Du grec « Krisis », la crise, en français, est avant tout une rupture, une discontinuité qui peut ouvrir sur de nouvelles opportunités. L’épidémie actuelle répond parfaitement à cette définition et elle porte en elle les germes des pires et des plus souhaitables évolutions possibles.
La situation chinoise nous montre à quel point une situation d’urgence peut être utilisée pour accentuer le contrôle de la population. Des milliers d’internautes chinois ont ainsi été exclus des réseaux sociaux pour « propagation de fausses nouvelles » et toute la population est aujourd’hui tracée par des applications sur mobile qui partagent avec la police, les sociétés de transport et même les centres commerciaux, l’état de votre risque sanitaire et le détail de vos derniers déplacements. En Europe nous n’en sommes pas là, mais, sans parler des nombreuses atteintes aux libertés fondamentales dues aux obligations de confinement, il est clair que les gouvernements en place tentent d’utiliser la focalisation des médias et du public sur le coronavirus pour reprendre la main sur les opinions et le contrôle du calendrier. Mais si ces mesures coercitives sont acceptées par les populations pendant le pic de l’épidémie, il est fort probable qu’un mécontentement populaire s’exprimera fortement une fois celle-ci passée. En Chine, les très nombreux messages de soutien au docteur Li Wenliang, le premier lanceur d’alerte à Wuhan, ou les cris de colère face à la vice-première ministre chinoise Sun Chunlan en visite dans la ville en témoignent !
Par son ampleur, et parce qu’elle a d’abord touché la Chine, cette épidémie permet de mettre le doigt sur les points faibles de la mondialisation néolibérale. Des secteurs stratégiques, comme l’industrie pharmaceutique, délocalisent depuis des années des pans entiers de leur appareil productif. Aujourd’hui, en pleine crise sanitaire l’Union européenne (UE) réalise que des médicaments de base sont en passe de manquer à cause de la paralysie de l’industrie chinoise. L’industrie du numérique est également touchée de plein fouet. Mais les dégâts ne se limitent pas à ces secteurs. Les grandes entreprises du secteur de l’automobile, de l’aéronautique ou de la robotique ont développé des chaînes de production qui s’étendent sur toute la planète et qui peuvent se gripper au moindre problème. Le Brexit avait déjà posé une alerte, obligeant plusieurs grands groupes à revoir leurs politiques d’implantation d’usines, et le coronavirus pourrait représenter la crise de trop pour de nombreuses multinationales.
Mais la mondialisation ne concerne pas que l’industrie et de nombreux secteurs vont être durablement impactés par cette épidémie. Le tourisme, en plein boom, en est un des premiers. Il représente aujourd’hui 10% du PIB et 10% de l’emploi au niveau mondial, en se concentrant sur un nombre limité de lieux et de prestations. En France, le premier site visité est Disneyland Paris, bien devant la tour Eiffel ou le Louvre, et au niveau mondial le secteur des croisières connaît une forte croissance, avec des paquebots toujours plus grands, mais aussi premiers témoins de la maladie. Dernier élément, et non des moindres, la mondialisation financière qui montre également sa fragilité. Les bourses du monde entier ont commencé à chuter dès le mois de février, puis ont plongé le 9 mars à la suite de la très forte baisse des cours du pétrole. Si, à l’heure où ce texte a été écrit il n’est pas possible de prévoir l’ampleur des événements à venir, le coronavirus pourrait être le déclencheur d’une crise économique et financière de grande ampleur par la conjonction, sans pareil, d’éléments de très forte fragilité.
L’épidémie montre les points faibles de la mondialisation néolibérale, mais permet aussi de mettre en avant ce que pourraient en être les alternatives. L’histoire regorge de moments où des événements imprévus, des guerres, des chocs politiques ou des mouvements sociaux ont accéléré des processus en cours ou permis des bascules imprévisibles. Tout récemment la grève des transports en Île-de-France a permis à des dizaines de milliers de personnes de découvrir les usages du vélo en ville, et les derniers chiffres montrent que ce mouvement perdure. Sans commune mesure, la Seconde Guerre mondiale et les années qui l’ont suivie ont jeté les bases de ce l’on a appelé l’État providence. Aux États-Unis, l’impôt progressif mis en place pendant le New Deal par l’administration Roosevelt s’est durci avec un taux maximal de 80 à 90%, en place jusque dans les années 1980. En France, le système de retraite précédemment basé sur des fonds de capitalisation s’est effondré pendant la guerre. C’est ainsi que le système de retraite par répartition a été mis en place à la libération.
Plus généralement, dans tous les pays développés, un taux élevé de prélèvement obligatoire nécessaire à la reconstruction a été pérennisé pour mettre en place des systèmes de redistribution et de couverture sociale. Un choc planétaire comme l’épidémie de coronavirus pourrait initier ou accélérer des transformations nécessaires. La pénurie de médicaments a amené les institutions européennes, ces dernières semaines, à réfléchir à une relocalisation de certaines chaînes de production pour assurer une sécurité sanitaire sur le continent. Cette initiative pourrait être élargie à d’autres secteurs, la production agroalimentaire, par exemple, pour répondre à la revendication historique de « souveraineté alimentaire » défendue par les paysans de la Confédération paysanne et de la Via Campesina. Au niveau industriel, la baisse des prix de machines à commandes numériques a permis un timide mouvement de relocalisation de certaines productions. Les chaînes mondiales mises en place par les multinationales pour leurs productions industrielles viennent de révéler leur fragilité, il serait temps de donner la priorité à une relocalisation qui bénéficierait à l’emploi comme à l’environnement.
La crise du coronavirus a également montré qu’en cas de nécessité, des mesures « radicales » pouvaient être mises en place. C’est le cas de la fixation des prix ou la réquisition pour des produits qui connaissaient des phénomènes spéculatifs, comme le gel hydroalcoolique ou les masques de protection. Il est déjà évident que l’UE - devant la crise économique qui s’annonce - va exonérer les pays membres des obligations budgétaires fixées par le traité de Maastricht. Ce qui est possible, et juste, face aux conséquences de l’épidémie devrait être mis en place de la même manière pour d’autres questions toutes aussi importantes, comme la croissance des inégalités, le traitement inhumain des migrants, la crise climatique ou l’effondrement de la biodiversité. La NASA a diffusé des images de la Chine avant et pendant l’épidémie, qui montrent une quasi-disparition de la pollution en quelques jours. Il ne s’agit évidemment pas de confiner sur le long terme toutes les populations, mais ces images montrent la réversibilité de phénomènes si des mesures fortes sont prises.
La crise sanitaire mondiale nous indique des alternatives potentielles. Mais, à l’évidence, elles ne seront mises en œuvre que si elles sont portées par des mouvements sociaux et un rapport de force à construire pour changer le système. Ce sera tout l’enjeu des mois et années qui viennent !