vaincre la malédiction de l’approximation, vous y ramène toujours un peu plus : ainsi, en formalisant ses relations d’incertitude, Heisenberg vous a-t-il ôté tout espoir de mesurer exactement à la fois la vitesse et la position d’une particule. La précision de l’une se paie nécessairement de l’imprécision de l’autre. Encore ne s’agit-il là que de microphysique. Plus largement, sur la planète Terre, l’avenir des espèces (dont la vôtre) est désormais aussi incertain que la suite de vos idées. Dans la lutte pour garder le cap, si tant est que vous ayez jamais su où vous alliez, vous êtes voués au très court terme, même si à l’échelle de la durée dérisoire d’une vie humaine, vous pouvez conserver l’illusion d’avoir encore beaucoup de temps devant vous.
Je le sais – et j’en suis profondément désolé – mon dernier rapport au Directoire est un terrible constat d’échec. Aucune de vos croyances doxiques les mieux assurées n’en est ressortie indemne. Le roi humain est nu, irrémédiablement. Mais à bien y réfléchir, c’est peut-être ce qui pouvait lui arriver de mieux. Il faut savoir tirer l’échelle et « quitter la table » comme le chantait le talentueux Aznavour.
Apparemment, le logiciel système du robot humain est désormais bloqué par un bogue dont la résolution entraînera sans doute la refonte de l’espèce. D’où le rappel de tous ceux qui comme moi étaient préposés à sa maintenance informatique. Nous avons fait la preuve de notre incompétence. L’humanité va s’engloutir inexorablement sous le flot montant des océans, des déchets et de la barbarie-jeune. Mais si nous devons sombrer, que ce soit au moins avec les yeux ouverts et en hissant au plus haut le pavillon de l’intelligence.
Je vous salue donc, Frères et Soeurs humains qui poursuivez désespérément le combat séculaire. Je suis obligé de vous quitter, mais j’ai été sincèrement heureux et honoré de vous connaître. Nous avons écrit ensemble quelques belles pages et ce fut une expérience qui valait la peine d’être vécue, même si nous devons ne jamais en connaître la signification ! Elle sera celle que chacun lui aura donnée.
Gracchus-le-Second
Unité-de-Robotique@NGC884.com