Le faux dilemme entre protectionnisme et libre-échange

mercredi 28 mai 2025, par Luciana Ghiotto

La politique douanière du second mandat de Donald Trump à la présidence des États-Unis constitue une reconfiguration du commerce mondial et pose de sérieux défis aux mouvements luttant contre les accords de libre-échange dans le monde entier.

Analyse par Luciana Ghiotto, chercheuse au Transnational Institute (TNI) et membre d’Attac Argentine.

Le second gouvernement de Donald Trump semble avoir modifié l’échiquier du commerce mondial. L’administration trumpiste a mis l’accent sur le libre-échange, qu’elle considère comme une pratique ayant nui à l’hégémonie des États-Unis en créant des déséquilibres commerciaux avec ses partenaires (notamment la Chine). Dans cette perspective, des droits de douane élevés pourraient aider à retrouver une partie de la puissance industrielle et économique perdue avec la mondialisation. « Le plus beau mot du dictionnaire est "tarif douanier" », déclarait Trump en 2024, et depuis son entrée en fonction en janvier, nous avons compris qu’il n’exagérait pas.

Dans cet article, nous proposons d’examiner les politiques tarifaires de Trump sous un angle critique, dépassant les interprétations dominantes qui les présentent comme une rupture radicale avec l’ordre économique mondial antérieur. Notre recherche s’articule autour de trois objectifs fondamentaux. Premièrement, développer une analyse rigoureuse sur la nature, la portée et l’historicité des transformations générées par les politiques tarifaires trumpistes, en les situant dans la trajectoire plus large des relations entre État et capital dans le capitalisme contemporain.

Deuxièmement, problématiser de manière critique la conception dominante du « libre-échange », en interrogeant si les politiques protectionnistes actuelles représentent une véritable rupture avec le paradigme libre-échangiste ou si elles constituent plutôt une reconfiguration des mécanismes d’accumulation au sein de la même logique systémique. Troisièmement, examiner les implications de ces transformations pour les mouvements sociaux qui ont articulé leurs stratégies autour de la critique du libre-échange au cours des trois dernières décennies, en évaluant les défis que ce nouveau scénario pose à leurs cadres interprétatifs et pratiques politiques.

Nous soutenons qu’une lecture critique de l’époque actuelle est essentielle pour repenser les stratégies des mouvements sociaux, notamment en ce qui concerne leur relation avec les États-nations et les formes de construction de solidarités transnationales efficaces. Les transformations en cours exigent de reconsidérer à la fois les acteurs politiques porteurs des résistances et les échelles auxquelles celles-ci doivent s’articuler pour affronter un système dont les contradictions se manifestent simultanément à plusieurs niveaux.

Ruptures et continuités dans le modèle économique américain

Les politiques protectionnistes de Trump ne sont pas une anomalie historique, mais un retour à des stratégies fondamentales dans la construction des États-Unis en tant que puissance industrielle. Contrairement au récit libéral dominant, ce pays a développé son économie sous un protectionnisme intense au XIXe siècle, avec des droits de douane dépassant 40 % jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Loin de représenter une « déviation » du libre-échange, ces mesures étaient un outil pour gérer les asymétries de pouvoir économique, permettant aux puissances émergentes d’accumuler des capacités industrielles avant de rivaliser à l’échelle mondiale. La Grande Dépression de 1930 a intensifié le protectionnisme avec la loi Smoot-Hawley, qui a porté les tarifs douaniers à des niveaux historiques. Cette crise fut plus qu’une récession économique : une crise organique du capitalisme où le protectionnisme a servi de mécanisme d’urgence pour contenir le cataclysme dans les frontières nationales et faciliter la restructuration des relations capital-travail.

Le New Deal de Roosevelt a instauré une intervention étatique massive, avec des investissements dans les infrastructures, des subventions industrielles et une régulation financière, tandis que la Seconde Guerre mondiale a justifié une planification économique centralisée consolidant le complexe militaro-industriel américain. Après la guerre, le capital américain s’est internationalisé, lentement mais sûrement. La reconstruction de l’Europe et son processus d’intégration régionale avec la nouvelle Communauté européenne ont favorisé l’augmentation des investissements directs étrangers sur ce territoire. Dans le même temps, les premières maquiladoras ont été créées au Mexique avec des capitaux américains, lorsque le gouvernement mexicain a mis en œuvre le Programme d’industrialisation frontalière en 1965. En 1970, on comptait déjà 132 maquiladoras le long de la frontière avec les États-Unis.

Parallèlement, durant ces années, les protestations syndicales se sont multipliées dans les pays industrialisés (avec des événements comme Mai 68 en France ou l’Automne chaud italien), exprimant l’insubordination ouvrière face aux exigences du capital et contribuant à la chute du taux de profit au début des années 1970. À cela s’ajoutent les luttes en Amérique latine, comme le Cordobazo argentin, les grèves de la région ABC au Brésil ou le massacre estudiantin de Tlatelolco, tous dans le contexte de la révolution cubaine comme horizon de changement systémique.

La libéralisation commerciale s’est intensifiée avec le Cycle de Kennedy du GATT (1964-1967), incluant non seulement des tarifs douaniers mais aussi des barrières non tarifaires, élargissant le cadre réglementaire pour répondre aux besoins d’un capital devenant progressivement transnational. Cette trajectoire a culminé avec le Cycle d’Uruguay (1986-1994) et la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a radicalement étendu la portée régulatoire à des domaines comme la propriété intellectuelle, les investissements étrangers, les services et les marchés publics.

Dans ce processus, les États-Unis ont été l’architecte principal, poussant à la libéralisation dans les secteurs où leurs entreprises avaient des avantages (services, propriété intellectuelle, finance) tout en préservant des protections dans des domaines sensibles (agriculture, textile, acier). Cette stratégie duale – « faites ce que je dis, pas ce que je fais » – a permis au pays de se positionner en défenseur du libre-échange tout en maintenant des éléments protectionnistes dans sa politique intérieure, comme des subventions déguisées, des marchés publics discriminatoires et des mesures antidumping.

Naviguant cette dualité, les États-Unis se sont imposés comme le principal promoteur du discours et de la pratique du libre-échange à l’échelle mondiale. Les différents gouvernements ont utilisé leur influence diplomatique, économique et militaire pour pousser à la libéralisation dans les secteurs où leurs entreprises conservaient des avantages compétitifs. La transformation du GATT en OMC et l’expansion qualitative du cadre réglementaire qui en a découlé répondaient fondamentalement à cet agenda porté par les États-Unis et leurs multinationales, cherchant des instruments juridiques plus forts pour garantir des conditions favorables à leur pénétration dans de nouveaux marchés.

La mondialisation comme restructuration qualitative

Dans cette lignée, les années 1990 n’ont pas marqué la « naissance » de la mondialisation, mais une nouvelle configuration des relations entre États-nations et marché mondial, caractérisée par l’expansion géographique des relations capitalistes, l’augmentation des investissements directs étrangers et l’intégration de nouveaux territoires dans les circuits globaux d’accumulation. Cette période n’a pas représenté une rupture absolue avec le passé, mais une reconfiguration des rapports sociaux capitalistes en réponse aux contradictions des États-providence keynésiens.

L’effondrement soviétique et l’ouverture de la Chine ont offert au capital l’accès à des territoires immenses avec une main-d’œuvre bon marché, de nouveaux marchés et des ressources stratégiques. Ces espaces présentaient de multiples avantages : d’énormes réserves de travail discipliné et peu coûteux, des marchés potentiels pour écouler produits et services, des opportunités d’investissements en infrastructures et un accès à des ressources naturelles stratégiques. Les capitaux américains ont répondu à ces transformations en déployant des stratégies d’implantation dans ces nouveaux territoires intégrés au marché global. En Chine, ils ont principalement pris la forme d’investissements productifs directs dans des secteurs manufacturiers intensifs en main-d’œuvre, installant des usines dans les Zones économiques spéciales.

Cette expansion géographique des entreprises américaines (et européennes) a impliqué une transformation qualitative dans l’organisation du capitalisme global. Elle a facilité la formation d’un réseau productif transnational approfondissant le processus de délocalisation industrielle initié dans les années 1960. Les chaînes globales de valeur sont devenues la forme organisationnelle dominante, permettant aux firmes transnationales de fragmenter les processus productifs et de les répartir sur plusieurs territoires pour maximiser les avantages comparatifs de chacun.

Ce processus économique s’est reflété dans un cadre juridique spécifique, une nouvelle « architecture juridique de l’impunité » pour les entreprises, selon Juan Hernández Zubizarreta. Cette architecture, composée d’un ensemble d’institutions et de traités internationaux, a généré une asymétrie normative articulée autour d’une idée centrale : protéger à tout prix les intérêts des multinationales via un ordre juridique international fondé sur les règles du commerce et de l’investissement.

Une lex mercatoria s’est ainsi constituée, composée de milliers de normes : contrats d’exploitation et de commercialisation, traités commerciaux bilatéraux et régionaux, accords de protection des investissements, politiques d’ajustement et prêts conditionnés, sentences arbitrales, etc. Un droit dur (hard law), coercitif et punitif, protégeant fermement les intérêts des entreprises. À cela s’est ajoutée la création, en 1995, de l’OMC, institution incarnant les objectifs du libre-marché et les érigeant en règles pour tous les États.

En définitive, la mondialisation n’est pas seulement déterminée par l’intégration économique (bien que centrale), ni par les innovations technologiques (essentielles à l’internationalisation), ni par le nouveau cadre juridique (clé pour sécuriser la propriété privée). Tout cela définit la mondialisation, marquant une phase spécifique de la lutte entre capital et travail où le capital a cherché à recomposer sa domination face aux luttes ouvrières des années 1960 qui avaient renchéri le coût du travail et réduit les profits.

De plus, toutes les économies restées semi-fermées après-guerre, durant l’ère des États-providence, ont été connectées au marché global. Il n’y aurait plus de place pour des économies nationales autonomes, mais seulement la loi du marché. La mondialisation représente donc une stratégie offensive du capital pour échapper aux contraintes nationales et discipliner la classe ouvrière via la menace constante de délocalisation et de précarisation. La mobilité globale du capital et la dérégulation financière caractéristiques de cette étape ne sont que l’expression de la crise de la domination capitaliste traditionnelle et de sa tentative désespérée de restaurer la rentabilité.

Trump contre le libre-échange ?

La politique économique de l’administration Trump a marqué une rupture significative avec le consensus bipartisan « mondialisateur » et libre-échangiste dominant la politique américaine depuis quatre décennies. Ce « néo-protectionnisme » représente une forme explicite d’intervention étatique défendant sélectivement les entreprises situées aux États-Unis face à la concurrence étrangère. Cela révèle la vraie nature du projet économique trumpiste : non pas un rejet du néolibéralisme ou du libre-échange en soi, mais une reconfiguration des relations entre État, corporations et marché mondial, développant un nationalisme économique à fort impact électoral.

Les partis démocrate et républicain ont toujours été alignés dans leur soutien aux politiques de libre-échange, depuis l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) sous le président Clinton jusqu’au Partenariat transpacifique (TPP) sous le président Obama. Trump a rompu avec cette tradition, qualifiant l’ALENA de « pire accord de l’histoire » et forçant sa renégociation entre 2017 et 2018. Il faut reconnaître que Trump n’avait pas tout à fait tort : l’ALENA a réduit les emplois dans des secteurs industriels clés aux États-Unis, notamment dans la « Rust Belt ». On estime des pertes d’environ 700 000 emplois américains directement liées à l’accord. Ce phénomène illustre les contradictions inhérentes à l’internationalisation du capital, où la promesse de prospérité généralisée a buté contre la réalité d’une redistribution inégale des coûts et bénéfices.

Durant son premier mandat, Trump a intensifié son offensive contre les institutions du libre-échange. En 2017, il a boycotté l’Organe de règlement des différends de l’OMC et retiré les États-Unis du TPP. Il a aussi imposé des droits de douane à la Chine, au Mexique, au Canada et à l’UE, lançant une guerre commerciale avec Pékin dès 2018. Le démocrate Joe Biden n’a pas modifié ces tarifs, mais les a maintenus et approfondis via des initiatives comme la loi sur la Réduction de l’inflation, la loi sur les puces électroniques (CHIPS Act) et des politiques d’achat américain (Buy American), consolidant une nouvelle approche protectionniste bipartisane.

Le protectionnisme de Trump réactive une forme explicite d’intervention étatique en faveur d’entreprises administrativement situées aux États-Unis, les protégeant de la concurrence internationale. Littéralement, les tarifs douaniers agissent comme une carapace, un bouclier pour des segments du capital américain ayant perdu des avantages compétitifs face à des rivaux étrangers, surtout chinois. L’objectif des politiques de Trump est de renforcer le pouvoir des corporations américaines, pas de le limiter.

Ce protectionnisme est cependant sélectif : tandis qu’il défend des secteurs industriels traditionnels, il dérégule la finance et réduit les impôts des grands capitaux. Il applique des tarifs élevés pour soutenir l’industrie manufacturière traditionnelle, tout en menant une agenda de dérégulation financière démantelant le cadre construit après la crise de 2008. En 2018, le gouvernement Trump a abrogé la loi Dodd-Frank, adoptée en 2010 pour renforcer les exigences de fonds propres des banques, les obligeant à réaliser des tests de résistance annuels et leur interdisant les activités risquées avec l’argent des clients.

Par ailleurs, la Loi sur les réductions d’impôts et l’emploi (Tax Cuts and Jobs Act) de 2017 a constitué la plus grande réforme fiscale en trois décennies et le principal accomplissement législatif du premier mandat de Trump. Son élément central fut la réduction drastique de l’impôt fédéral sur les sociétés, passant de 35 % à 21 %, une coupe sans précédent transformant le paysage fiscal des entreprises. Les législateurs républicains arguaient qu’un environnement fiscal plus favorable inciterait les entreprises à étendre leurs opérations aux États-Unis et les rendrait plus compétitives.

Cette réduction révèle une contradiction profonde au cœur de la politique économique trumpiste : alors qu’on impose des tarifs douaniers sous couvert de protéger les travailleurs américains, on accorde d’énormes avantages fiscaux aux mêmes multinationales ayant délocalisé pendant des décennies. Cette apparente contradiction dévoile la vraie nature du projet : non pas un retour au protectionnisme intégral du XIXe siècle, mais une reconfiguration du rôle de l’État dans le capitalisme globalisé pour défendre sélectivement certains secteurs tout en approfondissant les privilèges du capital financier.

Trump a réussi à rendre évidente la relation entre l’État et le capital des entreprises : il a abandonné le faux-semblant néolibéral de séparation entre les deux, reconnaissant explicitement que le pouvoir étatique reste essentiel pour garantir la rentabilité du capital américain dans un contexte de compétition internationale accrue. Le protectionnisme trumpiste n’est donc pas une limitation du capitalisme américain, mais une tentative de le sauver de sa crise de rentabilité en utilisant l’État comme bouclier pour préserver des positions privilégiées ne pouvant plus être maintenues par la pure concurrence sur les marchés globaux.

La contradiction fondamentale du projet économique de Trump réside dans sa volonté de capturer les bénéfices de la mondialisation (profits extraordinaires, domination technologique, influence géopolitique) tout en rejetant ses conséquences inévitables : la délocalisation productive et les impacts négatifs sur l’emploi domestique. Le gouvernement cherche à concilier le nationalisme économique du XXe siècle avec la réalité de corporations dont le pouvoir découle précisément de leur capacité à opérer au-delà des frontières. Cette tension montre que l’« America First » économique ne peut se matérialiser par un simple retour de la production, mais nécessite une transformation radicale des logiques d’accumulation globale que ces mêmes corporations ont construites et dont dépend leur position dominante.

Au-delà du dilemme : les mouvements anti-accords de libre-échange face au défi trumpiste

Les organisations sociales traditionnellement opposées aux accords de libre-échange au nom d’une critique du néolibéralisme font désormais face à un dilemme : s’opposer frontalement aux politiques commerciales de Trump pourrait être interprété comme une défense implicite du statu quo néolibéral ; les soutenir reviendrait à légitimer un projet qui, bien que nominalement opposé au libre-échange, est conçu pour renforcer le pouvoir du capital américain sans remettre en cause les rapports sociaux d’exploitation sous-jacents.

Mais Trump s’est approprié la rhétorique anti-libre-échange sous un angle différent de celui des campagnes contre les accords. Certains points de son argumentaire sont similaires : critique des délocalisations, impacts des accords de libre-échange sur les travailleurs, opposition au TPP et à l’ALENA. Cependant, il le fait depuis une matrice nationaliste-corporative ne questionnant pas les asymétries fondamentales de l’ordre économique global ni n’intégrant de demandes de justice environnementale ou sociale internationale. Au contraire, Trump revendique un nationalisme économique exclusif : son but n’est pas de rediscuter le rôle des multinationales américaines, mais de les rendre à nouveau puissantes. Plutôt que « Make America Great Again », c’est « Make US Corporations Great Again ».

Cette situation révèle une crise plus profonde dans les cadres interprétatifs traditionnels opposant « libre-échange vs protectionnisme ». Elle souligne la nécessité d’une analyse plus sophistiquée opérant à deux niveaux : une critique du néolibéralisme et du libre-échange, mais aussi une critique radicale fondée sur une compréhension du fonctionnement global du capitalisme, où la question commerciale s’entrelace avec les enjeux financiers, environnementaux, numériques et productifs.

Le trumpisme a mis en crise le regard centré sur le nationalisme économique que beaucoup de mouvements sociaux ont adopté depuis les années 1990, lorsque la critique se focalisait sur le néolibéralisme. La revendication de la centralité de l’État et de sa capacité régulatrice est devenue l’axe articulant des projets progressistes cherchant à regagner des marges de manœuvre pour les politiques publiques nationales face à la mondialisation néolibérale. Cependant, cette stratégie bute sur la transformation structurelle profonde qu’a subie le capitalisme global.

Le problème fondamental est que ces politiques centrées sur la reconquête de la souveraineté économique nationale se heurtent inévitablement à la réalité d’une interconnexion économique mondiale ayant reconfiguré les bases matérielles de la reproduction sociale. Le néolibéralisme n’a pas été qu’un ensemble de politiques réversibles par la volonté étatique, mais un processus de réorganisation profonde des rapports de production à l’échelle planétaire. Les économies nationales ont été organiquement intégrées dans des chaînes de valeur globales, des circuits financiers transnationaux et des réseaux technologiques réduisant drastiquement la marge de manœuvre pour des expériences économiques autonomes.

Dans ce contexte, les mouvements sociaux opposés aux accords de libre-échange sont confrontés à plusieurs défis. Le dépassement du nationalisme est sans doute le plus urgent, car il implique de transcender une vision ayant structuré tant l’analyse que la praxis politique de nombreux mouvements populaires : la centralité incontestée de l’État-nation comme horizon utopique et contenant naturel des processus sociaux.

Il ne s’agit pas seulement d’une question idéologique ou d’un débat historique au sein des gauches sur le rôle de l’État dans les processus d’émancipation. Cette crise reflète les transformations structurelles du capitalisme. Face à cela, la revendication de la souveraineté économique nationale comme horizon stratégique principal s’avère insuffisante. Cependant, reconnaître les limites du nationalisme méthodologique ne signifie pas embrasser un internationalisme abstrait ignorant les asymétries de pouvoir entre nations ou l’importance persistante des espaces étatiques-nationaux comme terrains de lutte. Il s’agit plutôt de développer des perspectives analytiques et des stratégies politiques opérant simultanément à plusieurs échelles.

Depuis les années 1990, l’accent mis sur les accords de libre-échange a permis de visualiser les mécanismes concrets par lesquels le pouvoir des entreprises multinationales s’institutionnalisait et s’étendait. La création d’alliances transnationales efficaces dépassant les tentations du nationalisme économique sans diluer les spécificités contextuelles constitue un autre défi majeur. Aujourd’hui, la solidarité internationale exige d’identifier le principal conflit au sein du capitalisme contemporain, qui est souvent négligé dans les analyses politiques traditionnelles. En effet, le libre-échange n’est pas simplement un ensemble de politiques peu judicieuses, mais un mécanisme structurel produisant nécessairement des secteurs « sacrifiables » dont l’exclusion et la précarisation ne sont pas des effets collatéraux, mais une condition constitutive du modèle d’accumulation global. Cette expulsion ne pourrait être corrigée par de meilleures politiques dans le même cadre, car elle est devenue une nécessité structurelle du système.

Les communautés affectées par l’extractivisme minier et pétrolier incarnent ces territoires devant être dépossédés pour alimenter les chaînes globales de production. Leur déplacement et la destruction de leurs modes de vie ne sont pas des « dommages collatéraux », mais des requis opérationnels de l’accumulation par dépossession caractérisant le capitalisme contemporain. De même, les travailleurs informels et indépendants proliférant dans les économies périphériques matérialisent un processus où le travail formel, régulé et doté de droits devient une exception historique. L’économie globale a besoin de cette masse croissante de travail précaire, disponible et sans protection sociale pour maintenir les taux de profit.

Cette compréhension a des implications majeures pour la formation de solidarités politiques. Elle signifie que les mouvements sociaux doivent centrer leur attention sur ces secteurs dont l’oppression est constitutive du système. Les communautés spoliées par l’extractivisme, les travailleurs et travailleuses informels, les migrants et migrantes en situations précaires, les communautés autochtones et paysannes menacées par des mégaprojets : tous mettent en évidence, à travers leurs luttes spécifiques, les contradictions essentielles que le système ne peut résoudre par des réformes partielles.

La solidarité politique doit donc se construire non pas sur la promesse illusoire d’une inclusion pleine dans le capitalisme global, mais sur la reconnaissance que l’émancipation de ces secteurs nécessite de transcender la logique même du système qui les sacrifie. La tâche, en somme, est de passer d’une critique du néolibéralisme à une critique intégrale du capitalisme, comprenant que le libre-échange n’est pas une simple « politique erronée », mais une expression organique des tendances expansives inhérentes au capital comme rapport social.

La question qui émerge alors est : le mouvement peut-il transcender la dichotomie libre-échange/protectionnisme ? Est-il possible de développer une praxis internationaliste reconnaissant les limites structurelles du nationalisme économique sans céder à la résignation face au pouvoir du capital mondial ? Cette critique plus profonde n’implique pas d’abandonner la lutte contre les accords de libre-échange, mais de la recontextualiser dans une compréhension plus approfondie des dynamiques du capitalisme contemporain et dans un projet de transformation radicale englobant simultanément les multiples dimensions de la domination capitaliste.

Une perspective intégrée ouvrirait des possibilités pour une praxis plus efficace. Il ne suffit pas de s’opposer à des accords spécifiques ; il faut construire des modèles alternatifs de relations économiques internationales remettant en cause la logique capitaliste elle-même. Cela permettrait de relier les critiques des clauses spécifiques des accords de libre-échange à des questionnements plus profonds du système, tout en dépassant les débats réducteurs entre « nationalisme économique » et « globalisme néolibéral », reconnaissant qu’ils opèrent tous deux dans la même logique systémique.

P.-S.

Luciana Ghiotto est chercheuse au Transnational Institute (TNI) et membre d’Attac Argentine. Elle est professeur à l’université nationale de San Martin (UNSAM/CONICET) en Argentine. Elle a été coordinatrice de la plateforme Amérique latine et Caraïbes mieux sans ALE.

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