Compte rendu de lecture de Benjamin Lemoine, L’ordre de la dette

mardi 28 juin 2016, par François Chesnais *

Voici un livre [1] d’une facture alerte et agréable. Il commence par une introduction brillante qui incite à pousser la lecture plus loin. L’enquête dont il s’agit porte précisément et de façon assez stricte sur la direction du Trésor au ministère de l’économie et des finances (son nom a varié selon les époques et les gouvernements). Elle « introduit le lecteur au cœur des bureaux, des pratiques et confrontations techniques entre services de l’État » (p. 26). Elle est menée à partir d’archives, de matériaux autobiographiques et d’entretiens. La première partie est historique et couvre une période qui part de l’après-guerre et se termine en 1985. Benjamin Lemoine y soutient la thèse que c’est au sein du Trésor qu’ont été prises pour l’essentiel les décisions qui ont conduit à la perte de la souveraineté monétaire et budgétaire de la France.

Au terme d’une évolution que je vais présenter de façon détaillée « l’État prend parti pour le marché en invoquant la vertu disciplinaire des taux d’intérêt, censés conduire au respect des équilibres budgétaires fondamentaux ». (p.16 souligné par l’auteur). Par « l’État » Benjamin Lemoine entend ici en fait « la haute administration du Trésor » dont l’importance dépasse le plus souvent celle des gouvernements. Ailleurs dans le livre, il définit l’État de façon plus large mais assez vague comme « appareil public dans son entier » (p .150). La seconde partie porte sur la période contemporaine. Elle concerne notamment le positionnement du Trésor dans les débats sur le périmètre des engagements de l’État (en particulier l’inclusion ou non des retraites des fonctionnaires) et donc les batailles sur le chiffrage de la dette publique. La thèse qui donne au livre son unité se trouve dans sa principale conclusion, c’est qu’il existerait « un agir politique en amont des combats pour faire admettre l’illégitimité de la dette » (souligné par l’auteur) et de combattre pour son annulation. Nous verrons lequel en fin d’article. Même si Lemoine mentionne Attac et le CADTM dans l’introduction et la conclusion, les notions de dette odieuse ou de dette illégitime ne l’intéressent pas trop.

De 1945 à 1985 : trois périodes

L’apport le plus intéressant du livre se trouve dans les deux premiers chapitres. Lemoine y retrace sur quarante ans, à certains moments en très grand détail et de façon passionnante, une mutation majeure. Partant d’une situation où, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’État est en position de commandement par rapport à la finance, puisque le Trésor centralise l’épargne et la dirige, ensemble avec le crédit dont il contrôle la création, vers des objectifs prioritaires, notamment d’investissements dans les infrastructures, on voit les hauts fonctionnaires de la direction du Trésor au ministère des finances agir collectivement pas à pas, entre le milieu des années cinquante et 1983, pour faire passer l’État au statut de débiteur particulièrement prisé des banques, compagnies d’assurance et fonds de placement financier. L’effort de pédagogie auquel l’auteur s’est astreint aurait sans doute mérité d’être complété par un encadré qui les mette en rapport avec quelques dates saillantes de politique nationale et internationale. On peut distinguer trois périodes dans l’histoire de la direction du Trésor : une première va de la Libération à 1958, une seconde jusqu’en 1981 et la troisième qui voit l’inversion des rapports de force entre la finance et l’État s’ouvre en 1982-85 et n’est pas terminée. Chaque période est associée à une ou plusieurs personnalités importantes au Trésor ou au gouvernement.

La première période s’ouvre en 1945-46. Elle voit « la conversion à l’économie » des hauts fonctionnaires formés dans les années 1930, conversion tout à fait passagère pour la majorité d’entre eux. La période est celle de « la dépense productive », dont le pivot est le Commissariat général du plan avec Jean Monnet comme premier titulaire, et de « l’État banquier » marqué notamment par la présence d’un homme jeune, François Bloch-Lainé, à la tête du Trésor. La domination financière de l’État repose sur deux mécanismes : d’abord la mise en place du « circuit du Trésor » moyennant lequel le Trésor centralise directement entre ses mains toute l’épargne disponible pour alimenter sa trésorerie et effectuer ses paiements ; ensuite la souscription forcée de bons du Trésor par les banques de dépôt (elles-mêmes nationalisées), la détention obligatoire dans leurs portefeuilles de titres publics en proportion du montant de leurs dépôts à un taux déterminé en consultation avec la Banque de France. Cette construction est lentement défaite par l’organisation d’un « travail de sape émanant de l’intérieur des structures de l’État » et en particulier de la direction du Trésor. L’occasion leur en est donnée par les taux d’inflation élevés. Elle permet à la vieille école d’avant-guerre de les imputer, à l’aide du jeu de mot « Monnet-monnaie » (p. 58), à une création monétaire excessive due au financement des plans de modernisation, alors qu’ils traduisent le manque de capacités productives nécessaires pour satisfaire la demande que ceux-ci cherchent à combler.

L’éviction en 1952 de Bloch-Lainé de la direction du Trésor par la droite parlementaire sous Antoine Pinay (l’artisan d’un grand emprunt indexé à l’or propre aux intérêts de la rente financière) amorce la seconde période. Elle prépare la remontée en force des fonctionnaires libéraux formés aux thèses monétaristes. Mais il faut attendre la chute de la IVe République et le retour au pouvoir de De Gaulle en 1958 pour que les anti-keynésiens emmenés par Jacques Rueff (un des fondateurs avec Hayek de la société du Mont-Pèlerin) prennent le dessus rue de Rivoli. Ils assoient définitivement leur pouvoir avec la nomination de Giscard d’Estaing d’abord comme secrétaire d’État aux finances fin 1958, puis comme ministre des finances et des affaires économiques en 1962. En 1963, la souscription obligatoire des bons du Trésor à un taux d’intérêt fixé par l’État cède la place à l’adjudication où le taux est fixé par le marché. Lorsque les clivages politiques entre gaullistes et libéraux conduisent à l’éloignement temporaire de Giscard du poste de ministre des finances, ces derniers ont déjà suffisamment de gens en place pour que leurs positions soient suivies par le nouveau titulaire, Michel Debré. Jean-Yves Haberer, formé en partie aux États-Unis, est particulièrement influent. Un pas supplémentaire dans la libéralisation est franchi avec le décret de 1966 qui ré-autorise les banques de dépôts à avoir une activité d’affaires. Les événements de 1968 vont ralentir le processus de libéralisation financière et freiner l’alimentation de la rente financière un moment, mais l’année 1973 voit un « grand emprunt Giscard » à 7 % d’intérêts indexés au cours de l’or. Pour 7,5 millions de francs d’emprunt pour 15 ans, l’État dut rembourser en intérêts et capital plus de 90 milliards de francs (p. 84-85). L’année 1973 voit aussi la loi de réforme de la Banque de France avec son fameux article 25 tant discuté depuis quelques années, dont Benjamin Lemoine explique dès l’introduction (p. 39-40) qu’il s’agit seulement de l’interdiction de présenter des effets en réescompte (déjà prescrite par la loi Blum de 1936) et qu’il s’agit d’une loi à laquelle Attac et d’autres auteurs ou associations ont donné trop d’importance ou qu’ils ont mal interprétée. Elle laissait à l’État la possibilité de demander des prêts et des « avances », pratique qui n’a été proscrite qu’avec la mise en œuvre du traité de Maastricht de 1992. C’est plutôt le retour à l’orthodoxie financière de la part des hauts fonctionnaires qui a exigé que l’emprunt prenne de plus en plus le pas sur les autres formes de financement. Cela passe par la mise en place en 1979 d’un régime fiscal spécial pour les souscripteurs étrangers des emprunts publics, « la communauté financière » devant être rassurée (p. 85-86).

Il s’agit encore d’émissions ponctuelles, bien que fréquentes, qui ne mettaient pas encore l’État sous la tutelle des marchés. Pour les tenants de la finance de marché du Trésor, un pas restait à franchir. Celui de l’adjudication des titres à date régulière et de la création sur la place financière de Paris d’un marché secondaire de la dette publique. L’occasion leur en est fournie par la conjonction de l’arrivée au gouvernement et au ministère des finances et de l’économie en particulier de ministres peu à même de tenir tête aux hauts fonctionnaires en place (Jean-Yves Haberer, Michel Camdessus qui fera ensuite trois mandats comme directeur du FMI et les membres de la « bande d’une quinzaine de gus » dont parle l’un d’eux, Lemoyne de Forges) et d’une récession mondiale qui a immédiatement créé une situation qui a rendu impossible la mise en œuvre du programme sur lequel François Mitterrand et le PS s’étaient fait élire, sauf rupture avec le capitalisme, ce qui n’était pas leur projet, discours nonobstant. Benjamin Lemoine a trouvé dans les archives des notes sur cette période, dont il restitue la teneur dans des pages passionnantes (pp. 93-112). Elles traduisent l’impréparation des ministres et de leurs cabinets (« merci de m’aider à comprendre ») et du côté des hauts fonctionnaires du Trésor le mépris (« une saison en enfer ») et l’agressivité (« ce système, on va le casser »). Le choix de Mitterrand de suivre Jacques Delors et d’effectuer le « tournant de la rigueur » met les hommes de la direction du Trésor en position de force. Une fois Delors parti à Bruxelles, ils trouvent en Pierre Bérégovoy la personne idéale pour achever la mise en œuvre de leur programme, l’homme à la fois au-dessus de tout soupçon et disposé à être « plus royaliste que le roi » (p 108). La création du marché des « obligations assimilables du Trésor » (OAT) est décidée en 1984 et le marché ouvre en 1985, attirant très vite des investisseurs étrangers. Une ère nouvelle commence, dans laquelle la politique économique de l’État va tomber sous la coupe des marchés, et où le travail de culpabilisation des salariés et des retraités de pousser l’État du fait des dépenses sociales à « vivre au-dessus de ses moyens » va débuter. Pour que le récit des transformations soit complet, il aurait fallu indiquer un peu plus la manière dont ce ne sont pas seulement les prérogatives monétaires qui ont été démantelées, mais aussi l’impôt, dont le statut a été dégradé par rapport à l’emprunt. Il en parle brièvement pour la période des années 1970 mais le thème n’est pas suivi systématiquement

L’OCDE, les banques françaises et le marché des euro-obligations à la City, le « Club de Paris »

Ce récit est très riche, d’une lecture très intéressante. Je peux donc en venir à ce qui me paraît manquer. Plus haut, j’ai parlé de l’absence d’un encadré qui aiderait un lecteur non universitaire à s’y retrouver pleinement en mettant les trois phases en rapport avec quelques dates saillantes de politique nationale et internationale. Dans un entretien avec un journaliste de Libération, Benjamin Lemoine dit qu’il s’agit d’une « dynamique mondiale, mais produite par des forces politiques et administratives. C’est là qu’entrent en scène, dans les plus hautes sphères de l’État, des élites qui promeuvent la rupture avec le crédit et les financements administrés. » Cette dynamique mondiale est peu présente, que ce soit au plan institutionnel ou celui de la reconstitution du pouvoir économique de la finance. Les seules allusions au contexte de libéralisation et de mondialisation financière ont trait à la formation de Jean-Yves Haberer pour partie aux États-Unis et une mission de la direction du Trésor à Wall Street en 1987 pour faire la promotion des titres émis par l’État français. Assez étonnamment, il n’est pas fait mention, dans les chapitres 1 et 2, d’une institution alors très importante siégeant à Paris, où les fonctionnaires du Trésor se rendaient plusieurs fois par an pour siéger aux côtés de leurs homologues étasuniens, britanniques et allemands et œuvrer à la libéralisation financière. Il s’agit de l’OCDE et de son Comité des mouvements de capitaux et de transactions invisibles. [2] C’est là que fut élaboré à partir de 1961 le premier Code de libéralisation des mouvements de capitaux adopté par le Conseil de l’OCDE en 1962. Ce code connut ensuite des modifications à mesure que la libéralisation financière gagnait du terrain. Un haut fonctionnaire du Trésor, Henri Chavranski, en a été le président de 1982 à 1994. C’est même sous sa présidence que le code de libéralisation des mouvements de capitaux de l’OCDE a été amendé en 1989 pour inclure tous les mouvements de capitaux, y compris ceux à court terme. Il s’agissait d’une modification indispensable à l’ouverture des marchés de la dette aux investisseurs leur permettant d’entrer et sortir leurs capitaux et de distribuer leurs portefeuilles de titres en fonction des taux d’intérêts et des taux de change. Avec l’établissement du marché des OAT, la France a fait partie des pays y ayant intérêt. Il existe un bon livre américain de Rawi Abdelal portant sur cette question, dont le site Reporterre a rendu compte dans une longue note de 2012 [3]. Aux côtés de Delors et de Camdessus, Abdelal fait de Chavranski une des trois chevilles ouvrières de la libéralisation financière mondiale à la fin des années 1980 et au début des années1990. J’ai cherché dans les notes de bas de page si Lemoine renvoyait à ce travail, mais je l’ai peut-être manqué. L’absence de bibliographie consolidée en fin de livre, comme c’est le cas pour la plupart des livres français, se fait cruellement sentir dans un travail historique comme celui-ci.

L’histoire de la libéralisation et de la mondialisation financière est celle de la reconstitution du « pouvoir de la finance », titre d’un des livres d’André Orléan qui a préfacé celui de Benjamin Lemoine, du « nouveau mur de l’argent », expression choisie par François Morin [4], ou encore de ce que je nomme l’accumulation dans des institutions financières toujours plus concentrées de montant massifs de titres représentant des faire-valoir sur la production, de capital fictif. [5] Une référence, même courte, aurait pu être faite au lieu et aux marchés financiers spécifiques qui ont joué un rôle absolument central dans un processus dont les banques françaises ont amplement profité. Il s’agit de la City à Londres et des marchés des eurodollars (en fait des eurodevises), des euro-obligations et des eurocrédits. Les banques britanniques y ont devancé et préparé la libéralisation des mouvements de capitaux en y créant avec l’aval tacite (« benign neglect ») des gouvernements travaillistes un marché offshore dans le sens initial d’échapper aux lois sur le contrôle encore formellement en vigueur. Les banques britanniques en ont tiré bénéfice pour elles-mêmes sous forme de commissions d’intermédiaires et d’intérêts sur les prêts. Mais elles en ont profité pour refaire de la City la plus importante place financière du monde aux côtés de Wall Street, et même la plus importante tout court pour les changes et les prêts internationaux, en l’ouvrant aux banques des autres pays, dont les banques de dépôt françaises. Celles-ci ont profité de la levée en 1966 de l’interdiction d’avoir une activité d’affaires pour accélérer la création de filiales à Londres. Elles ont pu participer à la valorisation de l’argent prêtable, des capitaux porteurs d’intérêts, qui s’y accumulaient (les profits non rapatriés des entreprises transnationales américaines en particulier). Ce sont les marchés des euro-obligations et des eurocrédits, plus que les intérêts et commissions perçus dans le cadre national, [6] qui ont permis aux banques françaises de commencer à se « remuscler » et à peser sur les gouvernements successifs et bien sûr sur l’idéologie et les choix de la direction du Trésor.

En 1975, commence le « recyclage » des « pétrodollars » déposés par les monarchies du golfe Persique auprès des banques présentes à la City. Il prend la forme de prêts syndiqués [7] faits aux pays en développement en Amérique latine et en Afrique. L’importance de la participation des banques françaises à cette valorisation de montants très importants de capital argent, comme initiateurs ou membres des « syndicats de prêteurs », se mesure au fait que c’est à Paris qu’a été fondé et domicilié en 1982 le « club » des pays d’origine des banques créancières de la dette du tiers-monde. La France en a eu et a toujours la présidence, et des fonctionnaires du Trésor ont assuré et en assurent le secrétariat. C’est rue de Rivoli (siège du ministère des finances avant la construction de l’immeuble de Bercy) qu’ont été discutées les conditions faites au Mexique à la suite du défaut et du sauvetage de sa dette. Au moment donc où en 1985 les banques françaises sont devenues les intermédiaires du Trésor dans la mise sur le marché des titres de la dette publique française (les « primary dealers » ou « spécialistes en valeurs du Trésor ») et s’en sont aussi portées acquéreurs, elles s’étaient fait les dents sur les pays du tiers-monde et enrichies à leur dépens. La première partie se termine justement par un chapitre intéressant qui relate l’histoire des mécanismes choisis par le Trésor pour organiser le marché primaire de la dette, celui où se fait l’adjudication des titres. La pièce maîtresse en est l’Agence France Trésor (AFT), institution « semi-autonome » située dans les murs de Bercy et tenue par de jeunes énarques et non, comme dans d’autres pays, par des traders. Pour les banques, ce tête-à-tête est fructueux : « tenir le marché de la dette, c’est aussi pour les banques tenir l’État » (p.131) et notamment organiser la mise sur le marché des entreprises publiques lors des privatisations avec les commissions juteuses afférentes. Il y a « enchâssement de la puissance publique et puissance bancaire privée », plus encore c’est « la survie de l’appareil public dans son entier qui est désormais conditionnée à l’accompagnement et au renfort des puissances financières privées »

(p .150 souligné par l’auteur)

Une absence gênante : la politique fiscale

La seconde partie du livre porte alors sur que Lemoine nomme « l’ordre de la dette », celui où « le crédit de l’État est à la merci des jugements des prêteurs » (p. 155), la préservation de ce crédit devenant « la contrainte suprême », celle « qui justifie toutes les politiques d’austérité ». Dans cette partie, l’analyse porte sur la « numérologie de la dette » ainsi que sur l’effort idéologique considérable déployé pour rendre les citoyens responsables de l’existence de la dette, coupables d’en transférer le poids aux « générations futures ». Dans la bataille des chiffres, la façon de comptabiliser les engagements de l’État en matière de retraites occupe une place critique. Cela a commencé à l’occasion de la privatisation de France Télécom et du transfert à l’État de ses engagements en matière de retraites pour faciliter sa mise sur le marché (p. 163-170). Une vive discussion s’en est suivie avec l’Union européenne dans le cadre du Comité de statistiques monétaires et financières (CMFB). Benjamin Lemoine étudie de façon intéressante le rôle d’Eurostat dans l’évolution des modes de calculs de la dette par l’INSEE. La préparation des esprits à une inévitable et nécessaire « réforme des retraites » et plus généralement à la réduction des dépenses sociales exige de culpabiliser les gens, en premier lieu les agents de la Fonction publique. D’où le rapport Pébereau, dont Lemoine analyse bien la genèse et la médiatisation ainsi que la manière dont le « fardeau de la dette » en vient à occuper la place centrale dans la campagne présidentielle de 2007.

Maintenant, une fois encore, viennent mes réserves. Sans doute par conviction que la partie se joue au Trésor et à Bruxelles, dans les bureaux et les salles de réunion, mais peut-être aussi que la légitimité de la dette telle qu’Attac l’a notamment posée [8] n’est pas une question « scientifique », Lemoine ne fait aucune mention de l’effet « boule de neige » de la dette, à savoir le fait que jusqu’en 1995, le taux d’intérêt réel a été supérieur au taux de croissance du PIB, de sorte que le poids de la dette s’est accru de façon automatique sans exigence nouvelle particulière des détenteurs de la dette. [9] Il ne fait aucune mention non plus de la politique fiscale. Ici, l’absence devient gênante et révèle une analyse assez limitée des rapports politiques et des rapports de classe qui leur sont sous-jacents. La politique fiscale est mentionnée pour le traitement des investisseurs étrangers (voir plus haut) sous Giscard et Raymond Barre, mais rien n’est dit de la lente baisse des recettes fiscales à partir des années 1980, puis des cadeaux fiscaux majeurs de la fin des années 1990 et des années 2000. C’est au moment où le service de la dette s’est alourdi mécaniquement que commence, déjà sous le gouvernement Jospin, un processus de baisse de l’impôt sur le revenu, dont le coût cumulé entre 2000 et 2010 a été, selon les calculs faits par le SNUI et le syndicat Sud-Trésor, de 108 milliards d’euros. Les sept ans 2000-2006 ont vu une baisse de plus de 4 points de pour cent de PIB des recettes fiscales. [10] L’effet combiné de l’effet boule de neige et des baisses d’impôts sur le revenu et le patrimoine donne la courbe le courbe suivante.

Cette courbe n’a rien à voir avec la politique du Trésor. Pour ce qui est de la boule de neige, elle traduit le mouvement de la conjoncture internationale ainsi que la forme d’insertion de la France dans l’économie mondiale, qui a pesé très tôt sur son taux de croissance. Pour ce qui est de la fiscalité, elle exprime la modification des rapports entre le capital et le travail (marquée aussi par la baisse de la part des salaires dans le PIB) et la montée en puissance et en capacité d’influence politique des couches supérieures de la bourgeoisie, celles dont Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont fait l’analyse. Lemoine a recours dans son dernier chapitre de façon « tirée par les cheveux » au terme « lutte des classes » (il met les guillemets lui-même). C’est bien plus tôt et sans guillemets qu’elle aurait exigé d’être introduite. Le poids des propriétaires du capital a déterminé un pan très important de la politique des gouvernements Mitterrand où le Trésor n’était pour rien. L’indemnisation des nationalisations de 1980-1981 dans des conditions avantageuses a largement contribué à lancer le mouvement initial de hausse de la dette. L’opération a été de bout en bout un cadeau fait aux propriétaires du capital des groupes : l’État a socialisé les pertes antérieures, puis il en a organisé et financé la restructuration. Il y a fait des investissements et en a rétabli la rentabilité avant de les rendre au secteur privé, lors des privatisations. [11] Puis est venu le second grand facteur d’illégitimation de la dette française qu’est la fiscalité.

Dramaturgie du nombre et dette sociale

Venons-en à la crise financière de 2008 et à l’intervention des États pour soutenir les banques. Benjamin Lemoine la caractérise comme d’une « entorse à l’ordre de la dette » (p. 259), faisant apparaître de nouveau les difficultés posées par une théorie de « d’ordre de la dette » menée sans référence à « l‘ordre de la propriété capitaliste » dont il n’est que l’une des dimensions. Sur le plan technique, Lemoine procède à une analyse très claire des instruments juridiques utilisés pour organiser le sauvetage des banques françaises. Le premier est un véhicule financier ad hoc, nommée Société de prise de participation de l’État (SPPE), qui est inclus sans discussion dans le périmètre de l’État et dont le passif vient augmenter le ratio dette publique/PIB. Le second instrument est la Société de financement de l’économie française (SFEF) qui contracte des prêts avec la garantie de l’État et donc au même taux d’intérêt que celui-ci. De concert avec des instances de l’UE, l’INSEE l’inclut également dans le périmètre de l’État. Le passif passe de 68 à 80 %. Lemoine décrit l’intervention de la Banque de France et du Trésor pour renverser la décision et l’élaboration de la distinction entre dette nette et dette brute. Mais ce que Lemoine nomme (p. 270) « la dramaturgie du nombre doit traduire l’ampleur ‘réelle’ des charges de l’État, l’impératif absolu et intemporel de rembourser à tout prix ces engagements financiers présents et futurs et ce quel que soit le contexte économique du moment » n’est pas simplement une bataille des gouvernements pour se préserver une marge de manœuvre. Elle est aussi et surtout l’expression de la volonté et la capacité qu’ont les couches sociales dominantes du capitalisme financiarisé, de par leur emprise idéologique et politique tant au niveau des États que des instances de l’UE et du FMI, de faire payer les frais de la crise par ceux – salariés et retraités, générations de jeunes précarisés ou au chômage – qui en sont les victimes.

La dernière question traitée par Lemoine concerne la dette sociale où il revient sur la question des retraites. Il a trouvé une excellente citation d’un responsable du département de la dette souveraine de Moody’s. Celui-ci explique que l’agence « s’attend [à ce] que la plupart des pays industrialisés fassent défaut sur leurs promesses de pensions de retraite » en ajoutant que « heureusement pour les gouvernements, le public ne prend généralement pas les défauts sur la dette sociale et les retraites aussi sérieusement que la violation de la promesse d’un gouvernement sur ses obligations du Trésor » (p. 286). Il fait sienne l’idée de « l’ignorance des populations vis-à-vis des défauts incessants des gouvernements sur la dette sociale » (p. 287) et propose de faire de la dette sociale, par opposition à la dette financière, un terrain de combat privilégié, car elle peut « réarmer un conflit de classes entre rentiers et bénéficiaires des dépenses sociales de l’État, plus ou moins conscients d’être lésés ». (p. 288). Il insiste dans sa conclusion sur la priorité qu’il faudrait lui donner : « la pérennisation des dettes financières – dont on refuse toute forme de révision ou d’annulation – et la restructuration, permanente et sans dire son nom, des dettes sociales peuvent réveiller des luttes et faire vaciller cet arrangement » (p. 295). C’est en ces termes qu’il propose en fin de livre et trop rapidement une interprétation de ce qui s’est passé en Grèce : « un parti politique au pouvoir se fait le défenseur et le protecteur des dettes sociales » (p. 288). Il aurait pu rappeler qu’entre 2011 et 2015 les travailleurs grecs avaient mené quatre grèves générales en défense de leurs droits sociaux et pas attendu Syrisa pour s’éveiller à la lutte. La notion de souveraineté est utilisée un peu n’importe comment. À un moment, il est question d’une « mise en équivalence » des dettes sociales et des dettes financières dans laquelle les gouvernements verraient « une perte potentielle de souveraineté qui briderait la capacité des dirigeants à revenir sur les ‘acquis sociaux’ ». (p 288) Sept pages plus loin pourtant, Lemoine parle de la nécessité, pour les bénéficiaires de ces acquis, de reconquérir une souveraineté « évidée » face aux créanciers de façon à en assurer la défense et de citer la Commission pour la vérité de la dette grecque lorsqu’elle écrit qu’un « État souverain peut exercer son droit à poser un acte unilatéral de son droit de répudiation ou de suspension de paiement de la dette » (p. 295).

Un chercheur envoûté par son sujet d’étude

À la fin de son livre, Lemoine ramasse de façon très claire ce qu’il voit comme le résultat de ses recherches ainsi que les conclusions qu’il en tire. « Un grand renversement toujours à l’œuvre a fait de l’État, non plus la chose mesurante et planificatrice de l’économie, mais bien la chose mesurée par les acteurs et organisations du marché financier et aussi par les institutions européennes. Cette problématisation a façonné des solutions politiques adaptées : l’austérité budgétaire distillée sur le mode de la pédagogie par les professionnels de la parole politique. Un ordre de la dette s’est établi. » (p. 291). Cet ordre voit néanmoins « sa cohérence se fissurer en certains points précis. Subvertir cet ordre, implique de déployer au grand jour dans l’espace public les controverses qui pour l’heure échappent encore au débat ». (p. 293)

De son travail, Lemoine tire la conclusion qu’avant d’en arriver aux « situations d’urgence au cours desquelles ‘l’annulation’ de la dette se présente comme la dernière issue par le haut des mouvements sociaux et politiques », il existerait « un agir politique en amont des combats pour faire admettre l’illégitimité de la dette » (souligné par l’auteur). En premier lieu, « maîtriser les techniques de financement de l’État et discuter sur les appareils qui le mesurent constituent d’autres prises politiques au débat sur la dette, sans condamner a priori toute forme de financement sur l’emprunt » (on ne sait qui procède à une telle condamnation). Ensuite,
« changer l’infrastructure du Trésor, y compris à l’échelle européenne, réhabiliter une pluralité technique et modifier l’agencement du débat peuvent permettre de réinvestir le rôle de l’État et éviter des situations d’impasse souveraine  » (emploi ici encore très flou de la notion de souveraineté » (p. 295). De toute évidence le chercheur s’est laissé envoûter par son sujet d’étude...

Notes

[1Benjamin Lemoine, L’ordre de la dette, Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Éditions La Découverte, Paris, 2016

[2Il est question de l’OCDE très brièvement dans le chapitre 3.

[3Rawi Abdelal, Capital Rules : The Construction of Global Finance, Cambridge, Harvard University Press, 2007http://reporterre.net/Quand-les-socialistes-liberaient

[4François Morin, Le nouveau mur de l’argent : essai sur la finance globalisée, Seuil, 2006.

[5Voir ma contribution lors de la discussion dans le n° 7 des Possibles autour du livre de Cédric Durand.

[6La mensualisation des salaires qui généralise le versement des salaires sur un compte bancaire date seulement de 1970.

[7Un prêt syndiqué est fait par un groupe de banques. Une banque fait un travail préparatoire avec le pays emprunteur potentiel, demande et obtient un mandat pour prendre la direction des négociations et pour procéder à la syndication des banques intéressées.

[9Le terme a été employé par la Commission des finances du Sénat dès 1994. Le rapport de 1998 notait que « s’ils avaient été financés par des emprunts dont la rémunération est égale au taux de croissance courant, les déficits primaires structurels enregistrés depuis 1980 n’auraient contribué qu’à hauteur de 17,1 points de PIB à l’augmentation du ratio d’endettement, contre 29,3 comme c’était le cas en 1998. L’écart atteint alors 12,2 points de PIB. Au total entre 1981 et 2003, plus de la moitié de l’accroissement du ratio dette/PIB est dû à l’effet « boule de neige ». En l’absence d’effet boule de neige, et même avec les intérêts, le stock de la dette publique aurait été en 2008 de 43,8 % du PIB au lieu de 67,4 %.

[10SNUI et Sud Trésor, Finances publiques : c’est aussi une crise des recettes !, 21 mai 2010 http://snuisudtresor.fr/gen/

[11François Chesnais, Les dettes illégitimes, Quand les banques font main basse sur les politiques publiques, Paris, Raisons d’agir 2011.

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