Il ne s’agit pas de faire un tour exhaustif de ce que recouvre une approche globale de la culture numérique. En quelques années, le nombre de publications pouvant se rattacher à cette approche s’est largement multiplié, couvrant de vastes domaines, depuis l’art numérique jusqu’aux approches critiques de l’économie du numérique, en passant par un regard psychologique sur les usages et les usagers [1]. L’objectif est de montrer aux personnes qui s’intéressent à l’émancipation individuelle et collective qu’elles ont intérêt à se plonger dans la culture numérique parce que la numérisation du monde est devenu un phénomène si important et tangible que toute volonté de changer le monde doit s’emparer de ce secteur, d’en comprendre les ressorts, du côté des plaisirs comme de celui de la contestation des nouveaux pouvoirs, ou encore de l’enjeu géopolitique du numérique.
Rappelons d’abord que la stratégie de l’évitement ne nous mènera nulle part : si plus de 4 milliards d’humains sont adeptes du smartphone, c’est bien qu’ils y trouvent quelque chose d’important pour leur vie, et pas seulement parce qu’on leur impose. Et si les mafieux, les services secrets et les méga-entreprises du secteur se complaisent dans l’arnaque (les rançongiciels, la surveillance des usagers, l’hameçonnage des individus crédules et le spam), dans la cyberguerre ou dans la dénonciation organisée et mondialisée des acteurs et des actrices de l’émancipation, toute volonté de changer le monde doit intégrer cet état de fait, trouver les voies de recours, les politiques adaptées de libération. Et on peut d’ores et déjà prédire que le refus du numérique n’est pas l’axe porteur d’une telle stratégie, compte tenu des multiples insertions du numérique dans nos vies et dans les structures de la société. Refuser tel ou tel média social comme Facebook ou TikTok est possible, mais la numérisation du monde va bien au-delà de ce type d’usages individuels. Refuser la disparition des travailleurs humains, notamment dans les services publics, est nécessaire, mais elle n’est pas équivalente à refuser que des services numériques soient également présents et puissent offrir des avantages. Comprendre l’étendue de l’infrastructure numérique des sociétés contemporaines est nécessaire pour combattre les dérives, depuis les actions sur les individus (traçage, influence…) jusqu’à l’utilisation absurde et inconsidérée des ressources naturelles et énergétiques pour nourrir des intelligences artificielles, base des nouvelles formes d’exploitation du capitalisme numérique.
1 - Définir la culture numérique
Il serait prétentieux et voué à l’inconsistance de proposer une définition stricte d’un ensemble de pratiques et de relations économiques et politiques en quelques pages. Il s’agit ici de positionner la culture numérique comme une analyse imparfaite, car toujours rattrapée par l’évolution du secteur, des nouvelles relations de construction de la sociabilité et des nouveaux pouvoirs économiques et politiques [2].
Par « culture », nous devons entendre la double approche des productions de l’esprit et des structures des relations inter-humaines (à l’image des « cultures nationales » définies par Ruth Benedict [3] et de leur impact sur les psychologies individuelles).
Du point de vue des activités culturelles, l’expérience actuelle de la pandémie souligne le basculement réel des formes antérieures vers la diffusion en réseau. Ce qui se traduit évidemment par une perte (la relation directe aux objets-supports et aux prestations culturelles), mais aussi par une opportunité de continuer à partager la culture malgré la situation. Cette figure de Janus est toujours présente quand on étudie la culture numérique. Mais plus encore qu’avec les autres formes culturelles, la distinction entre culture lettrée et culture populaire perd son sens sur internet. De nouvelles formes de production et de diffusion permettent l’émergence de nouveaux artistes via des plateformes ouvertes comme YouTube ou SoundCloud. L’étendue mondiale de l’internet développe la capacité à prendre conscience d’un monde global et à partager des expériences culturelles [4]. Mais ce sont également des formes nouvelles, spécifiques, qui émergent. Le principal exemple est celui des mèmes (une construction équivalente à celle de gènes pour désigner la diffusion autant que la variabilité d’éléments culturels). Un mème est une forme culturelle qui part d’un élément existant (une photo, un trait d’esprit, une vidéo, un texte, une musique…) et qui va reconstruire à l’infini des variations sur le même thème. Avec les mèmes, chaque producteur va reprendre une séquence culturelle et la détourner dans une autre version, elle-même diffusée sur le réseau comme un appel à la détourner. On voit ainsi des mèmes qui changent les sous-titres d’un film [5] afin de les adapter à une situation d’actualité. D’autres visent à réaliser une autre version d’un tube musical ou d’une chorégraphie [6]. Penser l’émancipation culturelle demande de tenir compte de ces multiples pratiques amateur, tout autant que la nécessité d’assurer des revenus pour les diverses professions des industries culturelles. Il convient pour cela de limiter le rôle centralisateur des plateformes et l’usage qu’elles en font pour s’enrichir via la publicité ciblée. Mais cela ne pourra pas se faire en niant les nouvelles pratiques culturelles en réseau, et notamment la place de haut-parleur jouée par les rediffusions des internautes… dont les plateformes sont également le support. Janus toujours.
Du côté des relations sociales, le numérique, et plus encore l’usage des smartphones, a multiplié les formes et l’étendue des interactions. Il y a bien évidemment la question de la sociabilité, largement renouvelée par les médias sociaux [7] tels Facebook ou Twitter, sans oublier le courriel. La sociologue danah boyd, en défense des adolescents, explique que ceux-ci ne sont pas « accros » à leur mobile, mais à leurs relations, et que l’organisation de la société, en limitant les lieux et les temps d’interaction directe, ne leur laisse que les médias sociaux comme outil/lieu/moment pour socialiser [8]. Cette remarque montre bien le lien direct qui existe entre l’espace social physique et les espaces numériques. Cependant, alors même que rien n’est fait pour améliorer les relations de présence entre adolescents (crise du sport associatif, manque cruel de structures collectives pour la culture populaire avec la désaffection des MJC, et en prime la fermeture des écoles lors du premier confinement), des entreprises avides de pouvoir savent utiliser ce besoin de communication pour essayer de garder les adolescents dans leurs rets. D’influenceurs et influenceuses en dark patterns (des techniques cachées dans les logiciels pour mieux capter les usagers), les méga-machines du web utilisent le miroir aux alouettes du nouveau vedettariat des youtubeurs et tous les ressorts des neurosciences, de la psychologie cognitive et des méthodes de manipulation de masse pour conserver leur public et les gaver de publicités. Mais aussi de pousser divers messages idéologiques de déconstruction sociale (fake news, valorisation des comportements antisociaux comme le refus de vaccination, individualisme exacerbé…), car ils provoquent de l’interaction et donc du temps passé. On peut légitimement parler de l’émergence d’une « industrie de l’influence » [9].
Développer la culture numérique aujourd’hui, c’est essayer de repérer dans tous les domaines cette contradiction entre l’abandon des espaces relationnels matériels et le laisser-faire face aux expérimentations de manipulation mentale menées par les grands acteurs du web. On commence certes à s’apercevoir du caractère néfaste des méthodes employées et des objectifs poursuivis par les géants du web, mais c’est parce que cela commence à agir sur les lieux mêmes du pouvoir, sur les batailles politiques des mâles dominants. Certainement pas pour aider les adolescents et les adolescentes, qui deviennent la cible d’un perpétuel « ado-bashing ». Pourtant, les débuts de l’internet, la « période utopique » ont montré que des usages numériques non monétarisés, communautaires, centrés sur le bien-être et construisant des relations sociales fortes pourraient transformer les relations numériques en outils d’émancipation.
2 – Internet et les mouvements sociaux
Certes, des mouvements sociaux et politiques, notamment à leur début, quand la machine de censure par le silence n’a pas encore repéré leur activité, arrivent à utiliser les médias sociaux pour mobiliser. Les Gilets jaunes en sont un exemple récent. Mais cela ne dure pas dans le temps, en raison même des algorithmes de sélection des messages vus par chaque utilisateur, qui réduisent les débats à des caricatures d’oppositions frontales et isolent chaque groupe d’opinion, confortant ses membres dans leurs certitudes, leur bulle de filtre [10]. En utilisant les médias sociaux, les activistes croient s’exprimer dans un espace public, pouvoir « toucher des gens » et organiser des mobilisations… alors même qu’ils doivent d’abord apprendre à contrer les algorithmes de sélection, ruser avec le système. Une stratégie qui peut marcher pour des mobilisations ponctuelles, mais qui n’est pas compatible avec la construction à long terme des relations affinitaires qui sont la marque de mouvements capables de durer dans le temps et d’imposer leurs vues et leurs idées. La sociologue Zeynep Tufekci, dans un ouvrage majeur [11], montre les forces des médias sociaux pour la logistique des mobilisations, en témoignant à partir des expériences des Printemps arabes, des mobilisations à Istanbul ou Hong Kong. Elle montre également les limites de ces outils quand il s’agit de négocier, de marquer des points au-delà des mobilisations ponctuelles. Et cela d’autant plus que les pouvoirs ont pris la mesure des capacités de l’internet. Loin de la censure par blocage, à l’ancienne, ils développent dorénavant la censure par noyade des informations essentielles. En Chine, l’« armée des 50 centimes » regroupe des internautes payés (très peu) non pas pour répondre ou cacher des expressions opposées au gouvernement, mais pour détourner les conversations. Ce que, dans le jargon internet, on appelle des trolls, qui parlent pour ne rien dire, occupent l’espace et empêchent la construction d’idées et de forces collectives.
3 – Des méga-corporations
Entrer en culture numérique implique de prendre la mesure de l’émergence très rapide de méga-corporations. Les plateformes du numérique ont un modèle de croissance particulier, procédant par rachat d’entreprises innovantes dans le but d’accumuler des données sur les usagers dans toutes leurs activités. Ces données servent deux objectifs :
Vendre de la publicité « ciblée » : tout un secteur industriel s’est construit autour de cette activité, avec des acteurs parfois cachés dans les tréfonds du réseau comme le français Criteo. Cette activité répète les évolutions du monde de la finance des années 1990, et devrait conduire à une bulle spéculative, car l’efficacité n’est pas au rendez-vous de l’espérance des annonceurs [12]. Toutefois, ce secteur a réussi en quelques années à assécher les revenus publicitaires des médias traditionnels, fragilisant l’espace communicationnel public, dont nous connaissons les défauts mais qui évitait l’hyper-concentration qui est la règle dans le numérique.
Nourrir les algorithmes d’apprentissage des intelligences artificielles aux usages multiples, allant de la reconnaissance faciale aux robots de service. On peut imaginer de nombreuses applications positives, mais il convient de prendre en compte deux autres aspects : l’état défavorable des rapports de force dans le monde du travail, et l’emprise écologique énorme des algorithmes d’apprentissage. Il faut en effet des méga-serveurs et une consommation d’électricité qui fait que seuls de grands groupes suréquipés peuvent dorénavant avoir les capacités techniques et financières (coût de l’énergie et des serveurs) pour élaborer de tels outils.
L’impact des plateformes sur le travail, par la multiplication des contrats privés temporaires à la place des embauches (chauffeurs, livreurs, services d’aide et d’accompagnement…), vise à renverser le rapport de force syndical. Quand le patron est un algorithme, seules les lois et les conventions collectives peuvent empêcher la dégradation des conditions de travail. Développer la culture numérique permet d’évaluer les combats d’émancipation en ce domaine. Tenons compte également de la pression publicitaire que ces plateformes installent et qui font la promotion d’une nouvelle domesticité : en payant sur une plateforme, chaque utilisateur efface sa propre responsabilité envers celui qui va accomplir la tâche ancillaire demandée. D’avoir considéré les livreurs comme des travailleurs de première ligne lors du confinement n’a pas empêché le développement d’une demande, et ce faisant une nouvelle pratique sociale qui accentue les ruptures et les inégalités flagrantes dans la société.
4 – Géopolitique du numérique
L’internet a été un espace d’ouverture mondial, permettant des coordinations et des échanges culturels inimaginables auparavant. Mais aujourd’hui, les acteurs principaux des pouvoirs géopolitiques (États, multinationales, alliances militaires…) ont largement remplacé les scientifiques ou les artistes dans l’usage du réseau.
Les mafias se sont organisées, profitant des revenus spéculatifs accumulés durant la phase financière dérégulée du capitalisme, pour organiser des trafics, embaucher des informaticiens afin de créer des virus et les installer dans divers services pour endommager des données et demander en échange une rançon aux entreprises, aux municipalités ou même aux hôpitaux [13]. Les cryptomonnaies, conçues suivant une optique libertarienne pour créer des échanges non centralisés, anonymisés et ne dépendant pas des banques, sont dorénavant devenues des moyens de spéculation et de blanchiment.
Les États créent des cyberarmées et se livrent à une guerre de l’ombre dans le cyberespace. La multiplication des objets connectés, souvent réalisés sans prendre en compte la sécurité, ouvre des portes aux attaques concertées. Organiser la paralysie d’un réseau électrique, polluer l’eau potable, bloquer des processus industriels sont devenus de nouveaux champs de bataille. Sans parler des usages numériques lors des combats armés eux-mêmes. Les outils de surveillance développés par les services secrets constituent un nouveau marché des armes, avec des conséquences graves sur les mouvements sociaux dans le moTitrende, à l’exemple de la répression qui s’abat actuellement sur les opposants en Birmanie [14]. Un pays qui a par ailleurs mobilisé plus de 700 militaires il y a deux ans pour intervenir sur Facebook afin de dresser les populations bouddhistes contre les Rohingyas, orchestrant un exode et une épuration ethnique [15].
Là encore, développer une culture numérique qui aide les activistes à comprendre le monde contemporain et agir pour le transformer ne saurait faire l’impasse sur ces usages maffieux et militaires.
5 – Comprendre pour agir
Comme rappelé plus haut, les réseaux numériques sont à double tranchant. On vient de voir combien ils servent les pouvoirs en place. Mais ils sont également utiles et utilisés par les opposants. Utilisés pour s’organiser, pour les mobilisations, mais également pour préparer le monde d’après, par l’échange accéléré des idées et des suggestions, et par la mise en place de services indépendants, permettant de « se dégoogliser » comme le dit l’association Framasoft [16].
Un premier enjeu porte sur le renouvellement des lois antitrust pour briser les oligopoles [17] et redonner un espace aux services publics comme aux activités indépendantes relevant des communs numériques ou des entreprises localisées. Une proposition de réforme de ces lois vise à intégrer dans les critères l’impact non seulement sur le client, mais également sur l’ensemble de l’organisation sociale [18]. L’exemple d’Amazon est à ce titre significatif : de librairie en ligne, cette entreprise est devenue un opérateur couvrant l’ensemble des domaines, du commerce électronique (au-delà des livres et du matériel électronique : la nourriture avec Whole Food, la pharmacie avec Pillpack, les vêtements avec Zappos…) à la fourniture de services numériques (le cloud AWS qui est le principal fournisseur du monde et dont dépendent de plus en plus les États et les collectivités), en passant par la construction d’un réseau de logistique qui met en danger les services publics de courrier ou de transport de marchandises [19]. Un article de l’hebdomadaire Mother Jones montre comment Amazon embauche des directeurs de l’administration des États-Unis pour constituer un groupe de lobbyistes ayant des connaissances et des entrées dans tous les ministères tant son envergure est devenue large [20]. Cette intrication entre les États et les méga-corporations de l’internet, dans tous les pays du monde, rend d’autant plus difficile la réforme des lois antitrust, et doit devenir un axe pour les mouvements altermondialistes.
Un autre enjeu porte sur la construction pas à pas de l’indépendance des internautes vis-à-vis des plateformes. Ce combat a commencé par les logiciels libres [21], dont les informaticiens pouvaient examiner le code source, ce qui limite les usages malfaisants et le traçage. Mais il doit se porter aujourd’hui au-delà sur des services numériques indépendants. Et ceci aussi bien pour remplir des missions de service public que pour l’activité individuelle ou coordonnée des internautes.
Deux exemples majeurs de la dépendance des services publics envers les plateformes sont devenus visibles durant la pandémie :
Les infrastructures numériques de l’école n’ont pas tenu face à la demande, ces services étant sous-évalués et sous-financés. On a donc assisté à une migration des enseignants et des élèves vers les plateformes, pour que ça marche tout simplement. On a vu également des étudiants incapables de se connecter au wifi de leur université les jours d’examen à distance…
On s’est aperçu qu’en ayant confié à Microsoft le soin de construire le Health Data Hub, toutes les données de santé des Français étaient, par l’existence d’une loi fédérale, susceptibles d’être observées par le gouvernement et les services secrets des États-Unis, conduisant les ministres de la Santé et du Numérique à faire marche arrière… dans deux ans, car il n’y a pas en Europe d’opérateur assez développé [22]. Depuis des années, au nom de « l’efficacité », les budgets ont été orientés vers les prestataires existants plutôt que de construire un véritable plan numérique industriel européen.
Heureusement, à leur échelle, des acteurs associatifs du web développent des solutions alternatives. Certes expérimentaux, regroupant moins de monde, en raison de « l’effet de réseau », et donc moins attrayants, ces services devraient devenir des outils de référence pour penser autrement les relations numériques. Les militants et les militantes ont besoin d’une part de s’adresser largement à la population, et pour cela leur présence sur les services existants est indispensable, des médias diffusés aux médias sociaux, ce qu’un proverbe anglais résume par « il faut pêcher là où sont les poissons ». Mais ils ont également besoin d’espaces de réflexion, de confrontation d’idées dans un esprit collégial et apaisé, et d’outils de coordination sur le long terme. En utilisant les services ouverts, ils peuvent participer à inventer cette nouvelle sociabilité en ligne, créer des lieux accueillants pour que les idées alternatives progressent face à la violence langagière, économique et militaire qui caractérise la période actuelle. En France, c’est l’association Framasoft qui développe de tels services, en s’appuyant sur des normes techniques favorisant la décentralisation (la fédération) [23].
Enfin, il convient d’en finir avec la spécialisation de l’informatique. La culture numérique demande justement que les non-informaticiens s’interrogent sur la place du numérique dans la société. Il y a bien des techniques spécialisées et des savoir-faire nécessaires pour faire fonctionner les outils numériques. Mais, pas plus que les États ne peuvent dépendre d’entreprises spécialisées, mais plutôt orienter le travail de celles-ci de façon qu’elles réalisent des missions de service public, les activistes ne peuvent dépendre des informaticiens, mais au contraire établir leurs besoins et leurs envies et demander ensuite à des informaticiens de les réaliser. Bien évidemment, cela ne se fait pas sans que les activistes eux-mêmes passent du temps à utiliser les services existants et à comprendre le monde numérique, à s’imprégner de culture numérique. Et dans ce domaine, chacun et chacune doit pouvoir trouver un accompagnement, une formation [24], et des lieux de réflexions. La liberté numérique, comme toutes les libertés, ne viendra pas toute seule.
6 – Penser l’écosystème numérique
La culture numérique vise à augmenter les capacités des citoyens et des citoyennes. Son champ d’action est large, tant le numérique est devenu un acteur majeur de la transformation politique, économique, sociale et écologique. Nous devons en ce sens aborder le numérique comme nous abordons les autres activités, les autres sources de pouvoir, d’inégalité, de mainmise sur nos vies et de destruction de notre environnement.
Le numérique va au-delà de la notion d’outil qu’il nous faudrait utiliser (et maîtriser) pour prolonger nos activités. Compte tenu de son étendue, du nombre des pratiquants et des pratiquantes, des secteurs qu’il percute, nous devons concevoir le numérique comme un écosystème, c’est-à-dire un lieu où sont présents le meilleur et le pire, où se coordonnent et s’affrontent toutes les visions du monde, et dont l’avenir de la planète dépend. On peut dire qu’aujourd’hui nous vivons dans deux écosystèmes : notre biosphère et le cyberespace, la première assurant nos besoins vitaux, et le second réorganisant toutes nos activités et relations. Or ces deux écosystèmes sont malades, en danger, et ont besoin de la mobilisation de toutes les personnes conscientes pour rétablir un projet de société durable.
L’espace numérique est devenu un nouvel enjeu de la lutte des classes, du combat entre dominants et dominés, quelles que soient les formes de domination, en particulier les dominations liées au genre et à l’origine. Il est impossible de le déserter ou de le laisser à des spécialistes. C’est le sens de la culture numérique que d’offrir des réflexions et des regards critiques sur le monde numérique pour aider les citoyens et les citoyennes à y mener des luttes et à y résoudre des conflits.
Ce n’est qu’avec la prise de conscience dans toute la société des enjeux du numérique, au-delà des discours creux de la techno-béatitude qui sont aujourd’hui dominants, que nous pourrons trouver les chemins pour réduire l’impact négatif du numérique sur nos vies et sur les rapports de pouvoir, et que nous saurons trouver la voie d’un numérique ouvert, collaboratif, accueillant, pacifié ; à le libérer des mainmises monopolistiques et militaires afin d’œuvrer pour la paix et la coopération.