Résumons ainsi la boucle infernale. La consommation supposant la production. Cette dernière nécessite donc des ressources, un travail souvent mal payé et exercé dans des conditions sociales très dégradées, puis un acheminement vers des lieux de consommation, laquelle génère des revenus pour les entreprises vendeuses et les plate-formes qui organisent ces ventes. Celles-ci exercent une très forte pression économiques et sociale et prélèvement également une partie du revenu des ménages, qui en viennent de plus en plus, faute de hausse de leur revenu, à recourir aux crédits à la consommation. Ces ventes génèrent un bénéfice qui n’est pas toujours imposé en France. Enfin, cette surconsommation entraîne gaspillage et déchets.
Le Black Friday illustre donc à lui seul les enjeux sociaux, écologiques et économiques. Nous verrons ici quels sont les différents impacts du Black Friday et, plus largement, de la surconsommation.
Empreinte carbone et désastre environnemental
L’empreinte globale de ce paroxysme de la consommation ne se résume pas au seuls gaz à effet de serre. Il faut en effet élargir la question de l’empreinte environnementale à l’ensemble du cycle de vie des biens, des réseaux, des équipements et des terminaux qui entrent en interaction, tout en tenant compte de l’ensemble des éléments (eau, énergie, etc) et de la durée de vie et du recyclage des biens consommés. Car ces millions de produits achetés ce week-end pour le Black Friday ont « un poids environnemental caché », méconnu des consommateurs. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) a calculé l’impact environnemental du cycle de vie des biens de consommation courante [1]. Ses conclusions sont édifiantes.
Informatique, électronique, électroménager et habillement comptent parmi les secteurs les plus prisés, de ce vendredi noir. L’Ademe a ainsi calculé que « la mode émettrait chaque année 1,2 milliard de tonnes de gaz à effet de serre ». L’impact environnemental est encore plus préoccupant si l’on tient compte de l’utilisation des ressources : selon l’Ademe, « 4 % de l’eau potable est utilisée pour produire nos vêtements ». Or, la production de vêtements a doublé dans le monde entre 2000 et 2014, alors que les deux tiers des Français déclarent avoir acheté au moins un vêtement jamais porté. En moyenne chaque personne possède 51 kg de vêtements. En poids carbone, « cela représente 1,3 tonne d’émission de CO2 ». Signalons également ici que, selon le programme environnemental de l’ONU, l’industrie de la mode génère à elle seule 10% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Si l’on regarde du côté des meubles, la situation n’est pas plus reluisante pour fabriquer les meubles vendus dans les grandes chaînes notamment, 7 milliards de grands arbres sont abattus chaque année. A ce rythme note l’Ademe, « la totalité des forêts tropicales aura disparu d’ici 50 ans ».
La montée en puissance du numérique dans les comportements est évidemment en question. Car dans cette période, la ruée vers les sites de commerce en ligne à l’occasion du Black Friday induit un bilan carbone très lourd. A elle seule, l’activité de stockage d’Amazon aurait généré 55,8 millions de tonnes de gaz à effet de serre en 2018, soit l’équivalent des émissions du Portugal.
Le e-commerce, dont le chiffre d’affaires a été multiplié par 10 en 15 ans, occupe donc une place toute particulière dans l’impact environnemental. Pendant le Black Friday, on atteint ainsi un pic de pollution en raison des livraisons : en période de Black Friday "2,5 millions de livraisons sont attendues par jour, soit dix fois plus que le nombre de colis livrés quotidiennement le reste de l’année à Paris." Une pollution qui vient s’ajouter à celles causées par les emballages. Des emballages qu’on retrouve notamment dans les commandes en livraison qui ajoutent un emballage à l’emballage originel du bien. On les retrouve dans tous les biens vendus en ligne. A titre d’exemple, au cours des trois dernières années, les commandes de jeux vidéo ont été multipliées par 5,2 pendant la semaine du Black Friday dans le monde, celles des autres jeux et jouets par 5 et celle du High-tech par 4. En moyenne les achats en ligne ont été multipliés par 3,3 lors de la Black Week sur les 3 dernières années [2]. Avec autant de ressources utilisées pour la production, de livraisons et d’emballages à la clef.
L’impact des réseaux de communication, des terminaux et des usages sur l’environnement est également en question. Le numérique représenterait aujourd’hui 3 à 4 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) dans le monde et 2,5 % de l’empreinte carbone nationale en France [3]. Cette part semble modeste comparativement à d’autres secteurs, mais elle s’accroît. Le rapport de la mission d’information sur l’empreinte environnementale du numérique du Sénat précise que les émissions en GES du numérique pourrait augmenter de manière significative si rien n’est fait pour en réduire l’empreinte : + 60 % d’ici à 2040, soit 6,7 % des émissions de GES nationales [4]. Le rapport précise également que la production des terminaux concentre 70 % de l’empreinte carbone du numérique en France. Autre exemple, les quelques grammes de minerais des puces de Smartphone nécessite une extraction de « 200 kg de matière ».
La livraison express des produits à domicile, indissociable du e-commerce, dite du « dernier kilomètre », est particulièrement néfaste. Selon Diane Scemama du DreamAct et du collectif Green Fridayselon, « Les camionnettes roulent à moitié à vide. Or, ce trafic de fret est responsable d’un quart de la pollution atmosphérique de nos villes ».
Les millions d’achats effectués durant ces trois jours ne seront pas le seul scandale écologique de la période. La publicité mise en place pour l’événement a un fort impact sur la planète, de l’impression des affiches, des étiquettes, à l’envoi massif d’e-mails pour annoncer les promotions. Sachant que, selon un rapport de l’Ademe en date de 2014, un mail d’un méga-octet (1 Mo) émet 15 g de CO2.
Car la surproduction se traduit également pas plus de gaspillage, de déchets et de rachats dus à la courte vie des biens. Pour l’ONU [5], seuls 20% des appareils jetés étaient réellement recyclés. Les déchets sont d’autant plus nombreux que l’obsolescence programmée favorise des achats plus fréquents. Selon l’Ademe, la durée de vie d’un smartphone est de 18 mois et celle d’un ordinateur de 2 à 5 ans. Les ménages peuvent être conduits à un rachat sous l’effet des stratégies marketing (particulièrement offensives pour les smartphones) mais aussi par l’absence de pièces détachées ou leur prix prohibitif permettant de réparer le matériel en panne. L’Ademe montre également que « Comme pour les lave-linge dont 80% sont dotés de cuves en plastique et de roulement à billes. Tant est si bien qu’ils tombent en panne au bout de 2 000 à 2 500 cycles de lavage. Réparer est bien souvent plus cher que d’en racheter un autre ». Greenpeace a montré que, entre 1992 et 2002, la durée de vie des biens a raccourci de moitié. Et pour Pierre Galio, chef du service consommation et prévention de l’Ademe, si la durée de vie moyenne des télévisions en France passait de huit ans à neuf ans, le gain environnemental s’élèverait à 1,7 million de tonnes de CO2 : « On éviterait les émissions d’une ville de la taille de Lyon ». L’obsolescence programmée est une stratégie qui, à l’instar des abonnements, force à l’achat régulier de biens de consommation courante et aggrave par conséquent le bilan environnemental de la société de surconsommation.
Revenus, conditions de travail et endettement : l’impact social
L’impact social est lui aussi multiple. De nombreux produits sont fabriqués par des gens mal payés, dont les conditions de travail sont particulièrement dégradées et les droits sociaux souvent ignorés. Ce sont les raisons pour lesquels les marques ont la capacité de faire du moins 70%.
L’impact social dans les pays de consommation est également une réalité, plus perverse à appréhender, mais bien réelle. Cet impact se vérifie dans les suppressions d’emplois dans le secteur commercial traditionnel. Le président de la Confédération des commerçants de France Francis Palombi signale notamment que les sites des plateformes sont considérés par la loi comme des "entrepôts logistiques" et ne sont donc pas soumis aux contraintes des commerces qui ont pignon sur rue. Une étude publiée par l’ONG « Les amis de la terre » a révélé que, en 9 ans, 81 000 emplois ont été supprimés dans les petits commerces des centres-villes français [6].
Les consommateurs aussi sont visés. Les stratégies de publicité et de marketing agressives et la « modération salariale » ont en effet un impact rarement évoqué sur le revenu disponible des ménages. A titre d’exemple, selon la Banque de France, entre juin 2015 et juin 2022, le montant des crédits à la consommation passait de 148,2 à 197,9 milliards d’euros (le montant total des comptes débiteurs étant ainsi passé dans la période de 7,6 à 9,9 milliards d’euros) [7]. Le contexte inflationniste devrait accélérer cette tendance : selon l’Association française des sociétés financières (AFSF), entre janvier et mars 2022, le marché des crédits à la consommation a connu une hausse des nouveaux crédits de +7,7 % par rapport à mars 2021 et +17,2 % par rapport à mars 2019, soit avant la crise [8]. Le crédit renouvelable par exemple est en hausse de 13,9 % entre début 2021 et début 2022. Cette évolution nourrit les profits des institutions financières
L’augmentation du recours à ce type de crédit n’est pas nouveau, selon Sandra Hoibian du Crédoc. « Il est en hausse depuis les années 2000 et s’est accéléré depuis 2015 avec les taux bas pratiqués ». le crédit à la consommation continue à offrir des marges élevées. Selon le HCSF :« Dans le crédit conso (...) nous sommes sur des maturités courtes avec des taux plus élevés. L’activité reste très rentable. » La concurrence est vive ce marché, dont les banques captent la majorité des volumes sur les établissements spécialisés. Si tout n’est pas dû au Black Friday, cette hausse est révélatrice d’une part, de la trop faible évolution des revenus, notamment des salaires et des pensions de retraite et, d’autre part, de la pression à la surconsommation.
Concurrence déloyale, évasion fiscale : l’impact économique
Produits à bas coûts, ces biens sont ensuite revendus avec une marge confortable, même une fois la ristourne déduite. Pour les commerçants établis en France, la concurrence agressive est dévastatrice : « Nous ne dégageons pas suffisamment de marge pour assurer de telles promotions, nous n’avons pas le même modèle économique » selon Francis Palombi, le président de la Confédération des commerçants de France pour qui « le Black Friday a fortement diminué l’impact des soldes » et qui dénonce « des distorsions de concurrence inadmissibles en matière fiscale et juridique » de la part des plateformes d’e-commerce comme Amazon.
Impossible en effet de ne pas évoquer dans l’impact économique celui du contournement de l’impôt réalisé notamment par les grandes plate-formes de ventes en ligne, Amazon en tête. Ainsi que les rapport d’Attac de 2019 et 2020 l’ont montré, Dans un rapport publié en 2019 [9], nous avions estimé qu’Amazon dissimule 57% de son chiffre d’affaires réalisé en France, ce qui lui permet de déplacer une grande partie de ses bénéfices vers l’étranger. Cette estimation n’a jamais été contestée par l’entreprise. Plus grave, malgré un chiffre d’affaires en hausse (9 milliards d’euros pour la seule France en 2021), Amazon a réussi l’exploit de payer zéro euro d’impôt sur les sociétés dans toute l’Union Européenne en 2020 et 2021 – malgré des ventes dopées par les confinements – et cela grâce notamment à sa filiale luxembourgeoise. Cette évasion fiscale massive a bien sûr des impacts négatifs sur les recettes fiscales des États où est présent Amazon. Elle renforce également la position prédominante d’Amazon vis-à-vis de ses concurrents, comme les commerces de proximité, qui paient en proportion de leur activité davantage d’impôts.
De plus, comme nous l’avons montré dans une note en décembre 2020 [10], Amazon et les autres acteurs du e-commerce (Cdiscount, eBay, Wish…) profitent d’une fraude massive à la taxe sur la valeur ajoutée qui renforce la concurrence déloyale vis-à-vis des petits commerces qui acquittent la TVA et doivent donc la répercuter sur leurs prix de vente.
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Rarement le Black Friday n’aura été aussi révélateur d’un système aux effets sociaux, écologiques et écologiques aussi néfastes et désormais largement démontrés.