Même si le chemin jusqu’à l’instauration effective de l’IPF est encore long, ce vote revêt une dimension importante qui conforte le choix d’Attac de se saisir des séquences exceptionnelles sur la question du Budget - devenue névralgique - et de concentrer ses actions pour la mise en œuvre effective de nos revendications historiques. Ce vote confirme en effet que la justice fiscale est enfin devenue un enjeu politique et de société majeur.
Mais les opposants à cette proposition auront une nouvelle fois tenté de jouer sur les idées fausses et les peurs. La ministre chargée des comptes publics, Amélie de Montchalin, a ainsi déclaré que « ponctionner 25 milliards d’euros sur 2.000 contribuables » serait "confiscatoire" et allait se traduire par un mouvement de départs à l’étranger des contribuables concernés. Selon elle en effet, « la première conséquence est que ces 2.000 personnes vont quitter la France ». Elle critique également le fait que cet l’impôt plancher « taxe tout le patrimoine, y compris l’outil de travail ».
Si les arguments employés en opposition à l’IPF sont connus, ils méritent d’être rappelés et déconstruits car ils sont systématiquement utilisés de manière grossière et fallacieuse pour critiquer tout projet favorable à davantage de justice fiscale. Or, nul doute qu’ils seront à nouveau employés lorsque la proposition de loi (PPL) sera examinée par le Sénat. Nous avons donc un rôle de décryptage à jouer pour montrer le caractère infondé de ces critiques.
Quant au sens des votes exprimés au sein de l’Assemblée nationale, ils ne font que confirmer le clivage entre les partisans de la justice fiscale et ses opposants. Il est donc essentiel de soutenir cette proposition afin qu’elle soit réellement mise en œuvre.
Retour sur le dispositif voté
Rappelons que cet impôt plancher (IPF) vise à garantir que le total des impôts acquittés chaque année par les plus fortunés (l’impôt sur le revenu, l’impôt sur la fortune immobilière, la contribution sociale généralisée, la contribution au remboursement de la dette sociale et la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus) soit au moins égal à 2% de la valeur nette de leur patrimoine.
Avancer que l’on risque de « ponctionner » 15 à 25 milliards d’euros n’a donc pas de sens si l’on ne rapporte pas ce montant à la base d’imposition, autrement dit à la somme sur laquelle l’IPF serait calculé. Si peu de foyers fiscaux sont concernés (moins de 2000 !), précisons que les 15 à 25 milliards d’euros de rendement ne représentent que 2% de l’immense richesse que ces foyers ultrariches détiennent.
La proposition de loi vise ainsi à taxer l’ensemble du patrimoine, pas seulement les revenus. Dans son exposé des motifs, elle précise que, « notre système d’imposition est régressif pour les 0,1 % les plus riches : ces derniers paient, proportionnellement à leurs revenus, moins d’impôts que la moyenne des Françaises et des Français." Or, "ils savent structurer leur fortune pour qu’elle génère peu de revenus imposables." Un amendement vise par ailleurs à neutraliser l’éventuel exil fiscal des personnes concernées : il instaure ainsi une "exit tax", qui prévoit que, même après un départ, les personnes concernées par ce dispositif en restent redevables pendant 5 ans.
Cette contribution rapporterait entre 15 et 25 milliards d’euros de recettes par an, selon la rapporteure de la proposition de loi Eva Saas, qui cite une estimation de Gabriel Zucman. Actuellement, les milliardaires ne paient en réalité (chaque année) en moyenne que 0,2 % de leur patrimoine en impôts sur le revenu. Cette contribution viendrait compléter cet écart pour atteindre 2 %, soit une imposition supplémentaire de 1,8 % pour cette fraction de contribuables, ce qui permettrait de rééquilibrer le système fiscal.
L’IPF est un impôt « plancher » ; par définition, il vise à s’assurer que les milliardaires paient une contribution qui ne soit pas trop basse. Amélie de Montchalin a beau mettre en avant la ponction de 25 milliards d’euros (lesquels seraient fort utiles pour financer l’action publique), elle omet de préciser que cela ne représente que 2 % de la fortune des contribuables visés… On est très loin d’un impôt confiscatoire.
Qui a voté quoi au juste ?
Le vote de la proposition de loi (PPL) est le suivant : 116 voix « pour », 39 « contre » et 31 « abstentions ». Les député·es n’étaient donc pas tous présent.es au complet. Si cela est fréquent, cette participation est instructive. Manifestement, plusieurs député·es n’ont en effet pas souhaité afficher un vote « contre » la PPL. Il faut dire que la question de la justice fiscale est devenue un enjeu majeur. On peut aisément imaginer que certain·es aient choisi de ne pas être présent·es pour éviter à l’avenir d’avoir des comptes à rendre à leurs électeurs et électrices sur le fait d’avoir voté contre cette PPL.
Celle-ci a fait quasiment le plein des votes des député·es du Nouveau front populaire. Les député·es membres des groupes de droite issus des partis LR et macronistes ont voté contre la PPL. Enfin, les 28 député·es du RN qui étaient présent·es se sont abstenu·es. S’ils avaient voté « contre » la PPL, celle-ci aurait tout de même été adoptée. Il est donc faux d’affirmer que cette PPL a été adoptée "grâce à l’abstention du RN", comme l’affirme par exemple Le Monde. En effet, si le RN a prudemment choisi l’abstention, il a cependant fait alliance avec les député·es différents groupes de droite pour vider la PPL de sa substance.
L’IPF va-t-il imposer « l’outil de travail » ?
Dans ce débat, la question dite de « l’outil de travail » est essentielle. Les opposants à l’IPF font ainsi valoir que taxer le stock de capital serait anti-économique, voire anticonstitutionnel : pour eux, cela reviendrait à brider l’investissement et à opérer une confusion entre le patrimoine personnel et le patrimoine professionnel, ce dernier étant imposé distinctement.
Les promoteurs de l’IPF, parmi lesquels Gabriel Zucman [1], opposent toutefois une notion de « revenu économique dont disposent les ménages ultrariches » comme étant l’ensemble des revenus réalisés et contrôlés effectivement par le foyer fiscal. Défini de manière précise par l’Institut des politiques publiques, « Ce « revenu économique » est construit en ajoutant au revenu fiscal deux types de revenus non imposés à l’IR : les cotisations sociales non contributives d’une part, et les bénéfices des sociétés contrôlées par les foyers fiscaux d’autre part ».
La notion de « biens professionnels » doit cependant être précisée. Il ne s’agit en effet pas d’imposer les biens de type « camionnette » par exemple, nécessaires à l’exercice d’une profession industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale. Par construction, le seuil au-delà duquel l’IPF s’applique (100 millions d’euros de patrimoine net, c’est-à-dire une fois les dettes déduites notamment) exonère la quasi-totalité des contribuables et de leurs biens, personnels et professionnels. Cet impôt vise en réalité à imposer la fortune financière réellement détenue (et, dans la plupart des cas, héritée) par les ultrariches, notamment les titres de participations qu’ils détiennent avec leurs famille dans le cadre de « holdings » et dont ils et elles sont les uniques bénéficiaires. On est bien loin de la notion de "biens nécessaires à l’exploitation".
Les opposants à l’IPF ont proposé d’exonérer ce « revenu économique ». Un amendement a été déposé en ce sens : l’analyse de son vote révèle quels sont les véritables opposants à la taxation des ultrariches. Or, comme les député·es macronistes et des autres groupes de droite, le RN a voté pour cet amendement. Le RN pourra donc arguer qu’il s’est abstenu très opportunément sur l’ensemble de la PPL pour ne pas heurter une opinion largement favorable à la taxation des plus riches, dans un double jeu qui lui est désormais habituel, il aura en réalité mêlé ses voix à celles des autres groupes de droite pour vider l’IPF de sa substance. En effet, si les ultra-riches sont si riches, c’est parce qu’ils sont les principaux actionnaires des grandes entreprises. Ne plus prendre en compte cela serait revenu à vider de sa substance la PPL pour en faire une mesure purement symbolique. Cet amendement a heureusement été repoussé par 11 voix contre 72 et 2 abstentions.
Quelles sont les prochaines étapes ?
Pour être mis en œuvre, l’IPF doit être voté par le Sénat dans les mêmes termes. Vu la composition du Sénat, on peut tout voir à craindre de son vote mais la faible présence des députés macronistes et de droite lors du vote à l’Assemblée peut laisser espérer une bonne surprise au Sénat si les sénateurs de gauche se mobilisent davantage que les opposants à cette PPL. Pour Attac et les partisans de l’IPF, il faudra donc à nouveau agir et montrer en quoi cet IPF est légitime.
En effet, un récent rapport de Bercy montre le lien direct entre les envolées des revenus des ultrariches et le creusement des inégalités, et en moyenne, tous prélèvements compris, les Français·es payent 52 % de leurs revenus en impôts, alors que les milliardaires n’en payent que 27 % et ce, sans compter leur "revenu économique". La France est bel et bien un paradis fiscal pour les milliardaires, la question de mettre en place des dispositifs pour leur faire payer leur juste part d’impôt ne peut plus être repoussée.
Cela semble absurde, et j’ai été choqué la première fois que je l’ai compris, mais la France – il n'y a pas d'autre mot – est bien un paradis fiscal pour milliardaire
Explications détaillées 🧵
— Gabriel Zucman (@gabrielzucman.bsky.social) 7 février 2025 à 15:55
C’est pourquoi, loin de se contenter de ce projet, il faudra également montrer, arguments à l’appui, en quoi il est urgent de mettre en œuvre une bifurcation sociale et écologique qui s’appuie notamment sur une réelle progressivité du système fiscal, une lutte résolue contre l’évasion fiscale et, plus largement, un financement à la hauteur pour la protection sociale, les services publics, la redistribution, l’investissement dans cette bifurcation, etc.