En décembre 1995, les quinze pays de l’Union européenne et douze pays du pourtour de la Méditerranée, réunis à Barcelone, jetèrent les bases d’un espace euro-méditerranéen (PEM) reposant sur un partenariat qui vise notamment à instituer le libre-échange comme la condition de la paix et de la prospérité partagée. Le PEM est mal connu du grand public dans son contenu et dans ses objectifs.
Un marché de dupes ?
En décembre 1995, les quinze pays de l’Union européenne et douze pays du pourtour de la Méditerranée (1), réunis à Barcelone, jetèrent les bases d’un espace euro-méditerranéen (PEM) reposant sur un partenariat qui vise notamment à instituer le libre-échange comme la condition de la paix et de la prospérité partagée. Le PEM est mal connu du grand public dans son contenu et dans ses objectifs. Un premier espace de contestation du bien-fondé du cadre libéral du développement de ce partenariat est en train d’émerger autour d’une coordination des luttes anti-libérales sur le pourtour de la Méditerranée. Cette initiative est née de l’analyse conjointe des Attac des deux rives (Tunisie, Maroc, France et Espagne), rejointes par des organisations de ces mêmes pays ainsi que du Liban, d’Egypte, de Palestine et d’Italie. Cette coordination entend à terme esquisser des propositions alternatives pour un partenariat équitable entre les pays des rives sud et est de la Méditerranée (dits pays partenaires) et l’Union européenne, basées sur une économie replacée au service de la personne humaine, dans le respect de ses droits fondamentaux. La première mobilisation s’est tenu à Marseille le 9 novembre, en marge de la quatrième conférence euro-méditerranéenne (dite de Barcelone IV) qui a réuni les ministres des affaires étrangères des pays partenaires.
1. Qu’est-ce que le Partenariat euro-méditerranéen
Après la chute du mur de Berlin, les équilibres se réorganisent sur la planète. La Méditerranée n’échappe pas à la règle. Les conférences sur le Proche-Orient - Casablanca (Maroc) et Amman (Jordanie) - ont consacré l’hégémonie des États-Unis dans la région. L’Union européenne accepte difficilement d’être exclue des négociations autour du processus de paix alors qu’elle reste le premier bailleur de fonds dans la région. La conférence de Barcelone, en 1995, est une réponse de l’Union européenne face à l’omniprésence des États-Unis en Méditerranée. Elle trouve un écho positif dans les pays des rives sud et est de la Méditerranée qui craignent une marginalisation accrue à l’heure où les pays de l’Europe centrale et orientale frappent à la porte de l’Union européenne.
L’ambition affichée de la Conférence de Barcelone est exprimée dans cet extrait de déclaration finale : "Convaincus que l’objectif général - consistant à faire du bassin méditerranéen une zone de dialogue, d’échanges et de coopération qui garantisse la paix, la stabilité et la prospérité - exige :
le renforcement de la démocratie et du respect des droits de l’homme,
un développement économique et social durable et équilibré,
la lutte contre la pauvreté et la promotion d’une meilleure compréhension entre les cultures,
autant d’éléments essentiels pour ce partenariat, les participants à la conférence de Barcelone conviennent d’établir un partenariat global - partenariat euro-méditerranéen - à travers un dialogue politique renforcé et régulier, un développement de la coopération économique et financière et une valorisation accrue de la dimension sociale, culturelle et humaine, ces trois axes constituant les trois volets du partenariat euro-méditerranéen."
Le partenariat s’est, à ce jour, matérialisé par trois accords d’association bilatéraux signés entre l’Union européenne et un pays partenaire : la Tunisie, le 17 juillet 1995 ; Israël, le 20 novembre 1995 ; et le Maroc, le 26 février 1996. Les négociations ont débuté avec l’Egypte, la Jordanie et le Liban, en 1995, ainsi qu’avec l’Algérie. Un accord intérimaire avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), pour le compte de l’Autorité palestinienne, a été signé le 24 février 1997. A terme, l’ensemble des douze pays partenaires sont amenés à signer de tels accords bilatéraux avec l’Union européenne, dans le cadre des accords du PEM.
Ces accords de partenariat, signés à Barcelone, s’articulent autour de trois volets.
1.1. Le volet politique et sécurité
Dans le cadre de ce volet, le partenariat se fixe comme but de « définir un espace commun de paix et de stabilité » en réduisant les conflits au sein ou entre les pays de la Méditerranée (Moyen-Orient, Chypre, etc.), en coordonnant la lutte contre les mouvements politiques radicaux - c’est-à-dire, en premier lieu, islamistes intégristes - et en renforçant « la coopération par diverses mesures visant à prévenir et à combattre ensemble de façon plus efficace le terrorisme ».
Il vise, par ailleurs, la stabilité politique dans cette région en favorisant la promotion des droits de l’homme, la démocratie et l’instauration d’états de droits.
En fait, il apparaît que l’Europe entend d’abord organiser ici sa propre sécurité. Son comportement face à la situation des droits de l’homme dans plusieurs des pays partenaires en témoigne. En ce qui concerne la Tunisie, par exemple, sans la médiatique affaire Ben Brick et la mobilisation internationale suscitée au même moment autour de l’emprisonnement des militants du RAID, au printemps 2000, l’Union européenne aurait-elle consenti à prendre une résolution demandant au président tunisien Ben Ali de respecter l’article 2 de l’accord d’association signé en 1995 (cet article conditionne la mise en place du Partenariat au respect des droits de l’homme et des libertés démocratiques) ?
1.2. Le volet social, culturel et humain
Par ce volet, les partenaires s’engagent à « développer les ressources humaines, favoriser la compréhension entre les cultures et les échanges entre les sociétés civiles ». Ils y affirment par ailleurs leur volonté de respecter la liberté de circulation des personnes. Pour autant, une des préoccupations essentielles est de contenir l’immigration en provenance des pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée vers l’Union européenne.
Ainsi, les signataires de la déclaration barcelonaise « conviennent d’accroître leur coopération pour réduire les pressions migratoires au moyen, entre autres, de programmes de formation professionnelle et d’assistance à la création d’emplois. Ils s’engagent à garantir la protection de l’ensemble des droits reconnus par la législation existante des migrants légalement installés sur leurs territoires respectifs ; dans le domaine de l’immigration clandestine, ils décident d’établir une coopération plus étroite ».
Dans les accords bilatéraux signés, apparaît cette même volonté de l’Europe de se prémunir contre les risques liés à la libre circulation des personnes. Ainsi, dans l’accord d’association avec le Maroc, en premier lieu, à côté d’une série de mesures concernant les droits des Marocains résidents en Europe, vient la mise en place d’un dialogue sur les migrations qui porte sur les points suivants :
comment réduire la pression migratoire ;
comment rapatrier les sans-papiers.
Ce n’est qu’ensuite que sont abordées les questions relatives à la promotion de la femme ou à l’amélioration de la protection sociale et de la couverture sanitaire.
1.3. Le volet économique et financier
Par ce troisième et dernier volet, le PEM se donne comme objectifs la mise en place d’une « zone de prospérité partagée », et « le développement économique et social durable et équilibré, la lutte contre la pauvreté ». Pour cela, il projette de créer d’ici 2010, une vaste zone de libre-échange (ZLE) fondée sur l’économie de marché et l’initiative privée, dans le respect des règles de l’OMC. Ainsi le volet politique et sécurité sera complété par un dispositif économique stratégique visant à contrecarrer l’influence des États-Unis et destiné à faire contrepoids aux grands ensembles économiques d’Asie et d’Amérique (ASEAN, ALENA, etc.). Plus largement, la ZLE en cours de constitution s’inscrit dans le processus de libéralisation des échanges marchands et des capitaux à l’échelle mondiale. Elle organise le développement de l’économie de marché des pays méditerranéens endettés dans le cadre de la poursuite et de l’approfondissement des plans d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque mondiale. Il s’agit, énonce la Déclaration de Barcelone, de procéder à « l’ajustement et à la modernisation des structures économiques et sociales, la priorité étant accordée à la promotion et au développement du secteur privé, à la mise à niveau du secteur productif et à la mise en place d’un cadre institutionnel et réglementaire approprié pour une économie de marché ». En ce qui concerne la dette, « les partenaires reconnaissent les difficultés que la question de la dette peut entraîner pour le développement économique des pays de la région méditerranéenne. Ils conviennent, compte tenu de l’importance de leurs relations, de poursuivre le dialogue afin de parvenir à des progrès dans les enceintes compétentes ». C’est-à-dire en dehors du Partenariat !
La mise en place de la ZLE prévoit l’élimination des barrières douanières et toute entrave à la circulation des marchandises entre les pays de l’Union européenne et les pays du sud et de l’est de la Méditerranée. Toutefois, l’agriculture est provisoirement maintenue à l’écart du processus. Quant aux obstacles à la libre circulation des capitaux et à l’investissement étranger, ils sont censés être supprimés à l’échéance 2010.
En vue de la mise en place de cette zone de libre échange, les pays tiers méditerranéens doivent très vite mettre leur économie à niveau, c’est à dire adopter la thérapie dite du « consensus de Washington », en particulier en accélérant les privatisations afin d’éliminer les « canards boiteux ». Pourtant, le bilan catastrophique, tant sur le plan social, que pour le développement des pays, de ce type d’orientation est maintenant largement avéré.
Les Partenaires prétendent cependant s’efforcer « d’atténuer » les « conséquences négatives au plan social qui peuvent résulter de cet ajustement en encourageant des programmes en faveur des populations les plus démunies ». De même ils s’engagent à « atténuer les conséquences négatives sur l’environnement qui pourraient résulter du développement ».
Toutefois, pour la mise à niveau de ses partenaires méditerranéens, l’Union européenne ne met en place que des outils et des moyens financiers très largement insuffisants : le programme MEDA, principal instrument financier dont l’Union européenne s’est dotée pour la mise en oeuvre du partenariat euro-méditerranéen, a seulement été doté de 4,7 milliards d’euros pour la période 1995-1999.
2. Déséquilibres dès les premières négociations !
La différence de niveau de développement entre les deux rives - le PIB du pays de l’UE le plus riche (le Luxembourg) est dix fois supérieur à celui de l’Egypte, vingt fois celui de la Palestine - , ainsi que la configuration de leurs commerces extérieurs respectifs ne sont pas à l’avantage des pays des rives sud et est de la Méditerranée. D’un côté, l’Europe exporte principalement des produits industriels dont ces pays ont besoin. De l’autre, ceux-ci exportent essentiellement des produits de l’agriculture et du sous-sol dont les cours sont variables.
Le contexte dans lequel s’engage ce partenariat est d’autant plus déséquilibré qu’à Barcelone ces pays n’ont pu, politique agricole commune oblige (PAC), traiter la question des conditions d’accès sur le marché européen de leurs produits agricoles dont les exportations sont une de leurs principales sources de revenus. En août 2 000, lors de l’Université d’été d’Attac, répondant à une question sur l’accord euro-égyptien en cours de négociation, Pascal Lamy, commissaire européen chargé des négociations commerciales, s’est exprimé sur ce problème : la fragilité de notre agriculture justifierait cette « mise à l’écart, momentanée bien sûr, des produits agricoles ». C’est sans doute aussi la fragilité des multinationales françaises du pétrole qui a fondé le refus opposé par l’Union européenne à l’Algérie, lors de la conférence de Barcelone, d’inclure les hydrocarbures dans le champ de l’accord !
Confrontés, d’une part, à ces restrictions sur l’accès aux marchés européens des produits pour lesquels ils seraient bénéficiaires, et, d’autre part, au désarmement tarifaire que leurs imposent les accords d’association (et donc à une baisse de leurs recettes douanières), comment les pays des rives sud font-ils face au déséquilibre de leurs finances publiques ? En agissant sur deux leviers.
Le premier est la dépréciation du taux de change, avec, entre autres conséquences, l’augmentation du poids de la dette (libellée en dollars). L’autre voie d’ajustement passe par l’augmentation des recettes intérieures. La répartition des richesses par le biais de politiques fiscales efficaces n’étant pas à l’ordre du jour dans ces régimes autoritaires, c’est par la hausse de la taxe sur la valeur ajoutée que les États engagés dans le démantèlement tarifaire cherchent de nouvelles recettes. La conséquence directe est le renchérissement des produits de première nécessité. Ce sont alors les populations, et parmi elles les plus démunies, qui en payent le prix. Le gouvernement tunisien, suite à la mise en place de l’accord d’association signé en juillet 1995, a pris de telles dispositions. Elles débouchèrent sur les émeutes « du pain », très durement réprimées, en février 1999, dans le sud du pays. Malgré l’article 2 de l’accord d’association, l’Europe ne s’est pas émue des atteintes aux droits de l’homme qui furent alors perpétrées...
Casser cette logique infernale signifierait, pour ces pays, rompre avec un modèle de développement basé sur la priorité donnée aux exportations qui est incapable de résoudre le problème du sous-développement au Sud et a des conséquences négatives sur les pays du Nord.
3. Quelles sont les chances de réussite de cette zone de libre-échange ?
Les études comparatives conduites sur les zones de libre-échange entre pays de développement inégal aboutissent toutes à la même conclusion : « les gains éventuels à attendre du libre-échange par un pays faiblement développé sont fortement conditionnés par un apport massif de capitaux privés en provenance des pays développés »(3). Or, cette première condition sine qua non de réussite n’est pas remplie dans les pays les moins développés de la zone euro-méditerranéenne. Dans les pays partenaires, bien que de façons très différentes, le montant des devises transférées par les immigrés dépasse jusqu’à présent celui des investissements directs étrangers (IDE). Dans le meilleur des cas (Maroc), les transferts immigrés permettent d’assurer le service de la dette. Dans le pire des cas (Algérie), ces transferts ne couvrent que 6% du service de la dette (3). Même dans le cas du Maroc, le faible volume des IDE ne permettra pas le décollage économique promis. De plus, un des buts avoués des accords étant de freiner l’immigration, la contribution des émigrés risque d’aller en diminuant. La dette pèsera alors encore plus lourd pour maintenir les PTM dans le non-développement.
Mais le plus grave, est que l’analyse libérale fait l’impasse totale sur la nature même de ce développement promis. Qu’apportera, en termes de mieux être pour les populations, d’amélioration de la santé, de l’éducation, de l’emploi et des conditions de vie, cette ouverture sans frein aux capitaux étrangers dans tous les domaines ? Qui décidera des orientations à donner à la production ? En dernière analyse quel contrôle pourront garder les États - même s’ils venaient à être dirigés démocratiquement -, sur leur mode de développement ?
Les aides apportées par l’Union européenne dans le cadre de ce partenariat euro-méditerranéen permettront peut-être à quelques entrepreneurs de tirer leur épingle du jeu. Mais, dans le même temps, le partenariat organise l’exclusion de populations entières qui, privées de représentation politique, n’auront comme seule alternative que d’embarquer sur les pateras, ces barques de la mort dans lesquelles se jettent tant de femmes et d’hommes désespérés.
(1) Les douze pays des rives sud et est, appelés pays partenaires tiers (PTM), sont : le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, Israël, la Palestine (signature de l’OLP pour la Cisjordanie et Gaza), le Liban, la Jordanie, la Syrie, la Turquie, Chypre et Malte.
(2) Bichara Khader, Le Partenariat euro-méditerranéen, L’Harmattan, Paris 1997.
(3) Larbi Talba, « Le libre-échange et l’ajustement structurel peuvent-ils favoriser l’émergence d’un nouveau régime de croissance ? », Reflets et perspectives de la vie économique, tome XXXV n°3, 1996.