Entretien réalisé par Thomas Lemahieu pour le journal l’Humanité, publié dans l’édition du 16 avril 2019.
Quels enseignements tirez-vous du feuilleton interminable autour de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne ?
Pierre Khalfa Ce que montre le Brexit, c’est que toute sortie n’est pas bonne à prendre. Le vote pour le Brexit n’était pas un vote progressiste mais marqué par la xénophobie, la nostalgie d’une Grande-Bretagne impériale et la volonté des conservateurs les plus acharnés d’engager une thérapie de choc néolibérale dans la lignée de Thatcher. Le second enseignement que l’on peut tirer, c’est que la sortie de l’Union européenne est d’une complexité inouïe. Nous ne sommes plus dans la situation des années 1960-1970 avec un capitalisme régulé dans les frontières nationales et peu internationalisé ; à l’époque, le marché commun était, pour aller vite, une cohabitation de marchés nationaux. Aujourd’hui, on a des économies européennes imbriquées de façon très importante. Quand on a passé des décennies à être dans une union douanière, avec des règles précises, on voit bien qu’en sortir pose des problèmes incommensurables…
Les institutions européennes ne cherchent-elles pas aussi à faire payer leur choix aux Britanniques ?
Pierre Khalfa Le gouvernement britannique et les Brexiters voulaient le beurre et l’argent du beurre. En fait, ils entendaient rompre avec l’Union européenne, tout en gardant les avantages de l’accès au marché européen. Pour les gouvernements européens, c’était inacceptable, au-delà même de la question ardue de la frontière en Irlande.
Dans le livre que vous venez de coordonner [1], vous discutez les thèses des partisans d’une sortie de la France de l’UE et, d’abord, de l’euro – ce qui ajoute encore aux difficultés par rapport au Brexit car le Royaume-Uni n’est pas dans la monnaie unique –, en pointant notamment les conséquences attendues qui sont contradictoires, périlleuses et, à tout le moins, médiocres en termes économiques…
Pierre Khalfa Notre objectif politique n’est pas la sortie de l’euro, c’est la rupture avec le néolibéralisme. Pour rompre avec le néolibéralisme, il n’y a pas besoin, au moins au départ, de sortir de l’euro. Il y a des tas de mesures qui peuvent être prises tout en restant dans l’Union européenne ou dans la zone euro. Par exemple, si on veut faire une réforme fiscale ou améliorer le droit du travail, il n’y a pas besoin de sortir de l’euro. La rupture avec le néolibéralisme n’implique donc pas a priori une sortie de l’Union européenne ou de la zone euro.
Par contre, nous savons parfaitement que de multiples dispositions des traités européens sont contradictoires avec un projet politique de rupture avec le néolibéralisme. C’est donc dans ce cadre que doit être posée la question d’une sortie, ou pas, de l’euro. Elle n’est pas un préalable à une rupture avec le néolibéralisme, mais elle peut en être le résultat à un moment donné. Il y aura une bataille politique, le pays qui voudra rompre avec le néolibéralisme devra prendre des mesures contradictoires avec les traités européens… Il pourra donc se retrouver expulsé de la zone euro et de l’UE, même si, en théorie, cela n’est pas possible car ça n’est pas prévu par les traités.
De ce point de vue, plus que du Brexit en tant que tel, il faut tirer les leçons de ce qui s’est passé en Grèce avec le gouvernement Syriza, qui a cru que l’on pouvait négocier à froid, de bonne foi, avec les institutions européennes. Il a été étranglé financièrement par les institutions européennes et n’a pris aucune mesure permettant d’y faire face. Il s’est retrouvé pris dans le dilemme entre capitulation et sortie de l’euro. Et comme il ne voulait absolument pas sortir de l’euro et que cet objectif l’a emporté sur tous les autres, il a fini par capituler. Notre objectif est de ne pas être pris dans ce dilemme – capitulation ou sortie de l’euro. Mais, pour que cette stratégie puisse marcher, il faut que nos adversaires soient persuadés que, s’ils voulaient nous acculer à la capitulation, nous n’hésiterions pas à sortir. Pour éviter la sortie, il ne faut pas en avoir peur.
Parlement, mobilisations sociales européennes, désobéissance aux traités par un gouvernement au niveau national… quels sont les leviers pour reconstruire l’Europe dans une perspective de transformation sociale ?
Pierre Khalfa Au-delà du Parlement européen – ce n’est pas un Parlement croupion, il fixe, peut bloquer ou amender des directives, mais il ne peut pas modifier les traités rédigés et ratifiés par les États – et des mouvements sociaux et citoyens, qui sont extrêmement faibles à l’échelle européenne, la rupture au niveau national s’impose comme le levier indispensable. La condition de cette rupture, c’est qu’il faut d’abord qu’un gouvernement de gauche arrive au pouvoir dans un ou plusieurs pays. Ce qui, pour le moins, n’est pas fait aujourd’hui. Ensuite, il faut créer un rapport de forces par des mesures unilatérales de rupture avec les traités européens qui permettent de nous protéger contre l’étranglement financier, qui ne manquera pas d’être mis en place par les institutions européennes avec le concours des marchés financiers. Si on ne prend pas de mesures unilatérales, il arrivera à la France ce qui est arrivé à la Grèce, et cela même si le poids de la France est nettement supérieur à celui de la Grèce.
Nous indiquons dans le livre une série de mesures qu’il faudrait prendre : contrôle des capitaux – en Grèce, en un mois, 25 milliards d’euros sont sortis du pays ; lutte contre la spéculation, limitation de l’emprise des marchés financiers sur la dette en imposant une réforme bancaire et financière permettant de prendre le contrôle des banques ; création d’une monnaie complémentaire adossée aux recettes fiscales tout en restant dans l’euro, permettant de conjurer l’étranglement financier ; réforme fiscale instaurant plus de justice et retrouvant des marges de manœuvre budgétaires après des décennies de contre- révolution fiscale, etc. Au-delà de telle ou telle mesure particulière, il s’agit d’engager un bras de fer avec les institutions européennes en créant ainsi une crise politique en Europe qui pourrait permettre de rebattre les cartes.
Quelles sont les raisons stratégiques qui doivent, à vos yeux, conduire la gauche à conserver, malgré tout, une perspective de refondation européenne ?
Pierre Khalfa Il y a un accord, aujourd’hui, dans la gauche de transformation sociale et même plus largement, sur le fait que l’Union européenne est un carcan pour les peuples. Face à ce constat, il y a deux solutions possibles : soit la sortie – et nous pensons que la sortie est aléatoire économiquement et dangereuse politiquement –, soit la refondation pour des raisons stratégiques. Face au capitalisme mondialisé, face à la puissance des multinationales, l’Europe est un espace politique en capacité de faire un contrepoids efficace. Face au dumping social et fiscal qui règne en maître en Europe, tout éclatement aggraverait immanquablement la situation, chaque pays chercherait à accroître encore ses avantages concurrentiels. Face à la montée de la xénophobie et des nationalismes, il est vital qu’un espace de solidarité et de coopération européen puisse exister. Sur les négociations internationales, face aux gros blocs comme la Chine ou les États-Unis, aucun État européen ne peut jouer de rôle déterminant à lui seul, et l’Europe constitue un pôle susceptible d’influencer le monde. Enfin, il y a des questions qui peuvent être mieux résolues au niveau européen qu’à l’échelle nationale : c’est le cas de la nécessaire relance budgétaire, bien plus efficace à l’échelle européenne que dans un seul pays ; cela vaut aussi pour des politiques écologiques, des politiques de transports, etc. Ce sont toutes ces raisons de nature stratégique qui poussent, en fait, à maintenir un projet européen.