Tout cela est désormais clair, et les psalmodies pour retarder le plus possible les détails du projet n’empêchent pas la population de s’inquiéter.
Avec raison, car Édouard Philippe a répété mot pour mot la déclaration du président de la République lors de sa conférence de presse du 25 avril 2010, qui avait asséné : « On doit regarder notre société par rapport à nos voisins. On travaille moins par rapport à la vie entière et par rapport à l’année ». La seule manière d’équilibrer les comptes sociaux est donc, aux yeux du gouvernement, 1) de programmer la baisse relative des pensions par rapport à la richesse produite, voire leur baisse absolue, et 2) d’allonger la durée du travail sur la vie active.
Emmanuel Macron, Édouard Philippe et le Haut Commissaire à la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye, ont beau jurer leurs grands dieux qu’ils ne modifieront pas l’âge légal de 62 ans où l’on peut faire valoir ses droits à la retraite, ils ont fini par avouer que ce qui se tramait depuis plusieurs mois serait mis en œuvre : la fixation d’un « âge-pivot » ou « âge d’équilibre », sans doute de 64 ans, peut-être plus si le Medef met la pression, avant lequel une décote importante serait appliquée pour « inciter les gens à travailler plus longtemps ». Avec comme seul argument : nous travaillons moins que nos voisins. Cet argument relève du bobard, ou, plus exactement, de la fausse information, de la fake news, comme on dit aujourd’hui.
1. Comment mesurer la durée du travail ?
À la semaine
La durée légale de travail hebdomadaire des salariés est fixée en France à 35 heures, mais la durée effective est supérieure à ce seuil et est comparable à celle dans les pays voisins : 36,3 heures, voire souvent plus élevée qu’ailleurs.
À l’année
Mesurée à l’année, la durée du travail n’est pas en France la plus faible d’Europe. Elle est même plus élevée que celle en Allemagne et au Danemark. Les écarts tiennent à plusieurs facteurs, dont la durée de travail à temps complet et le temps partiel.
On peut mettre en regard la durée du travail avec le taux d’emploi (population active occupée/population en âge travailler) et le taux d’activité (population active/population en âge de travailler). En France, le taux d’emploi est de 65,6 % et le taux d’activité est de 71,8 % ; la situation est caractérisée par une durée du travail hebdomadaire assez élevée, un faible taux d’emploi et un plus faible taux du temps partiel qu’ailleurs mais dont la durée de celui-ci est en moyenne plus longue. Pour prendre un autre exemple plus extrême, en Grèce, le taux d’emploi est de 55,6 % et le taux d’activité est de 68,3 %, avec une durée du travail très élevée. [1]
Évolution du temps de travail annuel (en heures par travailleur) [2]
Durée annuelle du travail en 2017 (en heures par travailleur) [3]
Au sein de l’Union européenne :
- Allemagne : 1356
- Belgique : 1545
- Danemark : 1408
- Espagne : 1687
- Finlande : 1556
- France : 1526
- Grèce : 1956
- Italie : 1723
- Luxembourg : 1518
- Pays-Bas : 1433
- Portugal : 1727
- Royaume-Uni : 1543
- OCDE : 1746
Dans l’ensemble des pays de l’OCDE
Et sur toute la vie active
Sur ce plan-là aussi, la France se situe autour de la moyenne européenne. Ci-dessous la carte européenne du nombre moyen d’années de vie active.
2. Comment forcer les travailleurs à travailler davantage ?
Le gouvernement tournait autour du pot depuis quelques mois. Plusieurs ministres avaient lancé des ballons-sondes pour tester l’opinion. Les uns parlaient ouvertement de retarder l’âge légal de la retraite fixé, depuis la réforme de Hollande, à 62 ans. D’autres insinuaient qu’il serait possible d’instaurer un âge-pivot en dessous duquel on pourrait partir en retraite mais pas à taux plein. Et les plus triviaux suggéraient d’augmenter décote et surcote pour inciter à rester au travail le plus tard possible.
Comme si cela ne suffisait pas, Mme Agnès Buzyn, docteure en médecine de son état, se préoccupe de la santé des personnes âgées et du risque de la grande dépendance, problèmes pour lesquels il conviendrait de travailler davantage. Quant au Haut-Commissaire à la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye, il ne savait comment faire pour éteindre le feu.
Retraites en moins et/ou temps de travail en plus
Le président a tranché : « il faut travailler plus longtemps puisque l’espérance de vie augmente ». Il ne sait peut-être pas que, en France, l’augmentation de l’espérance de vie s’est considérablement ralentie depuis quelques années, au point de stagner, de même que l’espérance de vie en bonne santé. Mais surtout, le président « promet » une baisse inéluctable des pensions à cause des deux mécanismes impitoyables présentés plus haut : le système à points, prenant la totalité de la carrière comme base de l’accumulation de points, et la décote qui sera imposée pour inciter à travailler au-delà de l’âge légal. Quel que soit son habillage, âge-pivot ou augmentation de la durée de cotisation, l’augmentation de la durée du travail aura des conséquences sur le travail et les pensions, d’autant plus marquées pour certaines catégories (femmes, jeunes entrés tardivement dans l’emploi). Cette proposition est soutenue par le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, qui demande une « grosse décote » (France Inter, 30 avril 2019).
Des leurres pour compenser
Le gouvernement a promis que, en 2020 et 2021, les pensions en dessous de 2000 € par mois seront indexées sur les prix. Or, la sous-indexation de 0,3 % a, semble-t-il, été censurée par le Conseil constitutionnel pour l’an prochain [6]. De toute façon, quid dans la tête du gouvernement pour les années suivantes ? Cet embrouillamini montre bien que les pensions sont traitées comme des variables d’ajustement des dépenses publiques et sociales.
Quant à la proposition de ne pas verser de pension inférieure à 1000 € par mois à quelqu’un qui a travaillé toute sa vie, elle reviendrait à lui verser un montant qui le placerait juste en dessous du seuil de pauvreté et à peine au-dessus du minimum contributif majoré du régime général augmenté du complément de l’Arrco.
Au final, vouloir augmenter le temps de travail alors que le pays connaît encore 3,6 millions de chômeurs de catégorie A, auxquels s’ajoutent plus de deux millions supplémentaires en incluant les autres catégories, relève de l’inconscience ou du cynisme. D’autant plus que rien n’est fait pour interdire aux employeurs d’imposer le travail à temps partiel et pour permettre à toute personne à temps partiel de passer à temps complet. Le gouvernement sent bien que son projet passe si mal dans la population qu’il annonce présenter un projet de loi à l’automne sur la retraite par points, mais que l’« âge d’équilibre » et l’augmentation de la durée de cotisation seraient renvoyées à la loi de financement de la Sécurité sociale : dissocier pour mieux régner.
Le président Macron a si peu de considération pour les travailleurs et les « gens d’en bas » qu’il les condamne au travail sans fin et mal payé. Et si on met en relation sa posture sur le temps de travail avec la vacuité de ses propositions sur l’écologie, on mesure à quel point l’alliance du social et de l’écologie n’est pas dans l’agenda du gouvernement, sans même parler de celui du patronat. En effet, la diminution du travail pourrait être associée à de nouvelles activités pour assurer la transition écologique et contribuer à endiguer le chômage [7]. La réduction du temps de travail est pourtant la seule piste cohérente lorsque la croissance économique est condamnée à plus ou moins long terme. Non seulement elle est efficace contre le chômage, mais elle accroît les rentrées de cotisations sociales avec l’emploi. Il faut dire que la condition est de réduire considérablement les inégalités de revenus.
Au contraire, l’acte II de la pièce de Macron ressemblera au premier : pression sur les travailleurs et ruissellement du bas vers le haut. Sa réforme des retraites s’inscrit dans le sillage des précédentes et de la loi El Khomri sous le précédent quinquennat et des ordonnances Pénicaud sous celui-ci, qui ont réduit les droits des travailleurs et affaibli un peu plus les travailleurs et leurs syndicats face au patronat. Cette réforme exprime un choix en faveur des classes supérieures, habillé par un appel à la responsabilité individuelle (« chacun doit prendre sa part ») et auréolé d’un discours affirmant la promotion du choix de chacun… pendant que toutes les normes sociales disparaissent peu à peu [8].
Le flux
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