Anne Marchand est docteure en histoire et en sociologie. Elle a consacré sa thèse aux cancers d’origine professionnelle. Elle travaille plus particulièrement sur les liens entre santé, travail et environnement et sur les dynamiques de construction de la connaissance ou de l’ignorance.
Zoé Rollin est docteure en sociologie et maîtresse de conférences à l’Université de Paris et chercheuse au CERLIS ; co-auteure de Sociologie du cancer (avec B. Derbez), aux éditions La Découverte (collection Repères).
Elles coordonnent toutes les deux le GISCOP 93, groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis, qui poursuit trois missions essentielles : contribuer à documenter les activités exposées aux cancérogènes au travail, documenter et accompagner la déclaration en maladie professionnelle et participer à prévenir les expositions professionnelles (prévention primaire et secondaire).
Propos recueillis par Julien Rivoire.
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Attac : Que sait-on aujourd’hui des liens entre le Covid et les inégalités sociales et de santé ?
Zoé Rollin : Précisons d’abord que les données dont nous disposons sont partielles, et qu’il est complexe de réfléchir à chaud sur un phénomène en train de se dérouler.
Cependant, nous savons que les formes graves de la maladie touchent davantage pour l’instant les personnes fragiles, les personnes âgées. Pour autant, des personnes concernées par d’autres variables sont également touchées par des formes graves mais dans des proportions moindres.
La première inégalité en présence est très probablement celle qui oppose les confiné·es et les non confiné·es du fait des possibilités ou non de télétravail. Les non confiné·es sont aussi les plus exposé·es au risque de contracter la maladie. À l’exception des médecins, l’immense majorité des non confiné·es correspondent à des catégories de la population qui sont déjà massivement concerné·es par les inégalités sociales : travailleurs·euses pauvres, précaires, métiers faiblement rémunérés etc…
Le confinement exacerbe aussi les inégalités sociales entre les confiné·es eux-mêmes. Les catégories de la population les plus pauvres sont confinées dans des espaces exigus. Les échappatoires existantes auparavant telles que les sorties régulières des jeunes sont rendues impossibles par l’exigence du confinement. Se nichent aussi des inégalités de sexe et de genre. Les femmes sont souvent mises en difficulté dans le cadre du confinement : elles sont soumises à une augmentation du travail domestique, déjà inégalement réparti avant la pandémie, alors même qu’une partie d’entre elles sont en télé-travail. Les femmes sont aussi concernées par l’augmentation des violences conjugales dans un contexte où le domicile peut devenir le théâtre de violences accrues.
Attac : Plusieurs témoignages laissent à penser que les quartiers populaires connaissent une sur-mortalité. En 2003 déjà, lors de la canicule, de fortes inégalités entre territoires ont été constatées, la Seine St Denis, département le plus pauvre de France étant l’un des plus touchés. Tu l’as dit, il est trop tôt pour tirer des conclusions définitives sur l’impact du Covid-19, mais quelles sont les hypothèses expliquant cette sur-exposition aux risques d’un département comme celui de la Seine-Saint-Denis ?
Zoé Rollin : Au-delà de mon métier, je vis et travaille en Seine-Saint-Denis depuis plus de dix ans. C’est donc d’abord en tant que chercheuse mais aussi par mes expériences d’habitante que je m’exprimerai ici. Non pas pour dire que la situation est forcément pire en Seine-Saint-Denis qu’ailleurs car il faudra plus de recul pour le dire, mais pour rappeler que la situation est alarmante et s’inscrit très largement dans une forte continuité. Disons clairement que rappeler les inégalités n’est pas là pour dresser un tableau misérabiliste de la Seine-Saint-Denis mais parce que la constatation des inégalités est une première étape pour penser ces questions. Et effectivement, comme c’est justement dit dans une tribune des élus Seine-Saint-Denis [1], des inégalités territoriales et sociales se croisent.
Ce qu’il se passe en Seine-Saint-Denis n’est pas uniquement conjoncturel et lié à la situation du COVID-19. Celui-ci ne fait que révéler et amplifier des inégalités beaucoup plus anciennes et beaucoup plus transverses. Comme le montre le rapport d’information n°1014 réalisé par le comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques déposé à l’Assemblée Nationale le 31 mai 2018, le département de la Seine-Saint-Denis connait de multiples difficultés.
Rappelons un élément important sur le plan démographique, d’abord : la Seine-Saint-Denis est un département fortement et densément peuplé qui rassemble une population jeune (43,4% ont moins de 32 ans contre 36,2% pour la moyenne métropolitaine).
Selon ce rapport, c’est aussi le seul département en métropole qui concentre tous les types de difficultés, je n’en citerai que certaines :
- Sur le plan économique, ses habitants détiennent le plus faible niveau de vie, et près de 3 habitant·es sur 10 se situent en-dessous du seuil de pauvreté. Le taux de chômage est le plus haut d’Île-de-France.
- La jeunesse est particulièrement touchée : 1 jeune sur 5 n’est en situation ni d’emploi ni d’études. Sur le plan éducatif, le rapport fait le constat des faibles résultats des politiques éducatives prioritaires. Globalement, la sous-dotation du département en service public est pointée.
- Enfin, j’ajouterai que le département est aussi victime d’un élément moins facilement quantifiable : la stigmatisation. Et là-dessus, le coronavirus n’aura pas fait défaut non plus : depuis quelques jours, les articles stigmatisant les sorties des séquano-dionysiens (habitant·es de Seine-Saint-Denis) aux logements exigus ont fleuri, ayant, comme d’habitude fait l’objet d’un opprobre public.
Cette stigmatisation occulte complètement que la Seine-Saint-Denis est avant tout un territoire qui concentre des initiatives solidaires de toutes parts que bien des médias dominants ne mettent pas en avant, c’est dommage.
Pour revenir à ce rapport, celui-ci est relativement inédit car c’est la première fois dans l’histoire parlementaire qu’une mission d’évaluation est réalisée sur un territoire donné. Suite à ce rapport, 5 maires de Seine-Saint-Denis ont déposé un recours contre l’État sur la base de la rupture d’égalité, en septembre 2019.
En même temps, centré sur les missions régaliennes telles que la sécurité et la justice, il traite aussi de la question éducative, mais pas du tout des enjeux de santé publique.
Ces constats, bien connus, constituent bien entendu un terreau propice à l’aggravation des difficultés dans le contexte du coronavirus. Ils constituent un accélérateur des difficultés dans le cadre du confinement. En effet, il n’y a pas surmortalité mais un nombre de malades plus importants du fait des conditions de vie des personnes : c’est-à-dire les conditions de travail et les conditions de logement, qui favorisent les contaminations. Et sans pouvoir le documenter à l’heure actuelle, on comprend bien en quoi ces éléments pourront jouer le rôle d’un accélérateur des inégalités au sortir de la crise du coronavirus si des mesures de soutien majeur ne sont pas mises en œuvre.
D’autre part, la Seine-Saint-Denis, particulièrement sous-dotée en équipements publics, est un espace d’observation sur ce que vivent les personnes les moins dotées sur l’ensemble du territoire national. En effet, en Seine-Saint-Denis, on trouve une surreprésentation de personnes ouvrières et employées : avec 57,1% d’ouvrier·ères ou d’employé·es dans sa population active, il reste le département d’Île-de-France qui compte le plus d’employés et d’ouvriers (contre 42% en moyenne en Île-de-France). La Seine-Saint-Denis est le département où les cadres et les professions intermédiaires sont les moins représentés.
Or, la démographie de la Seine-Saint-Denis est en lien étroit avec les inégalités de sociales de santé. En effet, les questions de santé peuvent être très bien éclairées par la connaissance des inégalités sociales. Même devant la mort, l’égalité n’est pas présente. Six ans de différence d’espérance de vie séparent encore aujourd’hui les cadres et les ouvriers. Non seulement, les ouvrier·ères et les employé·es vivent moins longtemps que les autres, mais iels sont aussi exposé·es plus précocement à des incapacités. Si on prend l’exemple des cancers : le risque de décéder d’un cancer est 2,5 fois plus élevé pour les personnes au niveau d’études le plus bas, comparativement aux niveaux d’étude les plus élevés. Ces différentiels de mortalité sont particulièrement marqués chez les hommes et ont tendance à s’accroître au fil du temps.
Attac : Ces inégalités dans l’espérance de vie et dans l’état de santé sont donc en grande partie liée au travail effectué, mais ce n’est pas forcément le facteur le plus mis en avant me semble-t-il dans les politiques de prévention ?
Anne Marchand : L’activité professionnelle est en effet un puissant facteur d’inégalités sociales face à la santé et à la mort, le plus souvent sous-estimé. On parle souvent et à raison des effets du chômage, de la privation de travail, sur la santé. Mais le travail n’est pas toujours la santé. Il l’est de moins en moins avec la généralisation des organisations du travail pathogènes. Le récent procès visant les responsables de France Telecom suite aux multiples cas de salarié·es poussés au suicide dans cette entreprise, en est un exemple emblématique : je rappelle le motif de la condamnation : iels ont été reconnus coupables par les juges de harcèlement moral institutionnel. Cette souffrance au travail est à l’œuvre dans de nombreuses entreprises et les services publics ne sont pas en reste, comme l’augmentation du nombre de suicides à la Poste, à la Sncf, aux Douanes, chez les policiers, dans les professions de santé, en témoigne : je vous renvoie à une initiative qui rend visible cette situation, la carte interactive des suicides au travail sur le site de Solidaires.
Ce qu’on sait moins, et pour rester sur le thème des cancers, c’est que près de 10% des salarié·es sont exposé·es à des cancérogènes dans le cadre de leur travail. Derrière cette donnée générale, il ne s’agit pas de tou·tes les salarié·es, mais très majoritairement d’ouvrier·ères, de salarié·es de la maintenance, de l’entretien, d’intérimaires, de sous-traitants, de jeunes aussi, près d’un quart des jeunes en apprentissage ! Au-delà de l’amiante et de la silice, dont on parle le plus, iels sont exposé·es à des solvants chlorés, à des huiles de coupe, à du chrome 6, aux gaz d’échappement, au travail de nuit posté (un facteur reconnu cancérogène par le Centre International de Recherche sur le Cancer), aux fumées de soudage, à de nombreux composants issus des processus de production…
Et pourtant, lorsque la maladie survient, on évoque le tabagisme si la personne fumait, son hygiène de vie, son stress, le hasard ou la faute à pas de chance. Dans le cadre du dispositif du Giscop93, j’ai pu accompagner près de 200 salarié·es ou ancien·nes salarié·es atteint·es d’un cancer broncho pulmonaire et leurs proches dans leurs démarches pour accéder au droit à réparation en maladie professionnelle. C’est une réelle épreuve pour ces personnes : parvenir à prouver que leur activité professionnelle, 20 à 40 ans en arrière, peut être l’un des facteurs à l’origine de leur cancer.
Majoritairement ouvrier·ère ou employé·e dans notre enquête, iels ont le plus souvent été diagnostiqué·es tardivement, parce que leur médecin n’a pas su ou pas voulu les questionner sur leur activité professionnelle : savoir que M. X travaille dans le BTP ou encore dans une activité exposante aurait pu inciter le médecin à prescrire un scanner comme forme de dépistage précoce face à une personne à risque, mais la question n’a le plus souvent pas été posée. La plupart de ces salarié·es, sans le dispositif du Giscop93 et plus généralement sans l’action d’associations de défense de victimes du travail, n’auraient jamais fait de démarche de déclaration en maladie professionnelle, par ignorance du droit, des démarches à effectuer, parce que la maladie les en empêche, mais aussi parce qu’iels leur faut entrer en confrontation avec la représentation dominante du cancer, celle d’une maladie liée au comportements dits individuels.
Que nous disent les campagnes de santé publique ? Qu’il ne faut pas boire d’alcool ni fumer, manger sainement, bouger beaucoup. Elles minorent ce qui est pourtant central dans la vie des individus, le travail et ses impacts sur la santé, et sont orientées vers les comportements dits individuels, tendant à responsabiliser, pour ne pas dire culpabiliser les individus.
Ce qui est d’ailleurs encore le cas aujourd’hui, face au Covid-19 : je renvoie aux paroles du préfet de police de Paris, Didier Lallement : « Ceux qui sont aujourd’hui hospitalisés, ceux qu’on trouve dans les réanimations, ce sont ceux qui, au début du confinement ne l’ont pas respecté. Il y a une corrélation très simple. » Il s’est excusé depuis. L’ironie tragique de l’histoire, c’est qu’au sein de ses propres effectifs, selon Mediapart, 175 agents de la préfecture de police de Paris étaient déjà contaminés début avril et, sur tout le territoire près de 500 policiers et 240 gendarmes étaient atteints du Covid-19, dans l’exercice de leurs fonctions. C’est également caractéristique de ces discours que l’on commence à entendre sur une prétendue résistance culturelle des Français à porter un masque alors que, jusqu’à présent, les discours officiels se moquaient de celles et ceux qui cherchaient à s’en procurer, en fait pour masquer la pénurie et la gestion catastrophique des stocks de masque - je renvoie à l’enquête de Mediapart sur le sujet -, et qu’il s’agit maintenant de toutes et tous coudre nos propres masques !
Attac : Si on revient sur la situation sanitaire d’aujourd’hui, face au covid-19, il existe une inégalité criante, entre celles et ceux qui peuvent être confiné·es (en arrêt ou en télétravail) et celles et ceux qui ne peuvent pas s’arrêter de travailler, qui doivent se rendre au travail, prenant le risque chaque fois d’être contaminé·e ou de contaminer des gens. Qui sont-ils, combien sont-ils ? Qu’en sait-on pour l’instant ?
Anne Marchand : C’est un peu tôt pour avoir des données exactes et peut-être ne les aura-t-on jamais. Ce qu’on sait, et je m’appuie ici sur un récent rapport de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques de Sciences Po Paris), publié le 30 mars dernier, c’est que le télétravail dont on parle à longueur d’antenne est le fait d’une minorité de travailleuses et travailleurs.
Les deux schémas ci-dessous, empruntés à ce rapport, sont plus éloquents qu’une série de chiffres. Le premier montre combien d’emplois sont concernés par le télétravail et combien d’emplois ne peuvent pas l’être. En orange pour quelle catégorie de population le télétravail est effectivement possible : c’est bien net même si sans réelle surprise.
Le second l’illustre un peu autrement, en montrant quelles catégories sont représentées dans le télétravail.
On voit ici l’absence des catégories ouvrières et employés sans qualification, artisans, agriculteurs. Mais cela dit aussi toutes celles et tous ceux dont ne parle pas ou très peu lorsqu’on évoque la période comme étant celle du confinement.
Une enquête réalisée pour France info évoque comme chiffres que seuls 20% de la population active est en télétravail (et plus de la moitié d’entre eux évoquent les difficultés liées à l’irruption de l’activité professionnelle dans l’espace privé et confiné), 25% de la population active se rend à son travail, celles et ceux qui doivent travailler sont donc largement majoritaires, si l’on ajoute les personnes réduites à l’inactivité par la fermeture de leur entreprise.
L’un des effets de cette pandémie, c’est la mise en relative visibilité de ces catégories de salariés sur lesquelles repose notre possibilité de confinement : les soignant·es certes, mais aussi les éboueurs, les femmes de ménage, les auxiliaires de vie, les blanchisseuses des textiles souillés des hôpitaux, les facteurs·trices, les caissières, les livreurs·euses, les travailleurs·euses des entrepôts de la grande distribution, les saisonnier·es et les ouvriers·ères agricoles, les maraîchers, les égoutiers et d’autres encore.
Ce sont elles et eux qui prennent aujourd’hui le plus de risques de contracter le virus. Mais aussi celui de contaminer leurs proches. Je suis frappée à ce propos d’entendre les témoignages de soignant·es, d’auxiliaires de vie ou de caissières, qui disent avoir l’angoisse de contaminer leurs proches, j’ai entendu récemment qu’une infirmière se serait tranchée la gorge parce qu’elle ne supportait pas l’idée d’avoir contaminé son mari : on retrouve cette angoisse chez de nombreux·euses salarié·es, en dehors de ce contexte particulier, je pense par exemple aux sous-traitants qui interviennent dans la maintenance des centrales nucléaires, qui risquent contamination et irradiation et craignent de porter atteinte à la santé de leurs proches ou encore aux ouvriers agricoles qui sont exposés aux pesticides et savent qu’ils transportent le risque à la maison.
Je suis aussi frappée de ce recours à l’imagerie du héros, qui va avec celle de la guerre : elle ne date pas d’hier, elle est fréquemment utilisée dans l’histoire du travail pour faire passer la pilule, pensons notamment aux gueules noires, aux mineurs qui ont payé très cher le développement de l’industrialisation, victimes des coups de grisou, de la silicose et de cancers qui surviennent encore aujourd’hui, des années après la fermeture des derniers puits de mines en France. Transformer en héros des travailleurs qui risquent leur peau pour travailler, c’est une façon de transformer leur maladie ou leur décès en honneur de la France… C’est indécent ! Derrière les chiffres qui nous sont servis tous les soirs sur le Covid 19, il y a des femmes et des hommes dont les vies sont fauchées, parce qu’il faudrait maintenir des activités dites « vitales », mais qui a décidé ce qui était vital et ce qui ne l’était pas ? Et qui est responsable de la pénurie des équipements de protection ?
Ces travailleurs·euses, ce sont déjà celles et ceux qui hors de ce contexte pandémique sont habituellement exposé·es dans leur travail, aux charges lourdes, aux gestes répétitifs, aux cadences, aux substances toxiques. Le risque infectieux du moment s’ajoute aux autres risques, à effets plus différés. Zoé a évoqué précédemment l’espérance de vie en bonne santé qui est largement amputée. Une étude sur les égoutiers de la ville de Paris, a montré un excès de mortalité toutes causes confondues, de 25%, mais 86% pour les maladies infectieuses ; et encore, cet excès a été calculé sur la base d’une comparaison avec les indicateurs de la population de… Seine-Saint-Denis !
Ce contexte agit donc véritablement comme un révélateur d’inégalités face au travail, il les exacerbe, il met en lumière la division sociale et sexuelle du travail mais aussi celle des risques au travail. Il interroge aussi notre capacité à accepter cette situation, à penser qu’il est normal de tomber malade du travail, voire d’en mourir, à banaliser ce phénomène. Dans ce moment particulier mais aussi en général.
Attac : au-delà du travail, comment peut-on expliquer ces inégalités sociales de santé ? On a tendance à penser que les facteurs biologiques priment pour expliquer l’espérance de vie, vous montrez que le social ne doit pas être écarté pour comprendre, et donc pour construire des réponses, des politiques publiques...
Zoé Rollin : Intuitivement, on peut effectivement penser que le social n’entretient aucun lien avec la santé, puisque les différences observées ne seraient que le produit de différences biologiques. Et pourtant, ceci n’est pas juste et la sociologie de la santé a beaucoup œuvré pour le démontrer. On parle d’inégalités sociales de santé pour désigner les relations entretenues entre la catégorie sociale d’un individu et son état de santé. Cette notion se fonde sur l’idée que les différences de santé ne sont pas seulement explicables par des éléments biologiques mais également par des facteurs sociaux. Comme le disait Blane en 2005, « les expériences sociales passées s’inscrivent dans la physiologie et la pathologie du corps. Le social est littéralement incorporé [2] ». Pour expliquer le poids du social dans la construction et l’entretien des inégalités sociales de santé, il faut distinguer plusieurs niveaux.
D’abord un niveau collectif et structurel : ici, ce sont des déterminants collectifs de santé. Comme Anne l’a montré, la question est par exemple de se demander à quoi est exposé chaque travailleur dans son activité professionnelle et quels toxiques professionnels sont autorisés sur le territoire. Nous sommes dans une situation où la majorité des toxiques professionnels ne sont pas interdits : la contamination est donc simplement encadrée (si on est intoxiqué, alors on pourra, dans certaines conditions, être indemnisé).
Ces déterminants s’observent notamment à un niveau territorial : ici, on parle de la structure du territoire : quelles activités professionnelles sont présentes ? y-a-t-il des surfaces agricoles traitées aux pesticides ? y-a-t-il des usines polluantes ? les services de santé sont-ils présents en nombre ? Par exemple, selon l’Observatoire régional de la santé, en Seine-Saint-Denis, le taux d’équipement départemental en court séjour, en soins de suite et de réadaptation et en soins de longue durée est plus faible que les moyennes régionale et métropolitaine. Le taux d’équipement en matériel lourd est également globalement inférieur aux moyennes régionales et nationale. La Seine-Saint-Denis n’est pas la seule à connaître ce type d’offre insuffisante, c’est le cas également des régions rurales du pays.
Mais l’accès aux soins ne fait pas tout : par exemple, sur le cancer, un des motifs les plus importants de surmortalité est le dépistage tardif. Pour l’expliquer, là aussi, le recours à des explications sociologiques est nécessaire. Le rapport au corps est souvent différencié selon les milieux sociaux. Au-delà de ce qu’a pu dire Anne sur la dépendance des personnes à leur médecin pour se faire prescrire des scanners dans les milieux ouvriers par exemple, il est habituel de ressentir des douleurs dans son corps, et il est aussi fréquent de patienter avant de consulter (« de ne pas s’écouter » comme on dit) contrairement, à des milieux sociaux plus dotés où la consultation se fait en amont de la souffrance. On oppose souvent un rapport préventif plutôt que curatif dans le recours aux soins. Typiquement, le dépistage pour être efficace doit être réalisé avant apparition des symptômes. Par ailleurs, au-delà du recours aux soins, ce sont aussi les interactions entre soignant·es et soigné·es qui expliquent partiellement ces écarts : les travaux existants montrent que la qualité de l’information médicale délivrée aux personnes de milieux sociaux dominants est plus précise, plus juste.
Ces déterminants s’observent également à un niveau individuel. Les comportements individuels sont plus ou moins protecteurs ou exposants. Par exemple, le fameux 5 fruits et légumes par jour, le fait de fumer, etc. Certes, ces comportements se jouent à l’échelle individuelle et sont protecteurs. Pour autant, sont-ils déconnectés des processus sociaux ? Absolument pas et ce pour deux raisons principales. L’accès aux produits alimentaires de qualité a un coût. L’accès à des produits frais, sans pesticides est loin d’être garanti aux populations les plus pauvres du territoire. Chacun de nous entretient un rapport culturel et donc social à ces comportements : depuis notre plus tendre enfance, on est socialisés à développer un rapport spécifique à la nourriture, on est insérés dans des groupes sociaux dans lesquels on est incités à fumer ou non. L’espace professionnel en fait partie : fumer pour tenir, ou prendre des psychotropes, plusieurs études ont montré le lien entre travail dangereux ou cadences infernales et consommation de tabac, d’alcool ou autres.
Tous ces éléments concourent au fait que le rapport au corps et à la santé est profondément modelé par le milieu social dans lequel on a grandi et on évolue.
Attac : Que faire ? Quelles politiques mettent en œuvre pour un rapport plus égalitaire à la santé ?
Zoé Rollin : À court terme, et à une échelle microsociale, être solidaires, s’aider entre voisins, dans le respect du confinement me semble pertinent.
À une échelle plus macro, et à plus long terme, le système de santé a besoin de moyens. Et pour qu’il soit juste, il doit être financé correctement. Il faut donc supprimer le financement basé sur la tarification à l’activité (T2A) et les appels d’offre et à projet, et revenir à des financements plus classiques, basés sur des enveloppes globales et pérennes (dotation globale). La priorité est d’enlever du stress et de la perte de temps aux soignants qui mobilisent une partie de leur temps à rentrer des chiffres dans des tableurs Excel au lieu d’apporter des soins [3]. Il n’est toutefois pas possible d’isoler la question de la santé du reste des politiques publiques. Aujourd’hui, c’est tout le secteur public qui pâtit de vagues de réformes successives qui ont tendance à l’affaiblir et à insécuriser ses bases fondamentales.
Il me semble prioritaire de restaurer un droit du travail protecteur, d’assurer une protection maximale aux travailleur·ses et aux demandeur·ses d’emploi, d’éviter toutes les formes de précarité qui nuisent au travail et aux travailleur·ses, de considérer l’ensemble du service public comme un patrimoine essentiel à la continuité de nos vies (et non comme des dépenses ou des charges).
En effet, le service public de santé, d’éducation etc. sont à la source de la continuité de la vie. Adopter une perspective de transition vers une économie soutenable, c’est remettre au centre les activités qui permettent aux humains de continuer à vivre dignement, et donc de financer, largement, et sans conditions, ces activités de service public.
Anne Marchand : On parle du jour d’après, pour reprendre la pétition lancée par plusieurs organisations dont Attac, mais qu’en est-il pour maintenant : catastrophe humanitaire, sans abris, réfugiés, gens du voyage, mineurs isolés, précaires…je viens de lire par exemple un appel du collectif « La chapelle en lutte » qui constate que l’eau des robinets publics a été coupée à plusieurs points de Paris dans les fontaines, les robinets, les bornes publiques et dans d’autres villes, et qui dénonce cette situation d’hygiène catastrophique. Et puisque nous avons beaucoup parlé du cancer, je pense aussi à toutes les personnes qui sont condamnées à l’interruption de leur traitement et au report de leurs opérations durant cette crise qui embolise les hôpitaux
Pour « après », comme le revendiquent plusieurs organisations, il faut effectivement revenir aux services d’intérêt collectif, aux services publics, les situer hors de la sphère marchande et lucrative. Il est nécessaire de repenser un service public de la santé, avec une large part accordée à la prévention ou au principe de précaution, de relocaliser notre industrie pharmaceutique, de sortir la recherche des traitements et la production de médicaments des logiques du marché, de ne pas succomber à la tentation de remplacer les médecins par l’intelligence artificielle. Il nous faut en parallèle refonder notre système de protection sociale sérieusement mis à mal depuis des décennies, je rappelle que cette épidémie survient au moment où devait se voter une loi sur les retraites, après les loi travail et sur l’assurance chômage.
Refonder un système de protection sociale, c’est s’inspirer du programme des Jours heureux mis au point en 1944 par le Conseil National de la Résistance, qui repose sur l’idée qu’il n’y a pas de liberté sans protection, qu’il n’y a pas d’égalité sans solidarité et qui promeut l’entraide entre les actifs et les retraités, les malades et les bien-portants, entre les générations.
Si on ne refonde pas cette sécurité sociale, il y aura toujours des milliers de personnes condamnées à prendre des risques éhontés pour survivre : je pense aux livreurs des plateformes mais aussi à tous ces intérimaires qui vont remplacer les salariés des entrepôts d’Amazon ayant exercé leur droit de retrait pour danger grave et imminent : à toutes celles et ceux qui n’ont d’autres choix que de partir travailler pour se nourrir, « la trouille au ventre » pour reprendre les termes d’une intérimaire d’Amazon, au péril de leur santé et parfois de leur vie, faute d’une protection sociale suffisante.
Enfin, la question de l’indemnisation des préjudices, pour celles et ceux qui ont contracté la maladie ou qui en sont décédés, est une question importante. Se saisit-on du droit à réparation en accident du travail ou en maladie professionnelle, revendique-t-on un fonds d’indemnisation comme le demandent par exemple l’avocat Jean-Paul Teissonnière et des associations de victimes de l’amiante ? A ce propos, il faudra parvenir à documenter ce qu’a signifié travailler durant cette épidémie, je signale donc le lancement d’une grande enquête nationale sur les conditions de travail pendant le confinement, développée par les militant(e)s CGT de la DARES et de la DREES, accessible à ce lien.
Pour finir, il s’agit de repenser finalité du travail, de mettre à plat l’utilité collective de certaines activités.