Le Covid a montré que le marché n’est pas la solution à une crise mondiale. Il est désormais temps que des pays comme la Grande-Bretagne en prennent acte.
Vendredi dernier, à quelques jours du début de son 12e sommet, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a annoncé que sa réunion la plus importante de l’année ne pourrait avoir lieu. Devant la propagation alarmante du variant Omicron, le pays hôte de l’OMC, la Suisse, a fermé ses frontières avec l’Afrique subsaharienne et introduit des mesures de quarantaine pour les visiteurs en provenance de Belgique, d’Israël et de Hong Kong, où des cas ont été détectés, rendant impossible le voyage de nombreuses délégations ministérielles. Le sommet, considéré comme décisif pour cette institution en crise, est désormais reporté à une date indéterminée.
L’ironie, qui n’a pas échappé à de nombreux délégués d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, est que les règles du commerce mondial encadrées par l’OMC sont en fait au cœur de la terrible situation dans laquelle le monde se trouve actuellement.
Il y a plus d’un an, l’Inde et l’Afrique du Sud ont demandé à l’OMC de suspendre une partie d’un accord relatif à la propriété intellectuelle connu sous le nom d’ADPIC, qui permet aux sociétés pharmaceutiques de faire main basse sur les connaissances médicales. Bien que de nombreux vaccins et traitements contre le Covid-19 aient été financés par les deniers publics, les ADPIC, imaginés par un ancien cadre des grandes entreprises pharmaceutiques, signifient en réalité que les médicaments qui en sont issus deviennent la propriété très rentable d’une poignée des plus grandes entreprises du monde.
La proposition de l’Inde et de l’Afrique du Sud est soutenue par la quasi-totalité des gouvernements du Sud. Ils sont également soutenus, d’une manière quelque peu timide, par les États-Unis et une poignée de pays riches, qui sont au moins prêts à admettre la nécessité d’une action radicale face aux niveaux effarants des disparités en matière de couverture vaccinale.
Mais la proposition est bloquée par la Grande-Bretagne, la Suisse et l’UE, qui défendent les grandes entreprises pharmaceutiques et refusent de reconnaître la nécessité d’un quelconque changement. Ces gouvernements ont réussi à accaparer la plus grande partie des doses de vaccins, disponibles en quantités limitées, ont ainsi atteint des taux de vaccination parmi les plus élevés au monde et jettent maintenant des centaines de milliers de doses à la poubelle. Il n’est pas étonnant que les pays qui luttent encore pour vacciner leurs travailleurs de première ligne ne soient pas d’humeur à se faire dire « il n’y a vraiment pas de problème, attendez encore un peu ».
Le variant Omicron est le résultat inévitable de la stratégie européenne. Les experts avertissent depuis des mois que le fait de ne pas vacciner la majeure partie du monde est le meilleur moyen d’assurer la propagation de nouveaux variants potentiellement dangereux du Covid-19, dont certains pourraient compromettre jusqu’aux vaccins que nous avons conçus. C’est en ce sens très concret qu’on peut affirmer qu’aucun·e de nous n’est protégé·e tant que nous ne le sommes pas tou·tes.
Mais l’OMC est au cœur d’un système marchand qui stipule que rien ne doit entraver le « marché ». Un marché sans entrave est tout ce dont nous avons besoin, comme le veut le dogme, pour fournir de la nourriture aux affamés et des médicaments aux malades.
La crise du Covid-19 est la preuve que cette idée est fallacieuse. Elle nous a prouvé que le marché ne peut pas être la solution à une telle crise. En réalité, le marché a fait en sorte que les riches et les puissants obtiennent plusieurs fois ce dont ils ont besoin, tandis que les plus pauvres ne reçoivent quasiment rien. Pendant ce temps, deux médicaments à eux seuls - les vaccins Pfizer et Moderna - rapportent 1 000 dollars (749 livres sterling) de bénéfices par seconde aux entreprises qui les fabriquent.
La Grande-Bretagne et les autres pays qui se sont opposés à la levée des brevets retiendront-ils la leçon cette fois-ci ? Le suspense n’est pas à son comble. Si la réunion de l’OMC avait eu lieu, ces pays auraient, en fait, prôné une « solution » tout à fait distincte à la pandémie de Covid-19 : davantage de libéralisation des échanges et encore plus de libertés marchandes. Les mesures qu’ils soutiennent comprennent la limitation des interdictions d’exportation, l’abaissement des droits de douane, la promotion de la libéralisation et de la privatisation des services, ainsi que la réduction de la marge de manœuvre dont disposent les pays pour répondre à cette pandémie ou à d’autres, en empêchant les pays du Sud de développer leurs propres industries pharmaceutiques.
Lorsque les règles du jeu ont échoué à ce point, les pays ont besoin de plus de marge de manœuvre, pas de moins. Et si personne ne prétend que les interdictions d’exportation sont la solution à une pandémie, dans un contexte où les pays riches tentent de s’emparer des vaccins de pays dont le niveau de protection est beaucoup plus faible, elles peuvent malheureusement se révéler nécessaires. Il suffit de demander à l’Afrique du Sud, faiblement vaccinée, qui a été contrainte d’exporter des doses Johnson & Johnson vers une Europe fortement vaccinée. Ou encore l’Inde, qui a envoyé des millions de doses AstraZeneca en Grande-Bretagne alors qu’elle était elle-même confrontée à une recrudescence spectaculaire des cas.
Si nous voulons surmonter la crise du Covid-19 et mieux préparer la prochaine pandémie, nous devons partager le savoir-faire sur lequel reposent les médicaments essentiels et donner des moyens à la recherche, développer les ressources en matière de développement du vaccin et étendre les capacités industrielles de fabrication dans le monde entier, hors du contrôle des grandes entreprises pharmaceutiques. L’OMS tente de lancer un tel projet en Afrique du Sud, en rétro-concevant le vaccin de Moderna afin de pouvoir le partager avec le monde entier. Loin d’aider ces efforts, les règles de l’OMC constituent un obstacle majeur.
Quels que soient les domaines, qu’il s’agisse du Covid-19 ou de la politique agricole, les règles de l’OMC ont ôté aux gouvernements la capacité de protéger leurs citoyen·nes, étiré les chaînes d’approvisionnement jusqu’au point de rupture et affaibli les petits producteurs.
Pour beaucoup, la légitimité de l’OMC a disparu il y a longtemps. Mais l’incapacité à adopter une levée des ADPIC au cours des 12 derniers mois est la goutte d’eau qui fait déborder le vase aux yeux de nombreux gouvernements africains, asiatiques et latino-américains. Si l’OMC ne parvient pas à se réformer, ils devront simplement commencer à faire les choses différemment.
Les prochaines étapes sont claires. L’OMC n’a pas besoin d’une réunion physique pour reconnaître l’échec désastreux que représente le fait de confier la gestion d’une pandémie au marché mondial. Vendredi, le président des États-Unis, Joe Biden, s’est à nouveau prononcé en faveur d’une levée des droits de propriété intellectuelle, bien que de manière plus limitée que ce que l’Afrique du Sud et l’Inde souhaiteraient. Plus tôt dans la journée, la Norvège, précédemment opposée à la proposition, a déclaré qu’elle s’orientait vers un soutien.
Il est temps pour les fondamentalistes du libre-échange comme la Grande-Bretagne de céder la place. S’ils ne le font pas, le temps de l’OMC pourrait enfin être révolu.