Lettre d’un Terrestre à une Terrestre, sur le livre Lettre à la Terre de Geneviève Azam

mardi 1er octobre 2019, par Jean-Marie Harribey *

Geneviève, je veux te dire avant toute chose que ta Lettre à la Terre [1] m’a touché. Et, sans doute, telle était l’une de tes intentions : toucher le lecteur ou la lectrice afin que la prise de conscience des graves dommages causés à la nature et à l’ensemble du vivant naisse de son émotion au moins autant que de sa raison, et peut-être même avant celle-ci. Tu excelles dans l’art d’écrire, d’abord dans le maniement de la langue, puis dans l’assemblage harmonieux de touches poétiques et philosophiques. En te lisant, je pensais à quelque accord majeur arpégé sur les touches d’un piano qui, brusquement, se modulait en mineur, avant de se résoudre au final sur un mode majeur.

Si la Terre t’a entendue, elle a dû être sensible à tes poussées de colère, suivies immédiatement d’un apaisement laissant poindre la sagesse nécessaire au bon entendement de l’effondrement possible, mais non certain, et donc à son endiguement. Ta Lettre à la Terre est plus une composition de musique qu’un livre au sens habituel. Pourquoi la « Notturno » de Schubert en mi bémol majeur est l’opus qui me revient à l’instant en mémoire ? Parce que c’est un adagio, mais dans lequel on entend, on sent, et on vibre avec la tension qui monte sous les doigts du pianiste et les archets du violoniste et du violoncelliste, avant de s’achever avec quiétude et dans la sérénité, comme ta Lettre. Ta Lettre qui repère de suite que « l’appel au repos et à la contemplation, celui de Jean Giono dans le Chant du monde » ne doit pas faire oublier « celui des voix qui se sont tues », comme « un étrange silence dans l’air ».

Tu ne caches pas que tu viens de l’économie, un rivage que tu as quitté sans regret, parce qu’on court le risque d’y être rivés justement, sans pouvoir observer les multiples facettes de la vie sociale et encore moins les interactions entre les humains et les autres espèces vivantes ou celles qui font la trame de la vie. Comme tu le dis, « les catastrophes écologiques ne peuvent pas être pensées dans l’étroitesse de son cadre ». Pourtant, tu prends soin d’émailler ton propos des données factuelles que les climatologues, les géologues, les biologistes et même certains économistes ont rassemblées. Mais c’est aussitôt pour prendre tes distances avec l’aspect quantitatif des phénomènes, avec les choses mesurées. Parce que ce qui t’importe, c’est la critique de la démesure qui gouverne l’ensemble des objectifs économiques assignés, des moyens techniques déployés et des représentations idéologiques répandues.

En vérité, ce qui te tient à cœur, c’est de dénouer les fils qui nous relient à la Terre tout en affirmant l’« altérité » de celle-ci. C’est l’une des originalités de ta Lettre : pour renoncer définitivement à l’idée que la destinée de l’Homme est de s’approprier et de maîtriser la nature et, de surcroît, qu’il en a la capacité, tu postules que la Terre a son « autonomie ». « Ne pas la reconnaître, c’est refuser ce qui nous dépasse et poursuivre l’utopie totale de ton [celle de la Terre] humanisation totale. » Il s’ensuit un paradoxe, du moins à première vue : l’ère de l’Anthropocène, dont tu adoptes le concept, est celle où les humains ont, par leurs activités, induit des bouleversements considérables dans les équilibres naturels. Or, tu montres que, puisque la Terre est autonome, « les humains ne sont pas responsables de tout. Il nous revient de distinguer notre part dans les catastrophes de celle qui nous échappe. » Tu nous fais revivre la discussion entre Voltaire et Rousseau après le tremblement de terre qui détruisit Lisbonne en 1755 et tu donnes tort au second car « Tu [la Terre] n’es pas la nature ordonnée et providentielle de Rousseau qui, donnant aux humains toute responsabilité dans leurs malheurs, exprimait à sa façon la doctrine de l’optimisme. » Tu dis aussi que « nous pensions notre histoire dépendante de notre seule volonté ». Mais n’es-tu pas trop sévère envers Rousseau ? Si, en toute connaissance de cause, on construit une ville le long d’une faille sismique ou au pied d’un volcan ou bien sur une zone côtière, le séisme ou le tsunami ne sont pas de notre fait, mais la construction l’est. D’ailleurs, comme tu précises que « notre responsabilité de terrestres est d’apprendre à vivre avec cette altérité, au lieu de l’ignorer », l’ignorance est donc délibérée, dont il résulte une responsabilité humaine pleine et entière. Je crois comprendre ton insistance : au fond, si tu refuses que les catastrophes que nous subissons nous soient entièrement imputées, c’est parce que tu y vois le risque de considérer la Terre comme « morte », au contraire de ton vibrant hommage à sa vivacité, à son identité même avec la vie sous toutes ses formes. Mais, pardonne mon insistance à mon tour, car je ne voudrais pas commettre un contresens : la dichotomie que tu établis entre la part des responsabilités naturelles et celle des responsabilités humaines ne tient-elle pas au fait qu’elles ne se situent pas sur le même plan ? Les responsabilités des catastrophes que tu désignes comme naturelles se situent sans aucun doute au niveau des conditions matérielles qui relèvent du hors humain, par différence avec celles qui, par définition, relèvent des humains puisqu’il s’agit de leurs actes.

Avec talent, tu nous guides sur les pentes escarpées de l’épistémologie des sciences naturelles, ces leçons de choses qu’on apprenait à l’école de notre enfance. Je dis « escarpées » car comment résoudre le problème suivant : pour démontrer que la Terre est un être vivant, faut-il l’anthropomorphiser en la faisant penser, souffrir, se rebiffer ? La Terre saigne, pourrait-on dire. Mais, en écrivant « tu ne te venges pas mais tu réponds […] tes rages et tes débordements expriment ta souffrance […] tu te rebiffes », n’est-ce pas créer une Terre à l’image de l’homme, à l’image de ses pensées, ses sentiments et, pourquoi pas, ses fantasmes ? Ne serait-on pas alors devant un nouveau paradoxe : au nom de l’autonomie de la Terre, nous projetterions sur elle notre réalité ? Dans le Timée, Platon fait du démiurge le père de l’univers à la manière d’un artisan qui fabrique après avoir pensé sa création. Tu nous incites à réfléchir sur ce qui existe, c’est-à-dire tu nous emmènes vers une ontologie de la matière. Mais alors, si vraiment nous pensons la Terre avec nos propres affects, en lui prêtant les mêmes que les nôtres, ou simplement en nommant les supposés siens avec les mêmes mots, ne court-on pas le risque de recréer les conditions de sa domestication, ou au moins la croyance en cette possibilité, que ta Lettre redoute et fustige ?

Ta Lettre a ravivé en moi des interrogations jamais résolues parce qu’elles mêlent raison et intuition, choses avérées et incertitudes. Tu fais une place à l’idée que l’une des voies pour nouer de nouveaux liens avec la Terre et, plus précisément, avec les vivants non humains que sont les animaux, les plantes et même avec les milieux de vie comme les océans, les lacs, etc., est de leur attribuer des droits. En cela, tu t’inscris dans le sillage des travaux d’anthropologues et de militants d’autres cultures que l’occidentale ou de civilisations anciennes qui plaident pour l’instauration de droits pour les animaux ou pour une rivière ou un autre milieu de vie. « Nous terrestres, ne sommes plus seuls, écris-tu. ’Le peuple des insectes’, promis à l’extinction, nous a rejoints. » Récemment encore, dans Le Monde, Philippe Descola appelait de ses vœux cette inscription dans le droit. Mais qui va dire ce droit, sinon les humains, et, une fois dit, ce droit n’est-il pas en réalité uniquement un devoir, aussi absolu que peut l’être le droit de quelqu’un qui n’est justement pas en mesure de le dire ? D’ailleurs, tu l’écris avec des mots sans ambiguïté : « Il ne suffit pas de décréter abstraitement tes droits. Ils n’ont de sens qu’assortis d’obligations impératives pour les États, les firmes, les communautés humaines. Ce sont finalement les communautés résistantes qui en sont l’origine et les garantes. »

Je suis sensible au fait que tu expliques aussi que « des alliances nous obligent », non dans le sens d’un contrat mais de celui d’un don. « Un don, précises-tu, qui n’exige pas un rendu équivalent ». Sans contre-don alors, aurait pu dire Marcel Mauss. Mais je suis resté perplexe devant la suite que tu donnes : « Un don à recevoir pleinement et à restituer, en reconnaissant ce qui nous lie, ce qui nous oblige, nous les humains, et ce qui nous sépare. » (Je souligne). Je me suis interrogé aussi pour saisir le sens de l’emploi du pronom personnel ou de l’adjectif possessif qui reviennent sous ta plume : « éveiller le désir de te défendre » ; « Rémi Fraisse, jeune botaniste venu te défendre » ; « sa (celle du fleuve Narmada en Inde) défense fut la source de résistances aux grands barrages ». Pourtant, tu évoques ce cri jailli des ZAD : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. » (Je souligne chaque fois). Au fond, ta Lettre ne parcourait-elle pas des allées et venues entre anthropomorphisation de la nature et naturalisation des décisions humaines, un balancement qui serait pour partie la marque d’une hésitation théorique de ta part, mais surtout le reflet d’une réalité dont nous ne pouvons jamais connaître la totalité et la complexité ?

D’où cette promenade à laquelle nous invite ta Lettre. À travers des chemins escarpés, je te l’ai dit, mais dont l’horizon reste toujours ouvert aux multiples possibles. Je mets cette ouverture sur le compte de cette Terre qui, écris-tu, « éveille notre univers émotionnel ». Et j’entends que la quête d’émancipation à laquelle l’humanité n’a jamais renoncé dépende, pour sa réalisation, de l’étincelle jaillie de notre indignation et de notre aspiration spontanée à la solidarité.

Indignation et solidarité, la part sauvage qui unit Terre et humanité, qui unit tout particulièrement la Terre et les femmes, ainsi que le rappelle la réponse que te fait la Terre. La Terre a de bons yeux et une excellente mémoire car elle se souvient de Flora, Louise, Emma, Rosa (il y eut même plusieurs de celle-ci), et elle a même repéré récemment Gretha, dans la réponse qu’elle t’adresse. Dis-lui que même chez les économistes si honnis et si coupables, il y eut une certaine Joan, à qui nous devons beaucoup de démontages radicaux de l’idéologie économique. Comme quoi, la critique de l’économie politique peut faire la part des choses entre énoncés heuristiques et énoncés normatifs. Cette confusion entre ces deux ordres est peut-être à l’origine de certains malentendus ou de procès vite expédiés à l’encontre de Marx qui aurait « oublié les fondements matériels de la vie sociale et de la vie ». Autre exemple, on ne peut nier que la mise au grand jour de la mystification de la marchandisation et de la mise en « valeur » de la nature pourtant inestimable est à mettre au crédit (au crédit ! ah !) d’économistes pas tous atterrants, ou pas complètement atterrants.

C’est encore la part sauvage inhérente à la Terre et à nous-mêmes qui renâcle devant l’acceptation d’un dilemme : « Tes alertes et les manifestations d’un mouvement écologiste naissant, potentiellement subversif, ne sont pas passées inaperçues. Tu as été annexée à l’ordre néolibéral, tu en es devenue même un des piliers, puisque, avec toi, ce sont les conditions primordiales de la vie qui furent enrôlées. La perversité de ces politiques est profonde. Les choix semblent se réduire à obéir à l’injonction de petits gestes volontaires et entériner l’absence de règles collectives obligatoires, ou bien à la refuser et abandonner l’attention à la vie quotidienne, aux soins que tu réclames, au nom cette fois de l’absence de réglementation et d’une responsabilité systémique. » J’entends cet avertissement encore comme l’expression d’une difficulté tragique, de Charybde en Scylla, entre l’individualisation des résistances et l’abandon des transformations à un niveau si éloigné des choses concrètes qu’elle ne peuvent être que confisquées et dénaturées.

Je souscris pleinement à la « beauté subversive » de la Terre que tu magnifies. Je commençais cette lettre en te confiant que la tienne, comme une ode à la Terre, me faisait entendre spontanément ce morceau de musique qui est celui que je connais comme l’un des plus émouvants. Toi-même tu nous dis que tu « éprouves cette beauté subversive de la Terre à l’écoute du Grand Orchestre des animaux de Bernie Krause ». J’ose espérer que la proximité de nos deux ressentis permette de goûter la polyphonie qui transparaît à la lecture de ta Lettre à la Terre et à l’énoncé des interrogations, voire des réserves, qu’elle a suscitées et que je me permets de t’adresser dans ce qui ne pouvait pas être un simple compte rendu de lecture, parce qu’il témoigne d’autant d’enseignements que de saignements, les nôtres et les siens.

5 septembre 2019

Notes

[1Geneviève Azam, Lettre à la Terre, Et la terre répond, Paris, Seuil, coll. L’Anthropocène, 2019.

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