La dette est souvent mobilisée pour justifier la réduction des dépenses publiques. Il est intéressant de noter que la dette semble moins préoccupante lorsque des cadeaux fiscaux sont en jeu, comme le démontre la baisse des impôts sur les sociétés et la suppression de l’impôt sur la fortune. Ces décisions aggravent la situation budgétaire en privant l’État de ressources cruciales. En réalité, la dette publique n’est pas un problème intrinsèquement grave. Elle devient « urgente » ou « alarmante » en fonction des discours et des intérêts en jeu.
Ce que l’on observe, c’est que la gestion de la dette publique repose principalement sur la dynamique des marchés financiers. Actuellement, l’offre de financement pour l’État par les marchés est 3 à 4 fois supérieure à la demande, ce qui signifie qu’il n’y a aucune difficulté pour placer la dette publique. En effet, si les États dépendent des marchés financiers pour financer leur dette, ces mêmes marchés dépendent tout autant, sinon plus, des États pour se procurer cette dette. La dette publique est devenue un actif indispensable, notamment pour les banques, les assurances et pour le bon fonctionnement des opérations interbancaires.
Cette interdépendance a été mise en lumière de façon flagrante en 2019 lorsque l’Allemagne a cherché à se désendetter, créant un déficit de dette publique disponible sur les marchés, ce qui a provoqué un mini crash. En réponse, les marchés se sont tournés vers la France, devenue un pilier émetteur de dette au sein de la zone euro.
La dette comme enjeu démocratique
Un aspect crucial de ce débat est la place du Parlement et des citoyens dans la gestion de la dette publique. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les élus n’ont aucune emprise réelle sur les négociations relatives à la dette (taux d’intérêt, durée de remboursement, etc.). Cette tâche est déléguée à des institutions techniques comme l’Agence France Trésor, dont l’objectif principal est de répondre aux besoins des investisseurs, et non de servir l’intérêt général tel que défini par les citoyens ou leurs représentants.
Ce qui détermine en grande partie les taux d’intérêt sur la dette publique, ce n’est pas le pouvoir des marchés financiers, mais celui des banques centrales, qui ajustent les taux directeurs. Bien que les marchés puissent ajouter une prime de risque, l’influence principale reste celle des banques centrales. Cela remet en question la manière dont la dette est souvent présentée comme une menace liée aux tensions du marché, alors que, dans les faits, elle est plus un instrument d’équilibre financier que de dépendance.
En définitive, la dette publique, loin d’être une crise imminente, est devenue un outil structurel de financement de l’État. Mais cette situation révèle une problématique démocratique majeure : la perte de contrôle citoyen et parlementaire sur des décisions financières stratégiques, au profit de mécanismes purement technocratiques et d’intérêts financiers privés. Ce constat appelle à une réflexion sur les moyens de réappropriation démocratique de la dette publique, pour que celle-ci redevienne un outil au service de l’intérêt collectif et non des seuls investisseurs.
La question de la souveraineté monétaire et du contrôle des banques centrales est cruciale lorsqu’on parle de dette publique et de taux d’intérêt. Les marchés financiers, malgré leur influence, ne peuvent pas véritablement lutter contre la banque centrale, qui possède les clés du financement public. Si les États souhaitaient reprendre le contrôle sur la politique monétaire, ils pourraient considérablement réduire, voire éliminer les intérêts payés sur leur dette. Cela impliquerait de rendre la banque centrale dépendante des choix politiques, et non des marchés financiers.
Cependant, cette perspective est loin d’être acceptée par l’establishment financier. Pour eux, la monnaie est un sujet trop sérieux pour que la démocratie intervienne dans sa gestion. Cette position découle de l’idée que la monnaie, loin d’être un bien commun à gérer collectivement, doit rester entre les mains d’experts financiers. Pour ceux qui défendent cette vision, rendre la banque centrale indépendante des politiques permet de maintenir un certain ordre économique favorable aux marchés.
Mais pour les citoyens et les élus, cela signifie qu’ils n’ont aucun contrôle sur la manière dont l’État se finance. Le seul remède que les décideurs traditionnels connaissent face à la dette publique est la « saignée », une méthode moyenâgeuse qui consiste à imposer des coupes budgétaires drastiques. On l’a vu avec les objectifs de réduction du déficit public, où des plans d’austérité imposent chaque année plusieurs dizaines de milliards d’euros d’économies, retardant artificiellement le retour à des déficits maîtrisés. Michel Barnier, dans sa grande mansuétude, a accepté de décaler le retour sous les 3% de déficit de 2027 à 2029. Ce qui signifie simplement que les citoyens devront subir des coupes budgétaires, des réductions de dépenses publiques, et la non-revalorisation des budgets par rapport à l’inflation.
Pourtant, il existe des solutions alternatives. Par exemple, une augmentation progressive de l’impôt sur le revenu des plus riches pourrait générer 2 milliards d’euros supplémentaires, tandis que le rétablissement d’un impôt sur la fortune écologique pourrait rapporter entre 10 et 15 milliards d’euros. En outre, la révision de la fiscalité des revenus du capital, ainsi que la taxation des rachats d’actions, pourrait également contribuer à renflouer les caisses de l’État.
Les conséquences des coupes budgétaires sur les politiques environnementales
Les conséquences des coupes budgétaires dans les dépenses publiques sont préoccupantes, en particulier celles liées à la transition écologique. Par exemple, vont être supprimé 1,5 milliard d’euros de crédit du Fonds vert. Fond qui permet, entre autre, la réutilisation des biodéchets qui circule en ville pour que les agriculteurs utilisent moins d’engrais et moins d’intrants dans les produits agricoles. C’est aussi des crédits pour rénover les friches industrielles et donc éviter d’aller artificialiser de nouveaux sols, mais rénover ce qui peut l’être dans les espaces urbains.
Les mêmes coupes budgétaires s’appliquent sur les 1 milliard d’euros prévu pour la rénovation des bâtiments. Un marché s’est créé sur cette problématique avec des salariés qui se sont formés pour au final se voir retirer le soutien financier. L’enveloppe de 1,5 milliard d’euros dédiée au verdissement de la flotte de véhicules subit le même sort ce qui pourrait compromettre l’électrification des transports avec un message clair envoyé à l’industrie : l’accélération vers des véhicules électriques ou décarbonés n’est pas une priorité, ce qui freine l’innovation et le développement de solutions durables.
Ce catalogue des conséquences des coupes budgétaires est non exhaustif et pourrait être beaucoup plus long. Les mesures de soutien à l’agroécologie, essentielles pour encourager les agriculteurs à adopter des pratiques plus respectueuses de l’environnement, sont également menacées. Les paiements pour services environnementaux, qui incitent les agriculteurs à planter des haies et à développer la biodiversité, sont en danger.
Cette situation menace la reconstruction écologique, la création d’emplois et finalement notre capacité à bâtir l’économie du futur.
La nécessité d’une réforme fiscale
Il est impératif que les mouvements sociaux et les partis de gauche se réapproprient le débat sur la fiscalité et la gestion de la dette. En effet, une stratégie fiscale équitable et une politique de création monétaire orientée vers des investissements écologiques pourraient permettre de répondre aux urgences sociales et environnementales, tout en renversant la tendance actuelle de la politique d’austérité.
En appliquant une hausse d’imposition aux revenus supérieurs à 8 000 euros par mois, l’État pourrait récupérer environ 2 milliards d’euros supplémentaires. Cela montre à quel point un ajustement fiscal ciblé peut générer des recettes substantielles. La réintroduction d’un impôt de solidarité sur la fortune (ISF), cette fois avec une dimension écologique, associée à une « exit tax » pour prévenir la fuite des grandes fortunes, pourrait rapporter entre 10 et 15 milliards d’euros par an. La flat tax, soit le rétablissement d’une équité fiscale entre les revenus du capital et ceux du travail permettrait de récupérer 3 à 5 milliards d’euros.
La taxation des rachats d’actions, pourrait rapporter 2 milliards d’euros. Quand à l’élimination des niches fiscales brunes, notamment celles concernant les carburants et l’aviation, cela pourrait permettre de récupérer entre 15 et 20 milliards d’euros.
Cependant, même en mettant en œuvre toutes ces réformes, les recettes générées resteraient insuffisantes pour combler le déficit public actuel, qui s’élève à environ 150 milliards d’euros, tout en assurant les investissements nécessaires à la transition écologique. La Commission européenne a estimé qu’environ 100 à 150 milliards d’euros de dépenses publiques supplémentaires seraient nécessaires chaque année pour atteindre la neutralité carbone et soutenir la biodiversité et la santé publique. En somme, le déficit cumulé et les investissements supplémentaires laissent entrevoir un « gap de financement » de près de 300 milliards d’euros.
C’est pourquoi il faut élargir le débat, en particulier au sein des mouvements citoyens et à gauche, sur le rôle de la création monétaire. C’est un levier essentiel pour répondre à la question de la dette publique. Au-delà des recettes fiscales et des mesures d’investissement, la création monétaire pourrait financer la transition écologique et sociale.
Cet appel à une réflexion sur la création monétaire, couplée aux réformes fiscales proposées, souligne l’importance d’un débat économique plus global. Le défi financier de la transition écologique est colossal, et seule une approche holistique, intégrant justice fiscale, investissement public massif et réformes monétaires, pourra permettre de surmonter cette crise.
Pour une réforme de la politique monétaire
En 2023 et 2024, la Banque centrale européenne (BCE) a créé environ 300 milliards d’euros pour rémunérer les réserves bancaires. Cette situation découle de la hausse des taux d’intérêt de la BCE. Les banques, ayant emprunté à des taux proches de zéro pendant les années précédentes, ont ensuite déposé ces liquidités auprès de la BCE, qui, avec la remontée des taux, doit maintenant les rémunérer. Ne disposant pas de bénéfices suffisants, la BCE se retrouve à créer de la monnaie « ex nihilo », autrement dit à partir de rien, pour verser ces sommes astronomiques.
Ces 300 milliards d’euros, créés sans contrepartie, pourrait être utilisés pour financer la reconstruction écologique et sociale de l’Europe. C’est le paradoxe des politiques d’austérité qui visent à réduire les dépenses publiques, tandis que des sommes colossales affluent vers les marchés financiers.
Cette création monétaire pourrait être utilisée pour des projets bien plus ambitieux et essentiels à l’avenir de l’Europe. Comme par exemple l’annulation des 4 000 milliards d’euros de dette publique détenue par la BCE. Ce geste symbolique, réalisé dans le cadre d’un pacte entre les États et la BCE, permettrait de libérer des ressources massives pour financer des investissements écologiques à la hauteur des enjeux actuels.
L’annulation de cette dette serait, dans son esprit, un plan d’investissement gratuit : il relancerait l’économie, stimulerait la création de recettes fiscales, et mettrait un terme à des politiques de rigueur qui ne font qu’alimenter le sacrifice de secteurs essentiels. Alors que l’on nous demande des « économies de bouts de chandelle » dans les domaines publics cruciaux, l’argent continue de couler à flots vers les marchés financiers, sous couvert d’une gestion monétaire discrète et incontrôlée.
Plutôt que de laisser la création monétaire entre les mains des seules institutions financières, elle pourrait devenir un moteur puissant pour la transition écologique et sociale, redirigeant des ressources aujourd’hui mal utilisées au service de la collectivité.
Intervention de Nicolas Dufresne lors du Forum de la justice fiscale (05/10/24)
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