Peut-être la plus grande caractéristique de la culture moderne, concomitante à l’apparition du capitalisme, aura-t-elle résidé dans la rupture radicale avec cette conception. C’est à juste titre, par exemple, que l’anthropologue Philippe Descola s’oppose au sociologue des sciences Bruno Latour. Oui, nous avons bien été et sommes encore modernes, dans une certaine mesure (sur laquelle nous reviendrons), et précisément en raison du type d’écart créé entre la nature et les hommes, qui aboutit à dénier toute subjectivité aux êtres de la nature, quand bien même nous ne voyons pas de discontinuité physique entre eux et nous.
L’hypostase de la nature, sa transformation en Nature, source de toutes les vénérations romantiques et de toutes les légitimations classiques, son apothéose imaginaire, est allée de pair avec sa dépréciation à la fois idéelle et réelle. Vue seulement comme un ensemble de réalités inertes, simple amas de matière et d’énergie, elle a été pensée, d’une part, comme une « fille publique » (Bacon), tout juste bonne à mater, à surmonter et à exploiter sans merci, et dont il fallait se rendre « maître et possesseur » (Descartes). Et, de l’autre, désormais privée de toute subjectivité, elle a cessé de pouvoir être considérée comme partenaire possible d’une relation de don. Le déconstructionnisme nihiliste, si dominant en philosophie et en science sociale, parachève ce travail de désenchantement du monde naturel en congédiant toute idée de naturalité. La répudiation de l’animisme [1], coextensive à l’émergence de l’esprit scientifique, a incité à ne plus voir dans les animaux que des machines, insensibles, ou à tout le moins inconscientes de leur douleur, et à retrancher le monde végétal de celui du vivant. A fortiori ne peut-il exister, dans cette perspective, aucun esprit de lieux, des forêts, des lacs ou des montagnes. Et le déconstructionnisme, par ailleurs, exècre tout ce qui apparaît comme « donné ».
Or, nous voyons bien aujourd’hui les effets pervers d’une telle vision. Elle a conduit à une surexploitation de la nature qui la laisse exsangue et nous mène au bord de la catastrophe énergétique et environnementale. Et, dans ce sillage, elle menace d’ôter tout charme à l’existence des hommes dès lors qu’ils n’auraient plus d’autre possibilité que de vivre dans un monde intégralement artefactuel [2]. Ne serait-il donc pas grand temps de renouer, normativement et positivement, avec une conception donatiste, du rapport entre les hommes et la nature, et de considérer celle-ci comme un partenaire de don, envers lequel nous avons des obligations de réciprocité ?
Le danger, dira-t-on, serait alors de faire retour à un animisme difficilement compatible avec l’esprit rationnel et avec la science. Et il nous est en effet a priori difficile de rompre avec la posture scientifique et avec l’appel à la raison. Mais il ne faut pas confondre raison et rationalisme, science et scientisme. Rationalisme et scientisme ne sont que la corruption ou la perversion de la raison et de la science. Ce qu’il a été longtemps difficile de percevoir puisque c’est largement sous cette forme corrompue ou rabougrie que la science et la raison ont triomphé historiquement. C’est dans cet écart, d’ailleurs croissant, entre science et scientisme qu’il y a lieu de puiser quelque espoir de pouvoir revenir à une conception plus saine et plus équilibré des rapports entre humanité et nature. Celle qui commence à triompher, par exemple en éthologie où de nombreux travaux, et notamment ceux de Frans de Waal, attestent de cette évidence si violemment et radicalement déniée par la « science » durant des siècles : oui, les animaux n’ont pas seulement des sensations, mais aussi, pour les plus évolués, des sentiments. De l’empathie. Oui, ils souffrent, mais ils le savent. Et, oui encore, ils sont capables de calculs et de stratégies, tant d’affrontement que de coopération. Oui, ils sont donc bien dotés d’une certaine forme de subjectivité.
C’est dans le sillage de ces réflexions qu’il semble pertinent de mettre à l’épreuve le paradigme du don en nous demandant s’il est possible de l’étendre au-delà du champ des relations interhumaines et de poser la question de ce que nous donne la nature. Question dont nous n’ignorons pas le caractère provocateur. Car, de proche en proche, elle débouche logiquement sur ce qu’on pourrait appeler un naturalisme ou un animisme méthodologique ? Or, n’est-ce pas dans une telle perspective qu’il convient d’inscrire tout ce qui se cherche autour de l’écologie politique ? Tentons de préciser le statut de cette interrogation.
La nature existe-t-elle ?
Les raisons de refuser toute pertinence à la question « que donne la nature ? » sont nombreuses et fortes. Pour qu’elle puisse donner, encore faudrait-il qu’elle existe. Or, il est clair que le mot même de nature a une longue histoire en Occident, que, hautement polysémique, il change constamment de sens, qu’on n’en retrouve pas l’équivalent dans d’autres langues ou d’autres cultures. Bref, le mot même de nature n’est en rien naturel. Et si l’on voulait malgré tout l’employer ne conviendrait-il pas de le pluraliser et de distinguer de multiples natures, ou entités naturelles, plutôt que de prétendre les subsumer toutes sous la notion d’une ou de la nature ? À supposer cette première et énorme difficulté surmontée, on devrait se demander comment une telle entité, ensemble hypostasié de toutes les entités naturelles, pourrait bien désirer donner quoi que ce soit. Et à nous en particulier. On pourrait à la rigueur, concéderont certains, parler de donation (Gegebenheits) au sens de la phénoménologie allemande, pour désigner le fait qu’ « il y a » (es gibt, « ça donne », en allemand) quelque chose qui nous précède et nous excède et dont nous ne sommes pas les auteurs, quelque chose plutôt que rien, et placer si l’on veut la nature à l’origine de cette donation, de ce « il y a ». Mais cette donation n’est telle, selon nombre de ses interprètes [3], que s’il n’y a pas de sujet qui donne, que si rien à proprement parler n’est donné, et que s’il n’y a pas de sujet qui reçoit. Or une telle figure d’une pure gratuité n’est pas celle du don maussien, dont nous nous réclamons [4], qui impliquerait que la nature (à l’existence par ailleurs incertaine, nous y reviendrons) désire nous donner quelque chose pour faire alliance avec nous et que, réciproquement, nous sachions décrypter son intention, et nous mettre en position de récepteur, capable de rendre, c’est-à-dire de donner à notre tour en échange. Hypothèse discutable, on en conviendra, au moins pour sa première partie. Pourtant, nous voudrions suggérer qu‘il nous faut la prendre au sérieux et faire, en effet, comme si la nature nous donnait effectivement quelque chose afin de pouvoir entrer avec elle dans une relation de reconnaissance et de gratitude. Pour comprendre le sens et la portée du choix d’imputer à la nature une capacité de donner, il convient de dissiper d’entrée de jeu toute vision idyllique ou irénique. Le don maussien, celui qui forme l’alliance politique entre les humains, qui transforme les ennemis ou rivaux en amis ou alliés, est un don ambivalent. Porteur d’une paix et d’une coopération possibles, il est toujours susceptible de rebasculer dans son opposé. Ou encore, le cycle du donner-recevoir-rendre (ou du demander-donner-recevoir-rendre) ne prend sens que sur fond de son opposé, dont il se détache toujours difficilement : le cycle du prendre-refuser-garder (ou du ignorer-prendre-refuser-garder). Ce qui est vrai des relations entre les humains l’est tout autant, voire plus, de leurs relations avec la nature qui n’a pas envers eux que de bonnes intentions, et qui peut tout autant les ignorer – le plus souvent –, leur prendre – à commencer par la vie –, se refuser à eux et rester stérile, que leur donner quoi que ce soit [5].
C’est dans ce cadre qu’il nous faut prendre au sérieux l’hypothèse d’un don de la nature et faire, en effet, comme si la nature nous donnait effectivement quelque chose afin de pouvoir entrer avec elle dans une relation de reconnaissance et de gratitude. C’est tout le sens du naturalisme ou de l’animisme méthodologique qui s’esquisse ici.
Qu’elle existe
Les arguments que nous listions à l’instant à l’encontre de l’idée d’un possible don de la nature, sont pertinents, mais en définitive insuffisants. Que le mot de nature ait des acceptions multiples et n’existe pas dans toutes les cultures n’empêche pas de lui trouver des « équivalents fonctionnels » [6] dans toutes les langues, cultures ou religions : « Naarjuk (Grosventre*), l’enfant-géant, maître du cosmos (Sila) », par exemple, chez les Inuit, comme le montre Bernard Saladin d’Englure, leur meilleur connaisseur. Le cosmos, dont la nature selon le poète et philosophe Henri Raynal est une création. Le Tao, sans doute. Gaïa. Tous ces concepts ou notions qui désignent quelque chose de plus vaste que l’habitation et la temporalité des humains, qui n’a pas été créé par eux mais dont, au contraire, ils sont issus, qui les englobe et qui détermine peu ou prou leur destin. Et d’ailleurs, sur un mode plus empirique, observons que si Philippe Descola affine et dialectise l’opposition de la nature et de la culture qui était au cœur de l’anthropologie structurale lévi-straussienne en en distinguant quatre régimes – l’animisme, le totémisme, l’analogisme et le naturalisme moderne – il ne la répudie nullement et montre au contraire comment toutes les cultures se structurent à partir du rapport qu’elles postulent exister entre l’homme et la nature. Il existe donc bien une certaine universalité, sinon du mot, au moins de la notion de nature elle-même.
Mais est-elle une ? Peut-on, toujours et partout, parler de La nature ? Les notions employées universellement ne renvoient-elles pas à une pluralité indéfinie d’existants plutôt qu’à une entité unique et homogène, La nature ? Sans doute, si l’on raisonne d’un point de vue analytique. Mais nous avons besoin également de notions synthétiques. Lorsque les écologistes se soucient de préserver la nature, ils englobent aussi bien dans cette notion la variété des espèces animales que le climat, les paysages ou les ressources minérales – quelque pondération qu’il soit par ailleurs possible d’introduire entre ces différentes composantes de la nature – et tout le monde sait bien de quoi on parle. Dire que La nature n’existe pas est donc possible, mais ne dépasse guère le passe-temps pour intellectuels déconstructionnistes.
Limites de la théorie de l’acteur-réseau
Il faut ici dire un mot de la sociologie des sciences et de la théorie de l’acteur-réseau développées par Michel Callon et Bruno Latour, si influentes mondialement, puisque notre propos est ici à la fois proche et éloigné du leur. Éloignée parce que, nous semble-t-il, ils s’arrêtent en chemin. Il faut mettre à leur crédit, en effet, quant aux proximités, le fait d’avoir montré, d’une manière qui a pu sembler paradoxale et contre-intuitive, que dans toute expérience scientifique et, plus généralement dans toute réalité sociale entrent en jeu non seulement des humains et des instruments ou des choses inertes, mais aussi toute la gamme de ce qu’ils appellent les non-humains, microbes, coquilles Saint-Jacques, électrons etc. Tous acteurs ou actants, chacun à sa façon. Voilà qui évoque fort l’animisme méthodologique que nous évoquons. Mais nos deux auteurs ne vont pas jusque-là et ne nous rejoindraient sans doute pas dans notre interrogation de ce que donne la nature, pour deux raisons fondamentales et liées. La première est qu’ils se refuseraient très probablement à parler de la nature en raison de leur anti-holisme radical. Pour eux il n’existe qu’une infinité de réseaux toujours changeants entre des actants, et aucune stabilité possible et pérenne des réseaux de réseaux. La nature ne peut donc pas exister, pas plus que la société qui apparaît comme une illusion à combattre et dissoudre [7]. La seconde raison est que leurs actants sont en réalité dénués de subjectivité. On sait qu’ils agissent, au sens où ils exercent une action, sont dotés d’une possible efficacité, mais ils ne sont pas de véritables acteurs. C’est le flou sur cette question qui permet de considérer comme actants, et de la même manière, des animaux ou des électrons. Est ainsi contournée la question de la subjectivité et, du même coup, celle du don. Car il n’est de don que de sujets, et, réciproquement, il n’est de sujet que donateur, i.e. ouvert plus ou moins consciemment à une certaine altérité et à la nécessité d’y faire droit. On ne peut pas faire comme si étaient des donateurs des actants qu’on se refuse à considérer pleinement comme des acteurs Ou alors, si on le fait, il faut aller jusqu’au bout, et les considérer aussi comme des donateurs/preneurs. C’est tout le sens de l’animisme méthodologique qui nous paraît devoir aller de pair avec la reconnaissance inconditionnelle d’une valeur intrinsèque de la nature.
Mais un sujet donateur de don, ou de donation ? La distinction est évidemment fondamentale. Et seule l’idée que certaines composantes de la nature, la nature elle-même, donc, sont auteurs d’une donation, qu’elles existent, apparaissent, se manifestent pour elles-mêmes et non pour nous, est a priori plausible. Sauf pour les animaux domestiques, familiers ou d’élevage, dont Jocelyne Porcher montre si brillamment et éloquemment depuis des années combien ils travaillent et collaborent avec les humains dans une authentique relation de don-contredon. Mais, ce n’est sans doute pas sans raisons que toutes les sociétés humaines, à des degrés divers, ont considéré leurs relations avec elles comme des relations de don-contredon. Et c’est très vraisemblablement, nous le disions, ce que nous aurions tout intérêt à faire, nous aussi. À les penser comme si elles étaient effectivement des relations de don-contredon. Mais pour que ce propos soit intelligible, encore faut-il s’expliquer sur l’idée de don qu’il convient de manier ici, et d’expliciter le statut de l’« intérêt » que nous pourrions avoir à un animisme méthodologique.
Don et reconnaissance
Précisons brièvement ce point délicat. « Reconnaître », dans le cadre des théories de la reconnaissance développées par Hegel ou Axel Honneth, c’est identifier des existants comme des sujets. Leur reconnaître la qualité de sujets. Et leur attribuer de la valeur à ce titre. On ne peut exploiter des esclaves qu’aussi longtemps qu’on ne les reconnaît pas comme des sujets. La même chose est vraie de la Terre et de la Nature. Nous pouvons nous mettre en position de les exploiter, de nous en rendre « maîtres et possesseurs » qu’aussi longtemps que nous les percevons comme des choses, comme de la pure matière [8]. Cela devient impossible si nous leur attribuons une sensibilité et une subjectivité. Si nous leur parlons comme nous parlons aux humains. Or, n’est-ce pas ce que l’humanité a toujours fait et que nous faisons encore, comme le rappelle à juste titre Andrew Feenberg dans sa critique de Descola ? Nous parlons à nos chiens, à nos poissons rouges, aux moustiques, à nos plantes, voire aux montagnes ou aux étoiles etc. (même si tout le monde ne parle pas à tout le monde…). L’humanité est universellement et phénoménologiquement animiste. Devons-nous l’être encore ? Du point de vue des sciences analytiques, certainement pas. Mais du point de vue d’une écologie généraliste, très probablement oui, car ce n’est qu’à cette condition, en attribuant aux êtres de la nature, aux vivants tout au moins, une quasi-subjectivité que nous pourrons les reconnaître, les valoriser et les préserver inconditionnellement. Les considérer « aussi comme des fins et pas seulement comme des moyens ». Ne les exploiter que dans cette limite et y trouver ainsi les conditions de notre propre survie. Tel est le sens de l’animisme méthodologique impliqué par la tentative de considérer la nature comme partenaire de don [9]. Il ne peut être que méthodologique, car nous ne saurions être animistes à la manière des Bororos, des Bushmen, des astrologues ou de Paracelse. Parce que l’idée même de subjectivité mériterait de redoutables discussions, ainsi que celle qu’elle est inextricablement liée à la capacité de donner. Mais nous n’avons pas besoin d’avoir des lumières définitives sur ces questions pour renouer avec le sens commun de l’humanité et pour y puiser des raisons de renouer l’alliance rompue avec la nature en faisant comme si elle était effectivement donatrice et sujet. Quasi donatrice et quasi-sujet. L’est-elle réellement ? Chacun en décidera selon sa propre boussole [10].
Cet article est extrait du n° 42 de la Revue du MAUSS, second semestre 2013, p. 14-15, avec l’autorisation de l’auteur.