Exister, c’est désirer

mercredi 4 avril 2018, par Chantal Jaquet *

Nous reproduisons, avec l’aimable autorisation de l’auteure et du journal L’Humanité, l’entretien publié le 19 janvier 2018

Professeure à la Sorbonne, directrice du dynamique Centre d’histoire des philosophies modernes de cette même université, Chantal Jacquet est une philosophe spécialiste du corps et de Spinoza. Elle fait paraître une nouvelle édition [1] d’une introduction très complète au désir, ce phénomène complexe, cet objet fascinant, brûlant et obscur.

Le désir jette son ombre, dévoile son emprise et son empire, partout et de tout temps. Son étymologie, issue du latin desiderare, renvoie à l’idée, nostalgique et poétique, d’un astre perdu. Le désir est-il inscrit dans un manque originaire ? De quoi est faite cette incomplétude que le mythe a très tôt cultivée ?

Chantal Jaquet

L’idée d’un manque originaire est une représentation imaginative qui trouve son acmé dans le mythe d’Aristophane évoqué par Platon, mythe selon lequel chacun recherche sa moitié perdue et désire s’unir à elle pour retrouver la plénitude. En réalité, il n’y a pas de déficience ontologique, car tout être est tout entier ce qu’il peut être et ne peut être autrement qu’il est, au moment où il est. Il ne manque donc de rien à proprement parler. Prétendre le contraire, ce serait lui imputer une nature qu’il n’a pas par définition. Ce n’est que par comparaison à un autre, doté de propriétés absentes chez lui, qu’il peut être dit manquant ou incomplet. L’idée d’incomplétude est donc une fiction destinée à rendre compte du mouvement continuel du désir vers autre chose que soi, afin de continuer à vivre et devenir soi-même, à travers l’autre. Le désir, comme Descartes l’avait bien souligné, n’est pas nécessairement lié à la frustration ou au manque, il peut être l’aspiration à conserver dans l’avenir ce dont on a la jouissance au présent. Par conséquent, il ne se résume pas à la quête de ce que l’on n’a pas et de ce que l’on n’est pas.

À rebours des moralistes pour qui le corps est semblable à « ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal », vous affirmez que « le corps est innocent et il est injuste de lui imputer les errances et erreurs du désir ». Y aurait-il plus d’un responsable à ce sentiment, suivant Aragon (Anicet ou le Panorama), « qui t’anime, qui te porte, qui te possède, sans que tu le puisses définir » ? Qu’est-ce qui meut le désir et crée, en retour, le désirable ?

Chantal Jaquet

C’est la même main qui caresse et qui frappe. Le corps ne peut donc nuire a priori mais il se prête à tous les desseins. Seule la raison déraisonne et la vilenie est à imputer plutôt à l’esprit. Paul Valéry en vient même à renverser les valeurs en soulignant que ce n’est pas tant l’esprit qui retient le corps que le corps l’esprit. L’esprit ne recule devant rien, c’est au contraire parfois la main qui tremble et le cœur qui se révulse de dégoût devant le crime. Si le désir de quelque chose a une cause et obéit à un faisceau de raisons conscientes et inconscientes, le désir en lui-même n’en a pas ; il est inséparable de l’existence. Exister, c’est désirer. Le désir est la force de vivre à l’œuvre qui s’objective et se décline selon diverses modalités affectives. Il est donc premier et déterminant, bien qu’il puisse être déterminé en retour et devenir désir de quelque chose en se focalisant sur des objets particuliers. C’est pourquoi Spinoza en fait l’affect primaire à partir duquel on peut déduire et spécifier tous les autres. Mais il n’existe pas préalablement un monde d’objets désirables en soi qui mettent le désir en branle. C’est le désir qui crée le désirable et non pas le désirable qui crée le désir.

Vous rappelez que le désir n’est pas réductible à un manque qu’il faudrait combler ou un défaut à corriger. Il peut jaillir « d’un excès d’être, grisant, voire écœurant jusqu’à la nausée ». Parmi les contemporains, Sartre est de ceux qui sont allés le plus loin dans la démonstration des tours et détours du désir. De quels maux et affections souffre Roquentin, le héros aboulique et trop humain de son récit métaphysique, la Nausée ?

Chantal Jaquet

Roquentin fait l’expérience, non pas d’un manque, mais d’un surplus originaire, d’un trop-plein d’être, écœurant et poisseux. C’est d’abord le sentiment confus puis conscient de l’absurdité de l’existence qui déclenche la nausée et suscite un mal-être. Le héros sartrien éprouve le caractère contingent et surnuméraire des choses et des êtres. Il est l’être de trop, parce qu’il est là pour rien et que son existence n’est pas nécessaire et ne peut nullement se déduire. Ce malaise n’a rien de personnel, il est lié à l’expérience métaphysique d’une absurdité absolue qui s’étend à l’ensemble des êtres et des choses. « Nous étions un tas d’existants gênés (dit-il), embarrassés de nous-mêmes, nous n’avions pas la moindre raison d’être là ni les uns ni les autres, chaque existant, confus vaguement inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres. De trop, c’était le seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles et ces cailloux. » Comment dans ces conditions ne pas être aboulique et éprouver le moindre désir sans qu’il soit d’emblée frappé d’inanité ? Comment vouloir être, justifier son existence et surmonter la nausée en faisant entendre cette petite musique qui transforme une vie en « quelque chose de précieux et d’à moitié légendaire » ? C’est là le défi qui s’offre au désir et invite tout un chacun à « souffrir en mesure », comme les quatre notes de saxophone et la voix chantant « Some of these days, you miss me honey », à la fin du roman, sans avoir « rien de trop ».

Vous revenez sur la figure de Don Juan, fort éloignée de cette conscience lucide et malheureuse de soi et du monde. Cet esprit vif et provocateur, ce séducteur éperdu… incarne-t-il une perdition, une grimace, une illusion du désir ? N’illustre-t-il pas exemplairement celui qui en vient « à aimer son désir et non plus l’objet de son désir » comme le dit Nietzsche ? Quel est le véritable objet de son désir ?

Chantal Jaquet

Don Juan est effectivement le prototype de l’homme qui chérit davantage son désir que l’objet de son désir. Il désire le désir, l’excitation de la conquête, qui retombe dès qu’il est parvenu à ses fins. Les femmes, objets de sa flamme, sont interchangeables et finissent par se confondre au point qu’à la faveur de l’obscurité, Don Juan en vient sans le savoir à tenter de séduire Elvire, son épouse délaissée. Il n’aime donc pas tant les femmes que la fébrilité du désir amoureux. Il aime à aimer, comme le disait déjà saint Augustin.

Le problème de savoir ce que peut le corps, si la raison et la liberté sont susceptibles d’agir sur le plaisir et la souffrance qu’on impute au désir, est encore ouvert. S’il est souhaitable de désirer connaître le désir, est-il possible et pensable de vouloir le maîtriser ? Autrement dit, le désir est-il souverain, fait-il la loi au sujet comme l’affirmait Lacan ?

Chantal Jaquet

Lacan a bien perçu la puissance irrépressible du désir et la vanité de vouloir le maîtriser à coups d’injonctions rationnelles et d’impératifs moraux. On ne cesse pas d’aimer ou de haïr sur ordre. La connaissance lucide du caractère nuisible d’un désir peut aider à le tempérer, mais elle ne saurait le vaincre à elle seule tant qu’elle reste de nature purement intellectuelle et n’engendre pas d’affect contraire suffisamment puissant pour le supplanter. L’amour cesse avec le mépris, le dégoût ou l’ennui, mais ne meurt pas par décret-loi. Seul le désir arrête le désir. On ne lui commande donc qu’en lui obéissant. Tout le problème est alors de faire naître des désirs qui puissent prendre le pas sur ceux qui nous obsèdent douloureusement et de mettre en place une stratégie éthique non pas de répression, mais de diversion.

Spinoza, dont vous êtes spécialiste, a détourné une certaine tradition philosophique de sa tentation et de sa tentative de séparer le corps et l’esprit, qui sont à ses yeux « une seule et même chose ». L’audace de cet énoncé a-t-elle une incidence jusqu’à nos jours ?

Chantal Jaquet

Paradoxalement, l’audace est plutôt du côté de ceux qui ont inventé l’âme et l’ont distinguée du corps. Il fallait oser imaginer une âme indépendante et accréditer la fiction de l’existence de deux substances distinctes, conjointes durant la vie et séparées après la mort. Sans doute, le désir de ne pas mourir n’est-il pas étranger à cette fiction d’une âme pensante immortelle, logée bon gré mal gré dans un corps périssable. En réalité, il n’existe que l’homme, un seul et même individu, et non pas, d’un côté, un corps, et de l’autre, un esprit. C’est une évidence qui a été occultée par des siècles de dualisme psychophysique sous l’influence conjuguée des mythes, des croyances religieuses et d’un langage miné par la réification. Spinoza remet donc les choses en place en considérant l’esprit et le corps comme une seule et même chose, exprimée de deux manières, selon qu’on se réfère à la pensée ou à l’étendue. Cet énoncé sert encore aujourd’hui d’antidote aussi bien à ceux qui se laissent prendre au piège d’une grammaire dualiste qu’aux réductionnistes qui voudraient ramener la double expression physique et mentale de l’homme à une simple expression corporelle en déduisant la pensée du cerveau. Il est donc d’actualité et continue d’avoir une incidence forte, y compris hors du champ philosophique. C’est ainsi que certains neurobiologistes, comme Antonio Damasio dans Spinoza avait raison, revendiquent le modèle spinoziste des rapports corps-esprit et s’en inspirent pour établir une science des émotions. Plus récemment, dans un ouvrage à paraître, Henri Atlan estime que le monisme anomal de Spinoza fournit des solutions plus pertinentes au problème des rapports entre le vivant et l’inanimé, le corps et l’esprit, que la plupart des pensées contemporaines.

Vous montrez bien que, désirant, nous cherchons à préserver notre être tout en le faisant persévérer. Vous relevez, en même temps, que «  le désir n’est jamais solitaire mais toujours solidaire ». Quelle place l’Autre occupe-t-il dans mon désir ?

Chantal Jaquet

Le désir est toujours mouvement vers un autre soi, un autre que soi. Il culmine dans la relation amoureuse sous la forme réciproque du désir de désir. Indépendamment de cette figure privilégiée, tout désir d’objet est indirectement désir d’un sujet qui l’a façonné. Désirer des choses, c’est en effet toujours être en rapport avec ceux qui les ont produites, qui ont donné corps aux appétits humains par leur travail, leur imaginaire, leur pouvoir de suggestion. L’Autre est donc omniprésent dans le désir, quoique souvent caché. Il affleure sans cesse sous la double forme de l’aliénation ou de l’altérité librement reconnue.

Les arts n’ont jamais cessé peindre ou de dire le corps. L’étude du corps par les sciences de l’homme s’intensifie. Le corps sort-il progressivement, du côté de la production théorique, d’un trop long silence ? Une science des émotions, du désir, émerge-t-elle ?

Chantal Jaquet 

Si l’ignorance des lois physico-biologiques et le primat de l’esprit sur la matière expliquent en grande partie l’éclipse du corps, le silence à son sujet est relatif et a été largement brisé par les philosophes matérialistes de l’Antiquité. Ainsi pour les Stoïciens, tout est corps, y compris l’âme qui est un souffle igné. Pour les Épicuriens, tout est composé d’atomes et le plaisir, dont la norme est de nature corporelle, est le commencement et la fin de la vie heureuse. Avec la classification des désirs et leur partition entre ceux qui sont naturels et nécessaires et ceux qui sont naturels seulement, Épicure esquisse la voie d’une approche scientifique des affects. Loin d’émerger aujourd’hui, cette science des affects trouve ses racines au XVIIe siècle dans la tentative cartésienne de traiter des passions de l’âme « non plus en orateur ni en philosophe moral mais en physicien ». A son tour, Spinoza a entrepris d’étudier les affects de manière géométrique, comme s’il s’agissait « de lignes, de plans, de solides » et de dégager leurs règles et leurs lois de composition.

La condamnation des agresseurs sexuels et les manifestations répréhensibles du désir ont occupé les discours et les pages des journaux, ces derniers temps. Qui est coupable ici, selon vous : une forme d’impunité masculine et culturelle, des abus qui se font passer pour des pulsions ? À partir de quel moment l’expression du désir devient-elle problématique ?

Chantal Jaquet

Homme ou femme, nous pouvons jouir de la représentation de scènes de viol, de supplices ou de tout autre fantasme, prendre plaisir (ou pas) à la lecture de Sade, à la vision d’un tableau ambigu de jeune fille au bain par Balthus… Aucun désir n’est coupable en soi par essence. Le problème n’est pas dans l’expression du désir, ni même la plupart du temps dans sa réalisation, mais dans le fait de l’imposer à quelqu’un qui n’en veut pas. Plutôt que d’instaurer une police de la pensée et des mœurs, en criminalisant les désirs, il faut apprendre à les policer, à les civiliser. C’est là le destin des pulsions qui doivent être sublimées par la culture et l’éducation, et trouver une forme d’expression adaptée à la vie en commun et aux désirs des autres. Ce n’est donc pas tant un problème de justice, l’impunité masculine, même si cela est un fait bien réel, que d’ajustement. L’éducation d’un homme doit reposer sur l’apprentissage d’une patience du désir, sur une culture du discernement afin de pouvoir en situation s’ajuster intelligemment au désir de l’autre et comprendre si il ou elle dit oui, non ou peut-être. Il faut donc savoir saisir le kairos, la bonne occasion, être opportun et non importun. En somme, jouir sans contrainte, à condition que l’autre soit complice et s’accomplisse.

Notes

[1Le Désir, nouvelle édition, Éditions du retour, 132 pages.

Ancienne élève de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud, agrégée et docteur en philosophie, Chantal Jacquet est professeure à l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, où elle enseigne l’histoire de la philosophie moderne, la philosophie morale et la philosophie du corps. Elle est l’auteure d’ouvrages importants sur ces questions publiés aux Presses universitaires de France (PUF) tels que le Corps (2001) ou l’Unité du corps et de l’esprit. Affects, actions, passions chez Spinoza (2004). Elle exprime des idées complexes dans une langue belle et claire, n’hésitant pas à emprunter des voies peu explorées par la philosophie, à frotter cette discipline à d’autres, comblant ainsi des impensés mutuellement profitables aux différents savoirs. C’est le cas de Bacon et la promotion des savoirs (2010), de Philosophie de l’odorat (2010) et des Transclasses ou la non-reproduction (2014).

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