Carmen, le pistolet, le metteur en scène et le ministre ou Comment lire autrement ?

mercredi 4 avril 2018, par Sophie Rabau *

Pour Jeannette Rabau

En ce début d’année 2018, Carmen a fait un peu de bruit. Pour une raison de moi inconnue, le météorologue en charge de prénommer les catastrophes climatiques décida d’appeler Carmen une tempête qui menaçait. Carmen passa, fut finalement bien modeste et ne fit que quelques dégâts dans le sud de la France. On allait l’oublier quand on la retrouva quelques jours plus tard en Italie, où elle déclencha une de ces tornades médiatiques qui ne durent pas, mais font crépiter les claviers et s’envoler les tweets. Un metteur en scène, Leo Muscato, créait à Florence une mise en scène du Carmen de Bizet : au moment de la scène finale, quand Don José, lui-même assez orageux, se jette sur elle pour la poignarder, Carmen tire un pistolet de ses jupes et le tue. À la fin, il est mort et elle ne l’est pas. C’est cette variation qui fit se lever notre deuxième ouragan.

Je m’étais intéressée récemment à Carmen ou plutôt à Carmen de Mérimée et de Bizet. Et comme, à tort ou à raison, je me sentais plus compétente en théâtre qu’en météorologie, j’entrepris de lire les déclarations de ce metteur en scène fauteur de scandale. Je n’y trouvai d’abord que de bonnes intentions. À l’instigation du directeur du Teatro del Maggio, l’opéra de Florence, il avait eu pour propos de dénoncer les violences contre les femmes en refusant que Carmen soit tuée par son amant jaloux. Sa version alternative revendiquait le droit d’une femme à se défendre contre les violences masculines ; elle insinuait aussi que la domination ne conduit pas forcément à la victoire du dominant et à la mort du dominé, ce qui me semblait plutôt une bonne nouvelle, même si l’inversion mécanique des rôles – après l’arroseur arrosé, voici le tueur tué – était peut-être un peu grossière. Bien sûr, comme souvent en de telles matières, et plus particulièrement dans le cas de l’opéra dont les afficionados sont un peu émotifs, les un.es criaient que l’on assassinait un chef-d’œuvre, les autres que le Carmen de Bizet était bien plus féministe que la version florentine – rien de tel que de monter le meurtre d’une femme pour en dénoncer la violence, tandis que d’autres encore, plus rares, approuvaient le changement. Les attaques furent assez virulentes. Muscato dit même avoir reçu des lettres de menaces émanant de sinistres personnages qu’il décrit, non sans à propos, comme de « potentiels Don José [1] ». On peut s’étonner de ce déferlement. Deux mises en scènes récentes du même opéra s’achevaient pourtant déjà sur des finals autrement audacieux où Carmen ne mourait pas [2] ; bien avant, lors de la création de Carmen, le directeur de l’Opéra Comique avait déjà supplié les librettistes de ne pas faire mourir Carmen, et à la fin du XIXe siècle, dans la même maison, deux autres opéras, au moins, virent leur fin remaniée pour que survive la protagoniste [3]. Les historiens de la culture se demanderont peut-être un jour pourquoi ce fut la mise en scène de Florence qui provoqua un tel remue-ménage. 

Mais ces historiens ne remarqueront peut-être pas une curieuse anomalie dans les déclarations de Leo Muscato, quand il éprouva le besoin de se défendre plus avant. Tout en revendiquant le changement qu’il proposait, le metteur en scène affirmait, non sans insistance, avoir respecté le texte de Bizet, en avoir fait une mise en scène « vraiment réaliste », « linéaire » et n’avoir changé ni une seule note de la partition ni un seul mot du livret. Il déclarait, en outre, que dans sa mise en scène la mort de José tué par Carmen était la seule issue possible, que la cohérence dramaturgique en était telle que l’action, ou plutôt la réaction, de Carmen était la conséquence directe de toute l’action.

On aurait pu s’attendre à ce que Muscato oppose une fière désinvolture à ceux qui l’accusaient de ne pas avoir respecté l’opéra de Bizet, qu’il revendique le droit à la variation, à l’appropriation de l’œuvre, qu’il exprime haut et fort un profond désaccord avec l’œuvre qu’il mettait en scène, comme l’a fait récemment Krzysztof Warlikowski – « Cet opéra est un scandale. La lecture de son livret est un choc [4]. », écrivait-il en 2016 dans la note d’intention de sa mise en scène du Il Trionfo del Tempo e del Disinganno de Haendel, – ou encore qu’à l’instar de Dmitri Tcherniakov quand il évoque son projet de monter Carmen, il exprime ses réticences et sa « méfiance [5] » envers l’œuvre. Rien de tel. Muscato prenait la pose en metteur en scène respectueux et fidèle. Tel un révolutionnaire qui prétendrait instaurer un nouveau régime sans rien troubler de l’ordre ancien, il change le texte, mais sans rien changer de son rapport au texte. On n’avait jamais vu variateur plus fidèle.

À ce premier paradoxe, s’en ajoutait un second qui frisait l’impasse logique : tout en se disant fidèle à Bizet et à ses librettistes, Muscato se vantait d’avoir produit une version cohérente et motivée où tout conduisait à la mort de José. Autrement dit, pour mettre en scène respectueusement un opéra où l’on s’accorde à dire que tout, au premier chef la fatalité, conduit à la mort de Carmen, il donnait une version où tout conduisait nécessairement à la situation inverse. Dans le programme d’une récente production de Carmen, on peut lire à propos de la scène finale, qu’ « il est des morts plus cohérentes que d’autres et qui s’imposent donc davantage [6] ». C’est exactement ce que dit Muscato, si ce n’est qu’il le dit de sa version où Carmen ne meurt pas. À la nécessité de la mort de Carmen, Muscato aurait pu opposer une version qui libère l’héroïne des filets d’une cohérence narrative qui la conduit à la mort. Au livret de Bizet qui dit l’absence de choix, il aurait pu suppléer une mise en scène qui ouvre pour l’héroïne une multitude de choix. Il s’en garde bien et préfère insister sur la nécessité logique de son propre final. Il annonçait un curieux spectacle où l’on serait scrupuleusement fidèle à l’œuvre de Bizet, dont la cohérence n’était pas remise en cause, dans une mise en scène qui présenterait une fin contraire avec une cohérence et une logique indiscutable.

Respect et nécessité ou comment varier sans rien changer

Ces légères tensions dans le discours du metteur en scène se comprennent mieux si l’on s’avise qu’il n’est subversif qu’à demi. Il entend certes montrer une action différente, changer l’histoire, du moins sa fin, mais n’a en rien remis en cause sa manière d’interpréter et de lire les œuvres littéraires et dramatiques. Il a changé l’œuvre, mais non pas le rapport qu’il entretient aux œuvres en général. Comme ses détracteur.ices, il ne peut penser une bonne interprétation qu’à travers les catégories de la fidélité et de la nécessité.

L’exigence de fidélité présuppose qu’il existe une lettre du texte et de la partition et que l’on ne peut s’en éloigner. Cette attitude est hautement discutable – où finit la lettre objective de l’œuvre et où commence l’interprétation ? – mais elle se comprend assez aisément et représente, pour quiconque veut justifier sa lecture, un argument commode : ce que je dis est juste puisque c’est « dans le texte » ou « dans la partition ».

L’exigence de nécessité est moins apparente, bien qu’elle soit en fait plus déterminante. Elle a à voir avec une exigence de justification, de motivation. Depuis le début du XXe siècle, en Europe, on entretient avec les œuvres d’art un rapport d’explication : en France, l’expression « explication de texte » apparaît à cette époque, sous l’impulsion de Gustave Lanson [7]. Pour expliquer, un texte, un tableau, ou une œuvre musicale, on donne des raisons à son existence et à ses traits. Ces raisons peuvent être contextuelles – telle œuvre s’explique par tel contexte historique, telle influence etc. –, ou textuelles – telle scène s’explique par une logique dramatique, telle figure, tel thème ou procédé, par des choix esthétiques ou des exigences génériques, etc.

Cette manière d’explication n’est pas loin de poser la nécessité de l’œuvre. Si on peut lui trouver des raisons, c’est qu’elle n’est pas accidentelle, mais le résultat d’une logique cohérente. En outre, on voit rarement les critiques se demander si la même cause aurait pu donner une œuvre différente, si bien qu’il est donné à voir une sorte d’épure où la cause semble ne pouvoir avoir qu’une seule conséquence : l’œuvre qui nous est donnée à lire, à voir ou à entendre, dans l’état où elle se trouve. Surtout, l’explication n’est jamais loin de la justification : l’analyse se fait généralement plus à décharge qu’à charge, et à partir du moment où tel choix ou tel trait est motivé, il est le plus souvent réputé être un bon choix, voire le meilleur possible. Il arrive d’ailleurs que des critiques disent explicitement que l’œuvre devait nécessairement advenir dans l’état où nous la recevons. « Cette situation est la seule convenable à la construction de cette tragédie [8] », écrit par exemple Voltaire à propos d’une pièce de Corneille. Mais même quand la nécessité n’est pas explicitée, elle sous-tend la pratique de l’explication qui construit une logique conduisant à l’œuvre aussi nécessairement que la fatalité conduit Œdipe à l’inceste et Carmen, comme chacun sait ou croit le savoir, à la mort. On comprend que la lecture explicative aille avec l’idée d’un respect du texte : expliquer le texte, c’est montrer pourquoi il ne pouvait être différent, le respecter c’est inversement chercher à l’expliquer dans l’état où il se trouve.

Ce rapport de fidélité et de motivation n’est évidemment pas le seul que l’on peut avoir à une œuvre d’art. Il suffit de lire, pour s’en convaincre, les querelles littéraires, plus féroces encore que les débats suscités par la mise en scène de Muscato, qui agitèrent l’Europe à l’époque classique : on s’y demande couramment quelles autres solutions s’offraient à l’auteur et ce que l’œuvre aurait alors pu être – dans la querelle du Cid, par exemple, les ennemis de Corneille, comme d’ailleurs ses défenseurs, ne cessent de convoquer les autres versions de la pièce que Corneille aurait pu construire, soit pour regretter qu’il ne l’ait pas fait, soit pour suggérer que sa pièce, déjà excellente, pourrait être meilleure encore. De telles lectures, proches de la variation, se continuent, voire se développent, de nos jours [9]. Tant que nous en sommes à varier, nous pouvons rêver que Muscato se soit situé dans cette mouvance. Mais il se range très clairement du côté des ceux qui affirment la nécessité de l’œuvre et le respect du texte. Et c’est ainsi qu’il en vient conjointement à montrer qu’une autre Carmen est possible, tout en affirmant que sa version est la seule possible. Il n’y a pas d’alternative à son alternative. Un pas de plus et il nous expliquerait que le coup de pistolet que Carmen donne à José dans sa mise en scène est bien dans le texte ou dans la musique, qu’il est le seul à s’en être aperçu et que modifiant le texte, il le respecte, enfin. On a vu des variateurs plus impertinents et on comprend mieux que Muscato ait déclaré avoir d’abord été désemparé, quand le directeur de l’Opéra florentin lui a demandé de produire un Carmen alternatif.

Cette manière de poser une nécessité au moment où l’on montre par l’exemple que plusieurs possibilités existent témoigne peut-être d’un moment de transition dans l’histoire de notre rapport à l’œuvre ; les historiens de la culture auront décidément fort à faire quand ils devront démêler les fils de notre époque où les réécritures de lecteur.ices des fanfictions et l’interactivité numérique, proclamée ou effective, voisinent avec une fétichisation de l’œuvre d’art considérée comme intangible, défendue par un droit économique et, en France, moral, qui en interdit la moindre modification. On pourrait en rester là et considérer que Muscato s’est pris les pieds dans le tapis de nos contradictions, s’il n’y avait pas un peu plus grave dans ses déclarations. Il se pourrait en effet qu’en changeant l’histoire, mais non pas son rapport à l’œuvre, le metteur en scène confirme le dispositif qui conduit à la mort de Carmen à l’intérieur de la nouvelle de Mérimée, puis dans l’opéra de Bizet, et peut-être même au-delà.

La seule issue ?

Pourquoi croit-on – et la croyance semble être fort répandue qui revient de manière récurrente d’un programme d’opéra au suivant, d’une affirmation sur Carmen à l’autre, sans mentionner la plupart des éditions et commentaires à notre disposition – que la mort de Carmen soit la seule issue possible ? Non par l’effet d’une logique implacable des faits narrés dans la fiction, mais par l’effet d’une lecture motivante d’autant plus efficace qu’elle intervient à la fois dans l’œuvre et hors de l’œuvre.

De la mort de Carmen, de la fatalité, il n’est pas question, dans la nouvelle de Mérimée, jusqu’aux trois quarts de l’histoire, soit le jour de la mort de Carmen. La seule mort annoncée est plutôt celle de José : Carmen lui prédit la guillotine s’il obstine à faire le brigand pour la suivre et menace, s’il ne renonce pas à sa jalousie, de mettre un contrat sur sa tête ou plus exactement de trouver un nouvel amant qui tuera José, comme José a tué le mari de Carmen (Chez Mérimée, la libre Carmen est mariée, on a tendance à l’oublier). Non pas d’ailleurs que Carmen tienne particulièrement à ces possibilités car dans toute la nouvelle, elle est avant tout une agente de variation et de mobilité, ne cesse de réécrire et son personnage et l’histoire qu’elle vit avec José : tour à tour sorcière, diable, douce épouse bohémienne, petite fille avide de sucrerie, forte femme habile à manier les armes, voire « providence » de la bande de contrebandiers, elle sert en même temps ou successivement plusieurs versions de ses « amours » avec José, l’aimant « un peu », prétendant coucher avec lui pour payer ses dettes, semblant le séduire par intérêt, l’aimant tout à fait, puis plus du tout. Peu avant sa mort, le lecteur a à sa disposition un nombre conséquent d’images de Carmen et au moins quatre versions de ses amours – une relation de dette, une manière de prostitution, une femme amoureuse (un peu ou beaucoup) d’un homme assez niais, et aussi l’histoire d’un soldat qu’une femme diabolique va mener à sa perte, sans oublier évidemment ces moments récurrents où José dit avoir envie de la frapper – l’histoire de la violence conjugale est bien là aussi. De mort ou de fatalité, il n’est pas question. Mais six pages seulement avant la mort de son héroïne, Mérimée lance une opération de rétro-lecture où son personnage relit tout ce que l’on vient de lire avec insouciance, pour y trouver, assez soudainement, les raisons qui doivent inéluctablement mener à sa mort. Carmen s’entiche d’un nouveau rôle et surtout d’une énième version des faits, où il est enfin question de fatalité. José a tué son mari et la loi gitane fait de Carmen sa romi, soit son épouse, de préférence soumise ; il menace de la tuer si elle ne tient pas son rôle et au lieu d’éclater de rire, de se moquer de lui une nouvelle fois (il y aurait de quoi), voilà qu’elle se souvient avoir vu « plus d’une fois dans du marc de café que nous devions finir ensemble [10] ». La nouvelle est commencée depuis une soixantaine de pages, et c’est la première fois que Mérimée parle d’une mort prédestinée. Si l’auteur de Carmen n’était pas un des plus grands écrivains de la littérature française, je dirais qu’il s’avise tardivement d’un problème technique élémentaire : il a mal motivé son récit et a oublié d’annoncer la mort de Carmen. J’ajouterais qu’il rattrape maladroitement les choses, en injectant précipitamment et rétrospectivement des présages noirs de fatalité. Il est en tout cas un peu étrange que Carmen déclare brutalement savoir depuis longtemps qu’elle doit mourir de la main de son amant et avoir vu cela « plus d’une fois ». Quelques pages plus loin, Mérimée parachève l’illusion non seulement que Carmen ne peut échapper à la mort, mais surtout que nous l’avons toujours su. L’intéressante perspective ouverte par la bohémienne – trouver un bon garçon qui réglerait son compte à Don José – aurait pourtant toutes les chances de réussir. Elle pourrait par ailleurs se sauver – José lui en donne l’occasion. Elle pourrait surtout lui faire quelques nouveaux mensonges. Tout cela, Carmen le pourrait, mais Mérimée change le jeu et charge Carmen de réinterpréter tout ce que nous venons de lire comme une noire tragédie où les signes annonciateurs de la mort laissent entendre que depuis toujours Carmen ne peut que mourir sous la main de José :

« J’ai toujours pensé que tu me tuerais. La première fois que je t’ai vu, je venais de rencontrer un prêtre à la porte de ma maison. Et cette nuit, en sortant de Cordoue, n’as-tu rien vu ? Un lièvre a traversé le chemin entre les pieds de ton cheval. C’est écrit [11]. »

C’est écrit, et surtout c’est lu, relu et transformé en une intrigue univoque. En nous informant un peu tardivement de ces signes inquiétants, Mérimée donne à Carmen des arguments pour réinterpréter son histoire comme une inéluctable tragédie. Certes, cela n’empêche pas que jusqu’au bout Carmen peut encore vivre, mentir à José, se sauver (il ne la contraint pas), mais Mérimée a besoin de finir et pour ce faire il motive avec insistance, fait passer sur le devant de son récit une nécessité qui n’existe qu’au dernier moment. Peut-être conscients de ce léger retard, Bizet et ses librettistes ont eu soin de motiver plus tôt l’opéra tiré de la nouvelle. D’emblée, on entend dans l’ouverture le fameux thème dit du destin que l’on retrouve à l’acte I et bien avant le final ; l’acte III s’ouvre sur le non moins fameux air des cartes où Carmen voit l’annonce de sa mort dans un jeu de tarot : « Carreau, pique… la mort [12] ! ». Enfin au début du quatrième et dernier acte, Mercédès, l’amie de Carmen, lui dit encore de prendre garde, au cas où nous n’aurions pas compris qu’une funeste menace pèse sur elle. Il est facile alors de montrer une Carmen résignée à subir son sort : « Que de mots inutiles. À quoi bon tout cela ? [13] ». Non pas qu’à ce moment de l’opéra ou avant, d’autres possibilités ne soient pas présentes à côté de cette issue réputée nécessaire. Après tout, à l’acte I c’est Don José, ou quiconque aime Carmen, qui doit « prendre garde » dans la Habanera si fameuse mais si rarement écoutée pour ce qu’elle dit. À l’acte III, Carmen voit certes la mort dans les cartes, mais suggère aussi à Don José de retourner chez sa mère en compagnie de son ex-fiancée, Micaëla, qui est venue depuis la Navarre le chercher dans la montagne andalouse – une femme de poigne assurément qui pourrait prendre en main l’incertain José. D’ailleurs, quand on en relit les paroles de l’air de la mort, Carmen n’y paraît pas si pessimiste que cela et semble bien espérer s’en sortir, voire ne pas trop croire aux cartes : « Bah ! Qu’importe après tout. Carmen bravera tout. Carmen est la plus forte ! [14] » Enfin, sur le plan de l’espace scénique et fictionnel, l’ultime rencontre entre José et Carmen se passe devant les arènes de Séville où en est train de toréer le nouvel amant de Carmen. Devant les arènes, c’est-à-dire dans la rue, éventuellement sur une place, dans un espace ouvert en tout cas, dont on peut s’échapper facilement si l’on veut. Jusqu’à la fin, Carmen peut partir et l’espace même nous le donne à voir. Ou plutôt nous le donnerait à voir si les lectures internes fatalistes n’étaient pas largement relayées par les lectures externes qui entendent montrer la nécessité et de l’œuvre et de l’histoire. Quand on lit en motivant, pour expliquer, pour donner des raisons, et montrer que l’œuvre ne peut être que ce qu’elle est, il est fort tentant de faire chorus aux éléments du texte qui expriment la même nécessité, et de négliger les lignes de fuite. De fait, le discours sur Carmen, qu’il émane des spécialistes ou du grand public, penche très souvent du côté de la fatalité et de l’absence de choix, privilégie donc la lecture interne de l’œuvre qui dit la fatalité, en négligeant les autres pistes. Il est à cet égard troublant que bien des mises en scène aillent jusqu’à nier l’ouverture de l’espace au moment de la mort, enfermant Carmen et José soit dans une arène close (pour le coup, voilà qui ne respecte guère le livret ni la partition pourvue d’une didascalie pourtant explicite, mais on ne s’en soucie pas dans ce cas), soit dans un cercle tracé sur le sol (ou sa variante, un tapis rond…), soit encore dans un appartement, ou entre de lourds murs qui entourent la scène côté cour et côté jardin [15], à moins tout simplement que le chœur n’entoure les amants comme une muraille humaine. Fermant les issues de la place, ces mises en scènes ferment matériellement un moment où l’œuvre est encore ouverte. Elles contribuent à motiver la fin, et traduisent, voire renforcent, concrètement et visuellement la nécessité dite à l’intérieur du texte et relayée à l’extérieur : « La mort, toujours la mort [16] » et pas question d’y échapper.

Coexistence des possibles

Les lectures motivantes sélectionnent des raisons, cherchent à montrer la nécessité de l’intrigue et de la fin, se servent dans le texte aux endroits qui vont dans le même sens, négligent toutes les autres voies, généralement plus riantes, qui se trouvent également dans l’œuvre, mais ne permettent pas de lui donner une cohérence et une nécessité. L’œuvre ainsi considérée devient univoque : la mort et la domination y excluent l’espoir, l’alternative, quand une autre manière de lire les font coexister avec d’autres possibilités. Dans sa mise en scène, Leo Muscato aurait pu faire coexister sa fin avec celle de Bizet, il aurait pu dire que la mort de Carmen est une possibilité, que celle de José en est une autre. S’il avait été plus audacieux encore, il aurait pu montrer – j’espère qu’un metteur en scène le fera un jour – toutes les perspectives qu’offrent libéralement Carmen et ses auteurs. Mais, ne changeant pas sa manière de lire, il entend montrer la nécessité de sa version, à l’exclusion d’une autre, si bien que par un effet boomerang il renforce la nécessité de la version plus habituelle : tout texte ne peut avoir qu’une seule issue et entre deux nécessités il faut choisir. C’est toutefois l’ironie de sa mise en scène, qu’elle fait malgré tout coexister les deux versions. À force de vouloir respecter le texte, Muscato conserve en effet l’ultime réplique de José qu’il lance d’ordinaire alors que Carmen vient de s’écrouler sous son coup de poignard : « Vous pouvez m’arrêter, c’est moi qui l’ai tué, ma Carmen, ma Carmen adorée [17] ». Tout à son souci de cohérence, il explique que cette réplique a en fait un sens « symbolique et abstrait » : en la conduisant à le tuer, il l’a tuée pour toujours. On a vu des explications moins laborieuses et plus économiques, mais passons. Il importe surtout de noter que le metteur en scène tente de récupérer la réplique de José dans le sens de sa propre version. Par là, il s’interdit une autre manière de présenter sa mise en scène : en « respectant » la réplique de José, Muscato donne à voir une scène où Carmen tue José, tandis que José dit qu’il l’a tuée, comme si finalement les deux crimes ne s’excluaient pas, et représentaient même les deux faces d’une même domination. Pour bien faire, ou tout au moins pour faire autrement, il aurait presque fallu que Carmen tue José et que José tue Carmen, que l’un n’empêche pas l’autre, que l’un et l’autre d’ailleurs n’excluent pas une multitude d’autres variantes également possibles et plus libérées d’un schéma de domination : par exemple, jusqu’au bout Carmen peut prendre la fuite, puisqu’elle se trouve sur une place ouverte et « sera toujours libre » – c’est aussi dans le texte. Alors, on tiendrait un discours radicalement différent sur la violence masculine : on dirait qu’elle peut survenir, qu’elle peut être retournée, mais encore qu’on peut y échapper. C’est l’avantage du théâtre qu’il autorise la juxtaposition des possibles dans l’espace, en donne à voir la coexistence, peut montrer tout ce qui est possible et résister à la logique du choix exclusif. Par là, la scène est peut-être par excellence le lieu privilégié pour une réflexion sur ce que l’on peut faire, et non pas sur ce que l’on doit faire ou sur ce qui doit forcément arriver. S’il est une éducation possible par le théâtre, elle résiderait dans cette manière de montrer que, même en cas de domination, qu’elle soit masculine, narrative ou autre, il n’est jamais une seule voie. Muscato, en parlant de sens « symbolique » qui accompagnerait le sens littéral de ce qu’il montre en scène, n’est sans doute pas si loin de penser la coexistence d’au moins deux possibilités, mais il ne le dit pas, peut-être parce qu’il ne veut ou ne peut pas renoncer à cette idée, simple et manifestement précieuse, qu’à la fin une seule issue est possible. Il y va encore d’une autorité et d’un pouvoir : comment justifier la nécessité de sa mise en scène, s’il admet qu’elle n’est qu’une lecture parmi d’autres, qui n’exclut pas les autres et ne leur est pas « supérieure » ? Comment être le meilleur des metteurs en scène si l’on renonce à l’idée qu’on a proposé la meilleure interprétation ? Du fictif José au réel Moscato, c’est toujours de domination qu’il s’agit.

Lire autrement, de la fiction aux faits divers

Leo Moscato a voulu changer l’histoire d’une femme qui meurt tuée par son amant. Mais en oubliant ou en omettant de changer sa manière de lire cette histoire, il entrave la liberté qu’il prend et se soumet à la nécessité qui a servi à justifier la mort qu’il veut éviter. Son aventure pourrait bien avoir quelques conséquences au-delà du monde l’art, comme il le suggérait lui-même en évoquant la lutte des femmes et le scandale des violences toujours exercées contre elles presque un siècle et demi après la création de l’opéra. Dans ce que nous appelons la réalité et opposons à la fiction, il est a priori plus difficile de changer les histoires quand elles sont arrivées et qu’elles ont eu une issue malheureuse. Les 107 femmes mortes en France, en 2017, sous les coups d’un homme [18], sont bel et bien mortes. Ni Leo Muscato, ni personne n’a le pouvoir de les ressusciter.

Mais si nous ne pouvons pas changer ces histoires-là, nous pouvons changer notre manière de les lire, et partant de les raconter. Quand il aborde des meurtres de femme par amant ou mari jaloux, le récit de faits divers tels qu’on les trouve dans la presse fait un usage assez libéral du mot « tragédie ». Par là, il est certes fait référence à leur issue funeste, mais aussi peut-être à notre manière de motiver ces histoires, d’expliquer encore et toujours la mort des victimes, de leur trouver des raisons, voire de dire que, comme dans une tragédie, une seule fin, fatale, était envisageable, et que les raisons invoquées pointent toutes vers la mort. Bien souvent, ces récits adoptent en effet un schéma simple où l’on va de la désignation – c’est une tragédie – au récit des faits et finalement à leur explication par une série de motifs : alcoolisme, jalousie, folie etc. Des raisons pour que cela n’arrive pas, ou pour que cela se passe autrement, on n’en parle jamais.

Nous en avons tellement l’habitude de cette manière de raconter que nous ne pensons pas que l’on pourrait interpréter les faits sans les orienter vers une mort qui semble d’autant plus inévitable qu’elle est bien motivée. Le comble en la matière a été récemment atteint par Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur qui s’est livré à cette intéressante explication du triple crime récemment perpétré par un policier jaloux : « C’était quelqu’un qui allait se séparer de son épouse. Il ne l’a pas supporté. C’est quelqu’un qui, à un moment donné, déraille totalement. Comme il est armé, il peut tirer. C’est le drame de la police. [19] » « Comme il est armé, il peut tirer » : cette phrase se trouve prise dans un réseau d’explications visant à motiver le coup de feu effectivement tiré par le gardien de la paix. Si l’on reconstitue le raisonnement du ministre, on arrive donc à un énoncé tel que « Il est armé et donc il peut tirer et donc il a tiré ». Si l’on y réfléchit à tête reposée – mais lit-on jamais ce genre de fait divers à tête reposée ? – on s’apercevra que si l’on est armé, on peut tirer mais aussi ne pas tirer, et que si l’on peut tirer, il est possible que l’on tire, mais aussi que l’on s’en abstienne. Mais le ministre a des lettres et doit avoir lu Anton Tchekov, à qui l’on attribue une loi narrative, célèbre chez ceux qui se mêlent d’expliquer ou d’écrire des histoires. C’est le principe dit, cela tombe assez bien, « du fusil » qui repose sur l’idée que tout est et doit être justifiable dans un récit :

« Supprimez tout ce qui n’est pas pertinent dans l’histoire. Si dans le premier acte vous dites qu’il y a un fusil accroché au mur, alors il faut absolument qu’un coup de feu soit tiré avec au second ou au troisième acte. S’il n’est pas destiné à être utilisé, il n’a rien à faire là [20] ».

Où l’on comprend que, si fusil il y a, il y aura, forcément et nécessairement, coup de feu. Or cela n’est vrai que si l’on veut produire une cohérence de l’œuvre d’art et en donner une lecture logique qui en montre la nécessité : le coup de feu justifie le fusil et le fusil justifie le coup de feu. Fort heureusement, et dans les drames et surtout dans la vie, la police dispose d’un certain nombre d’armes qui ne servent pas à tuer : car on peut faire un certain nombre de choses avec un fusil – le décharger, le poser à terre, menacer, refuser de s’en servir, y mettre une fleur, le donner à des insurgés, en faire un élément de décoration et j’en passe. Mais le ministre voulant servir une explication, il oublie de dire que les choses dans cette histoire et dans d’autres pouvaient se passer autrement, que cette histoire et bien d’autres n’est ni un drame ni une tragédie, qu’on peut aussi la lire et la présenter en pensant à tout ce que ce policier aurait pu faire d’autre, et de plus intelligent, qu’on peut la lire en ouvrant les possibles du passé pour en inventer d’autres à l’avenir.

C’est l’ironie de l’histoire, ou du théâtre, que l’arme de notre gendarme manifestement manufacturée dans la Russie de Tchekov (on sait que la police française est parfois équipée avec un arsenal désuet) s’est retrouvée dans le Carmen de Muscato. Or Muscato a montré deux fois, une fois volontairement et l’autre involontairement, qu’on peut « avoir une arme » et ne pas (pouvoir) tirer. Chez Muscato, Don José a en commun avec le policier de Gérard Collomb d’avoir une arme – l’histoire ne dit pas s’il a gardé son arme de service après avoir déserté et, pour tout dire, je ne suis pas sûre que ce détail se trouve « dans le texte ». Mais il ne s’en sert pas, préférant l’arme blanche et les coups. Don José est un soldat qui a une arme, peut tirer et ne tire pas.

Mais Carmen la lui vole et tire, selon le principe de Tchekov et de Gérard Collomb. Voici le pistolet et la mort à nouveau justifiés. Si ce n’est que le soir de la première, quand Carmen voulut tirer sur Don José, l’arme factice s’enraya et le coup ne partit pas. Elle avait une arme et ne pouvait pas tirer. Les détracteurs de Muscato crièrent au fiasco. J’aurais tendance à dire que c’était plutôt sa plus belle réussite. Enfin une perspective accidentelle, contingente, s’insérait dans son histoire qui se racontait encore (enfin) autrement : personne ne meurt à la fin parce qu’il peut arriver que les armes s’enrayent, que l’on ait une arme, donc, et que l’on ne tire pas. Rien n’est fatal et nécessaire et il peut même arriver qu’une histoire entre un homme violent et une femme se termine sans que personne ne meure, que la force soit déviée par la fuite, la ruse, le rire…

Mais revenons à cette tempête, Carmen, dont je me suis peut-être désintéressée un peu vite en ce mois de janvier 2018. En la nommant Carmen (ou tout autre prénom, même si Carmen convient particulièrement en la matière), on l’a l’incluse dans une histoire motivée et motivable : c’est arrivée parce que Carmen s’est déchaînée. J’avoue que j’ai moi-même été tentée de me laisser prendre à ce jeu de la motivation quand j’ai appris que Carmen avait fait une seule victime masculine, au Pays basque, soit dans la région dont est originaire Don José. Il m’aurait été facile d’expliquer que cela devait arriver et qu’il fallait bien qu’un jour Carmen revienne pour se venger. Mais non. Les tempêtes sont des phénomènes contingents, et très certainement évitables par une politique climatique alternative. Les dégâts causées par les tempêtes ne sont pas la seule issue possible, pas plus que ne le sont les morts des 107 femmes tuées cette année en France, pas plus que la casse des services publics ou la mise en concurrence des établissements scolaires ou universitaires, ou la privatisation de l’assurance chômage… Toutes les histoires que l’on nous raconte au passé et au futur peuvent toujours être racontées autrement, surtout peut-être toutes celles où l’on nous dit qu’il n’y a pas d’alternative et que le pire est nécessaire. Pour répondre à ces histoires et à la résignation qu’elles supposent, pour les changer à l’avenir, il n’est pas peut-être pas inutile d’apprendre à lire autrement sans croire au trompe-l’œil de la nécessité. Il suffit de cesser de trouver des raisons indiscutables aux faits réels et aux œuvres artistiques, et d’apprendre plutôt à lire sans respect, en accueillant toutes les variantes qu’une œuvre peut offrir, en cherchant non les cercles fermés, mais les lignes de fuite. Lire, parfois, c’est résister.

Sophie Rabau est enseignante-chercheuse en littérature. Elle s’intéresse aux liens entre critique, théorie littéraire et création. Elle publie régulièrement des textes critiques et littéraires dans les revues Vacarme et Délibéré. Auteure de B. comme Homère (Éd. Anacharsis, 2016), et de Carmen, pour changer (Éd. Anacharsis, 2017).

Notes

[1Sauf indication contraire, je me réfère pour les propos de Leo Muscato à l’entretien qu’il a donné en italien à SBS-Italia, page consultée l1er mars 2018. C’est moi qui traduis.

[2Je pense à la mise en scène d’Olivier Py, à l’opéra de Lyon, en 2012 et à celle de Dimitri Tcherniakov donnée en juillet 2017, à Aix-en-Provence.

[3Voir Rabau Sophie, Carmen pour changer, Anacharsis, 2018, pp. 99-102.

[4Voir le programme de cette production donnée à Aix-en-Provence, en juillet 2016, p. 20, page consultée le 1er mars 2018.

[5Voir la note d’intention de Tcherniakov, page consultée le 1er mars

[6Condé Gérard, présentation de Carmen, dans le programme de la production de Carmen au Théâtre des Champs-Elysées, du 31 janvier au 2 février 2017.

[7Voir Charles M., L’Arbre et la source, Seuil, 1985, pp. 253 et suiv.

[8Voltaire, Remarques sur Rodogune, princesse des Parthes, tragédie représentée en 1646, dans O. c., Paris, Bacquenois, 1838, t. 7, p. 130..

[9Voir, entre autres, Bayard Pierre, Qui a tué Roger Acroyd ?, Paris, Minuit, coll. Paradoxe, 1998 ; Bayard Pierre 2008. L’Affaire du chien des Baskerville, Paris, Minuit, coll. Paradoxe, 2008 ; Bayard Pierre, Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?, Paris, Minuit, coll. Paradoxe, 2015. Dubois Jacques, Figures du désir. Pour une critique amoureuse, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, coll. Réflexions faites, 2011. Escola Marc, « Théorie des textes possibles », CRIN : Cahiers de recherche des instituts néerlandais de langue et de littérature française, vol. 57, Amsterdam/New York, NY : Rodopi
, 2012. Escola Marc et Rabau Sophie, Littérature seconde ou la bibliothèque de Circé, Paris, Kimé, 2015. Rabau, Sophie, Carmen, pour changer, op. cit.

[10Mérimée Prosper, Carmen, GF-Flammarion, 1973 [1847], p. 155.

[11Mérimée, P Prosper, Carmen, op. cit., p. 120.

[12Meilhac Henry et Halévy Ludovic, Carmen, Livret original, L’Avant-scène opéra, n°26, 1993 [1975], p. 69.

[13id., p. 75.

[14Ibid.

[15Voir, par exemple, cette mise en scène remarquablement « enfermante », donnée en 1980 à l’Opéra national de Paris.

[16Meilhac Henry et Halévy Ludovic, op. cit., p. 69

[17 id., p. 76.

[18D’après le journal Libération, page consultée le 1er mars 2018.

[19Voir par exemple ici cette déclaration.

[20Shchukin Sergei, Memoirs, 1911. Voir aussi, pour une version avec clou, Escola Marc, « Le clou de Tchekhov. Retours sur le principe de causalité régressive », Atelier de Théorie littéraire de Fabula.

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