La liquidation du fret ferroviaire, une opération rentable

mardi 10 décembre 2024, par Attac France

Alors que les cheminotEs se préparent à leur grève reconductible en défense du fret ferroviaire dont la liquidation est prévue pour le mois de janvier, Attac vous propose un exercice quelque peu déconcertant et une expérience de pensée. Parce que quand on se penche sur la question – et sur d’autres expériences de privatisation et d’ouverture à la concurrence - on ne peut que constater leur absurdité.

Alors mettons-nous dans la peau d’un capitaliste et voyons comment ce système sert nos intérêts, par bien des aspects. Gardons toutefois en tête que jouer un capitaliste ou un membre du gouvernement nous place à tous les coups en deçà de la réalité. Leur cynisme est bien plus grand encore...

Ouverture à la concurrence et néolibéralisme

La situation de départ est la suivante : des secteurs entiers échappent au marché, à l’investissement et à l’exploitation privée, c’est-à-dire une limitation des services sources de profits (pensons aux retraites par répartition, source de frustration énorme pour les fonds de pension). Ce que j’ai en ligne de mire, c’est autant les services publics que la sécurité sociale.

Les profits m’échappent par deux biais (c’est doublement frustrant) : par le biais de l’exploitation de ces secteurs mais aussi par le biais de leur financement. Non, vraiment, les prélèvements obligatoires (impôts, taxes et cotisations sociales) ne servent pas mes intérêts : non seulement je dois m’en acquitter (les fameuses charges et l’impôt confiscatoire) mais en plus on finance ces services sans recourir à l’endettement (enfin pas toujours, parce que des changements ont été obtenus de ce côté là et la dette publique est devenue une source de profits sûre) et surtout aux marchés financiers (où je pourrais spéculer, c’est dommage).

Que faire ? Heureusement, depuis les années 1980 au moins, j’ai l’oreille attentive des dirigeants des pays européens et de l’Union européenne, soit parce que je les côtoie (nous appartenons aux mêmes milieux sociaux), soit parce que je fais quand même suffisamment de profits déjà pour me payer les services de personnes dont le métier est de faire du lobbying à Bruxelles ou à Paris (ou toute autre capitale). Je peux m’appuyer sur une idéologie structurante : la concurrence ! Elle est au cœur des traités de l’UE, c’est vraiment une politique phare, qui passe avant beaucoup d’autres. C’est normal, l’objet même de l’UE est de construire un vaste marché à l’échelle du continent européen. La concurrence c’est quoi selon l’UE ? Il s’agit de lutter contre les monopoles et les oligopoles. Et ce qui est génial, c’est que ça passe pour une défense des consommateurices : on lutte contre les monopoles parce qu’ils ont un pouvoir de marché (et le pouvoir, c’est mal, je suis prêt à le reconnaître publiquement) : c’est-à-dire qu’ils ont le pouvoir de fixer les prix pour faire encore plus de profits puisque la demande est captive (elle ne peut pas faire appel à la concurrence). La Commission européenne est donc chargée de traquer ces entreprises qui ne respectent pas le jeu de la concurrence, de les empêcher de grossir ou de fusionner ou bien de leur infliger des amendes. Je le répète : tout ça au nom de la baisse des prix (et/ou de la diversité de l’offre), c’est-à-dire des consommateurices. Le temps passant, moi et mes camarades capitalistes obtenons de l’UE qu’elle s’en prenne aux services publics, ces monopoles publics d’un autre temps, qu’il est temps d’ouvrir à la concurrence.

Seul hic, je n’ai pas encore trouvé les économistes qui arrivent tout à fait à défendre l’efficacité économique de la concurrence en toutes circonstances. Les monopoles publics sont souvent des monopoles naturels, souvent des industries de réseau qui nécessitent des investissements très importants et dont les coûts fixes (c’est comme ça qu’on dit) sont trop élevés pour être rentabilisés si plusieurs entreprises se partagent le marché. Typiquement : l’énergie, les télécoms, le rail, la Poste… C’est embêtant mais je vais quand même trouver une solution qui m’arrange encore davantage : le découpage de ces services en tronçons : réseau, production et distribution, réseau et exploitation, etc. Le réseau reste public (et je n’ai pas besoin en tant qu’investisseur privé d’en assumer la responsabilité, c’est vraiment trop cher à entretenir voire pire, à développer) et l’exploitation ou la distribution est ouverte à la concurrence. Les anciens monopoles publics sont transformés en sociétés anonymes et leur capital est ouvert, à mon grand bonheur puisque je peux – enfin – en acheter des parts. C’est vraiment tout bénéf : les investissements les plus coûteux ont été faits, je peux m’appuyer dessus pour ne récupérer que les activités rentables, et même les plus rentables. Pour le fret, ça n’existe pas vraiment vu la concurrence du secteur routier, je vais donc progressivement abandonner le secteur, tant pis...

Et là je ne vous parle que des industries de réseau mais je peux pousser pour un fonctionnement similaire dans bien des secteurs. C’est ce qu’on appelle le néolibéralisme : le public se met au service du privé. Il crée le marché là où il n’existait pas, il encourage l’entrée de concurrents et… ah oui, je ne vous ai pas dit ? Ce qui est génial avec certaines activités, comme l’électricité par exemple, c’est que c’est considéré, par la loi, comme un bien de première nécessité. Donc l’État viendra toujours me soutenir ou solvabiliser la demande si nécessaire. Donc je passe ma vie à expliquer que le marché et le privé sont bien plus efficaces que le public alors qu’en réalité, je bénéficie largement du soutien du public.

Le coût des externalités sociales et environnementales

Bon, là je ne vous ai parlé que de ce que ça me rapporte. Mais dans le cas du fret par exemple, c’est rentable à bien plus d’un titre. Je suis un entrepreneur donc je peux investir dans n’importe quel secteur, je m’en fiche, je veux juste faire du profit. Il m’est arrivé d’exploiter une ligne de train quelques années puis de l’abandonner parce que j’exploitais à perte. L’affaiblissement du secteur finira par me bénéficier quand même si ça booste le secteur routier, dans lequel je peux très bien investir aussi.

C’est qu’avec le secteur routier, j’évite aussi un certain nombre de coûts qu’on appelle des externalités négatives, que je fais peser sur le reste de la société : l’entretien des routes, le coût des carburants s’ils n’étaient pas défiscalisés, la pollution, les accidents… Tout ça, ce sont les contribuables, les assuréEs ou les consommateurices qui paient. C’est un modèle économique formidable qui me permet de ne pas prendre en compte tous ces coûts. Si je devais le faire (par une écotaxe par exemple), je ferais bien moins de profits.

Mieux encore ! Je fais du chantage à l’emploi quand la puissance publique prétend m’imposer des normes (écologiques, sanitaires, sociales…) ou des taxes. La compétitivité, dans une économie mondialisée, je suis désolée mais ça se fait forcément sur le dos des travailleureuses, en nivelant leurs conditions de travail et de rémunération vers le bas. Et puisque j’ai obtenu il y a plusieurs décennies de pouvoir transférer mes capitaux n’importe où dans le monde, il n’y a vraiment rien qui m’empêche de mettre ma menace à exécution (enfin je bénéficie quand même d’avantage non négligeables à produire ici mais il ne faut pas le dire trop fort).

Ce que j’aime dans l’idée de démanteler le ferroviaire, c’est aussi qu’à chaque restructuration du secteur, les cheminotEs perdent quelques droits. Bye bye le statut de la fonction publique, bye bye les anciens accords, il va falloir faire avec les nouvelles conditions (rémunération ou horaires de travail).

Je reviens au secteur routier parce que c’est beaucoup plus rentable pour tout ce que j’ai déjà dit mais aussi parce qu’on exploite les chauffeurs-routiers. C’est quand même tellement mieux que les cheminotEs qui réclament que soient reconnu le travail de nuit, en horaires décalés… La pénibilité reconnue du travail, c’est une pente glissante. Ça s’arrête où ? Non mais. Les routiers, c’est vraiment mieux donc. Des mois sur la route, à dormir dans leur camion, payés moins que le Smic, employés par des sous-traitants, issus des pays de l’Est ou du Sud de l’UE – et même d’ailleurs - c’est le rêve. Seuls les livreurs de l’économie des plateformes font mieux. Et encore, les tribunaux commencent à faire reconnaître leur lien de subordination. C’est bien parce que ça ne coûte rien qu’on délocalise la production dans d’autres pays d’Europe où le travail coûte encore moins cher. Sans compter bien sûr quelques pratiques moins avouables de contournement de la réglementation sur le temps de travail et de repos obligatoire, qui ne s’affranchit jamais des règles ?

Action collective et syndicale

Il y a une dernière chose sur laquelle j’insistais peu jusqu’à récemment mais la parole semble se libérer alors allons y !

C’est le statut de la fonction publique lui-même qui m’embête en tant que capitaliste. C’est vraiment pénible tous ces secteurs où les travailleureuses jouissent d’un statut protecteur qui incite à l’organisation collective. On le fait bien d’ailleurs, les fonctionnaires sont bien plus souvent syndiquéEs (même si ça recule, enfin, parce qu’on a calqué le fonctionnement des services publics sur le fonctionnement du privé à défaut de pouvoir privatiser). Pire que ça : iels ont souvent une identité professionnelle forte et sont fierEs de leur mission de service public (iels y sont attachéEs, c’est vraiment irritant).

Bref, iels s’organisent globalement mieux dans le privé et iels ont pris cette habitude d’ailleurs. Et énervant à plusieurs titres. Premier point : les syndicalistes sont vraiment fatiguantEs parce qu’iels bossent les sujets. Iels demandent des rapports, iels développent des arguments pour mettre à jour nos intentions plus ou moins cachées. Iels dénoncent nos profits indécents quand on veut fermer un site non (suffisamment) rentables, iels connaissent les modèles étrangers (l’échec de la privatisation au Royaume-Uni, les performances du rail public suisse…), iels élaborent carrément des contre-modèles (un retour au service public de l’énergie, vous imaginez ?).

Deuxième point, en cas de mouvement social, ces secteurs très syndiqués sont généralement mieux mobilisés que la moyenne : ils font grève, ils animent les cortèges de manif. Le risque est qu’ils entraînent le reste des travailleureuses. Donc au-delà des intérêts économiques que je retire de la privatisation, j’en retire aussi beaucoup d’avantages politiques : ça affaiblit mes adversaires.

Je préfère les secteurs d’activité où la multiplication des sous-traitants brouille les responsabilités et fait peser la responsabilité de la mal-traitance vers l’aval (je n’ai pas besoin de me salir les mains). Je préfère quand on multiplie les statuts différents pour éviter la solidarité, quand on impose des contrats précaires, quand on individualise les carrières et les rémunérations, histoire de mettre tout le monde en concurrence.

En somme, je verrais vraiment d’un mauvais œil l’émergence et la consolidation d’une lutte qui commencerait par défendre les services publics contre l’ouverture à la concurrence et la privatisation au nom des enjeux environnementaux. Parce que je sais bien en réalité que la planification écologique serait mieux mise en œuvre par le public, mais ça se fera forcément au détriment du privé lucratif. Et vraiment, les services publics avec leur idée de mission d’intérêt général et du service aux usagerEs et pas aux consommateurices ou aux clientEs, pourraient porter des revendications fortes. La convergence entre monde du travail et écologie pourrait se faire dans le secteur public. Le pire que j’entrevois est que ça amène les syndicats du secteur à porter en plus de la défense du statut et de l’intérêt général, un discours sur la transformation du service public vers plus de démocratie. Par les services publics, les gens pourraient imaginer reprendre la main sur la production, soit en tant qu’agentEs de ces services, soit en tant qu’usagerEs. Vous imaginez si tout le monde commençait à prétendre vouloir donner son avis sur l’orientation de l’économie ? Ça pourrait s’étendre à d’autres secteurs (et pour l’instant, le contexte n’est pas trop favorable à la reprise des entreprises par leurs salariéEs mais ça pourrait changer, quelle horreur…). Non vraiment le pire pour moi en tant que capitaliste serait que les gens se mettent à réclamer la bifurcation écologique et sociale en tant que travailleureuses et citoyenNes...

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