Pour l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), « éminence grise » des gouvernements, « l’éducation est une partie intégrante de la globalisation, comme elle est en même temps affectée par son impact… »(1). Il serait d’ailleurs surprenant qu’un domaine où se concentre une si grande part des dépenses de l’État puisse rester à l’abri d’une poussée libérale déterminée à réduire au strict minimum l’intervention publique.
Pourtant, l’extrême singularité du système éducatif français - fondé sur l’école laïque et publique - semble brouiller l’impact que la mondialisation libérale a sur lui. Inutile, cependant, d’attendre l’arrivée de la dernière mallette pédagogique portant les logos de Cola-Cola ou de la Société générale - pratique déjà courante - pour prendre la mesure des dégâts. Ecoles de riches et écoles de pauvres, facs choyées et facs déclassées, échec scolaire et perte des repères culturels, défiance et parfois même violence, concurrence entre universités et consumérisme scolaire au collège et au lycée : les déboires du système éducatif relèvent largement d’une politique gouvernementale d’inspiration libérale, saupoudrée de timides mesures sociales, et agrémentée de vaines incantations républicaines.
Les promesses de démocratisation du système scolaire n’ont engendré qu’une massification, certes salutaire, mais le plus souvent inégalitaire. Sans exonérer le système éducatif français d’une nécessaire interrogation quant à son aptitude à réaliser les promesses démocratiques sur lesquelles il fonde son projet, force est de constater que les conditions qui lui sont faites par l’évolution libérale l’entravent. On accuse alors les enseignants et les parents de « démissionner » ; on met en cause l’inadaptation des formations au marché du travail ; on raille les faibles « performances » de l’université et on lui reproche ses taux d’échec (effectivement scandaleux). On critique encore la difficulté de l’école à juguler l’explosion de violence sociale qui touche une partie de la jeunesse.
C’est un très mauvais procès que de faire porter à l’école seule la responsabilité de la désagrégation sociale : elle les subit plutôt qu’elle ne les nourrit. Elle ne souffre pas tant de dysfonctionnements de gestion - susceptibles d’être corrigés par la stratégie « managériale » du « zéro défaut » et l’ « autonomie » accrue des établissements - que de la marchandisation croissante des rapports humains et de la formation. L’éducation est d’abord malade du libéralisme qui la cerne et s’y infiltre. Elle n’est pas victime d’un excès, mais au contraire d’une insuffisance de démocratisation réelle de l’accès aux savoirs, ainsi que du poids croissant des inégalités sociales sur sa mission, ses valeurs et son fonctionnement quotidien.
La logique libérale, celle du « moins d’école », menace la possibilité de réalisation d’une « école pour tous ». Outre son offensive quotidienne, déjà pleinement opérante, elle s’oriente autour de trois pôles : l’adaptation aux besoins des entreprises ; la mise en concurrence généralisée de l’éducation (avec l’imposition d’un mode de gestion « managérial ») ; le pari de l’« e-learning » (enseignement par l’intermédiaire de l’Internet).
La Commission et la Banque mondiale au diapason du patronat
Les projets se multiplient, avec la volonté affirmée de soumettre l’éducation aux critères marchands. Dans un rapport de la Commission européenne de 1995, Vers la société cognitive 2, on découvre que « la question centrale » est d’aboutir à « une plus grande flexibilité » du système éducatif. On apprend également que, « faites pour éduquer et former le citoyen ou le salarié destiné à un emploi permanent », les institutions éducatives sont « encore trop rigides ».
Un autre rapport commandé par la Commission3 indique, de son côté, que « les systèmes d’éducation ne sont pas assez conscients des contraintes de compétitivité ». C’est pourquoi, selon la prose euphémique des « éducateurs » libéraux, il convient « d’organiser la pédagogie et les accréditations de façon que l’acquisition de savoirs et l’acquisition de comportements aillent de pair ». Les « comportements » en question sont, bien entendu, ceux de l’« employabilité » et de la « flexibilité ». Dans un autre document de 1998, la Table ronde des industriels européens (ERT) dont font partie les PDG de 44 très grandes entreprises de 16 pays européens, réitère son appel « pour qu’une plus grande importance soit donnée à l’esprit d’entreprise dans les écoles et les collèges ».
La privatisation du système éducatif paraît a priori la plus adaptée à ce programme de soumission de l’éducation aux impératifs de l’économie. Comme le soutient la Banque mondiale, « bien que l’État conserve encore un rôle central pour assurer les services de base - éducation, santé, infrastructures - il n’est pas évident qu’il doive en être le seul fournisseur, voire un de ces fournisseurs »4 . Un danger qui plane d’ailleurs sur les négociations actuelles de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) menées à l’Organisation mondiale du commerce (OMC)5 . Le versant libéral de « la formation tout au long de la vie » a déjà suscité la création d’universités d’entreprise, qui, de Motorola à Reebok pour les États-Unis, d’Axa à Bouygues pour la France (qui en dispose d’une quarantaine) vise à réduire l’universalité de l’Université aux intérêts particuliers des puissances économiques.
Pour l’instant, c’est surtout à l’intérieur même des secteurs publics que se mène cette offensive. Salivant devant le gâteau de l’éducation et de la fameuse « formation tout au long de la vie », qui, en effet, regorge d’alléchantes parts de marché potentielles, sept organisations patronales européennes, dont le Medef et son équivalent britannique, ont publié en 2000 un document 6 qui résume parfaitement les critiques patronales des systèmes nationaux : « L’émergence de l’économie cognitive signifie que les hommes et les femmes sont devenus la clef de la compétitivité internationale, y est-il indiqué, et » ceci pose des défis nouveaux et fondamentaux pour tous nos systèmes éducatifs nationaux « . En guise de réponse, ces organisations insistent sur la structure et le management du système scolaire : » Les écoles doivent s’inspirer de toutes sortes de pratiques performantes et innovantes, y compris de celles du monde de l’entreprise « . Se trouve ainsi justifiée la pénétration dans l’école de l’ »esprit d’entreprise ", notamment par l’intrusion de la publicité pour des marques multinationales (voir encadré).
Selon 10 indicateurs de « performance » liés à ce programme, le Royaume-Uni obtient 9 sur 10 (l’introduction récente d’une relation entre le salaire des enseignants et les résultats obtenus permettrait d’avoir 10 sur 10 !). La France obtient seulement 2,5 sur 10... Exception ou résistance nationale, donc. Mais l’influence de ces thèmes sur le débat éducatif français ne cesse de croître.
Ambiguïtés du « local »
Le credo dominant, c’est la recherche d’une « solution locale » : des structures éducatives pour chaque territoire, chaque « communauté », chargées de mettre en concurrence école et université. D’où l’« autonomie » la plus extrême revendiquée pour les pôles éducatifs. Or, aujourd’hui, l’accélération de la différenciation entre établissements, tout comme au sein des établissements, a déjà atteint la cote d’alerte : « De fait, l’école accentue d’autant plus la ségrégation sociale que l’autonomie des établissements les expose de plus en plus aux pressions du local....L’utilitarisme croissant et les stratégies de positionnement des familles engendrent une course en avant, qui tend à déboucher sur la constitution de ghettos scolaires et entraîne un réel risque d’éclatement du système ». Car l’« autonomie » du « local », en dépit des bonnes intentions, « peut, en l’absence de régulation politique, devenir un vecteur pour de nouvelles différenciations sociales... Une chose est sûre, la concurrence ne remplit pas la fonction de stimulation positive entre établissements qu’elle était censée remplir »7 . Une autonomie qui ne cesse de menacer l’université également, les présidents étant conviés à se comporter en chefs d’entreprise, et les étudiants en clients.
Gare aux amalgames, cependant. Comme le récent Forum mondial de l’éducation de Porto Alegre (24-27 octobre) l’a montré, des expériences locales solidaires et inventives peuvent réussir à endiguer la misère scolaire et l’inégalité face aux savoirs. « Le local n’est pas le libéral », insistent nombre de praticiens de l’éducation. De même que l’autonomie demeure la pierre angulaire de l’éducation et de l’émancipation, telles qu’elles furent conçues notamment au siècle des Lumières. Mais l’« autonomie » et le « local », tels que préconisés par l’idéologie libérale, signifient le retrait de l’intervention civique et publique au profit des intérêts privés les plus cyniques.
Détournement des nouvelles technologies
La doctrine libérale « classique » en matière d’éducation consiste à traiter les savoirs comme des marchandises, vendues à la demande. La possibilité que donne La Toile de traverser les frontières et les institutions fournit un atout fantastique à ce projet. Si bien qu’un des aspects majeurs de la marchandisation de l’enseignement est lié à la prolifération des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). La Conférence de Vancouver (mai 2000), premier marché international de l’éducation (World Education Market), a été consacrée à l’aspect directement marchand des NTIC éducatives (e-learning). Un marché d’importance, puisqu’on le prévoit, en 2002, à hauteur de 90 milliards de dollars. Et la France n’est pas en reste, tentant de suivre cette locomotive lancée à toute vitesse grâce à la création de l’agence Edufrance par Claude Allègre qui, disait-il lorsqu’il était ministre de l’éducation nationale, doit « coordonner l’offre française d’ingénierie éducative ».
C’est que le e-learning génère du profit, non seulement lors de l’achat, mais aussi tout au long de la formation, c’est-à-dire, répète-t-on à l’envi, « tout au long de la vie », à cause du besoin continuel de maintenance et de mise à jour de l’équipement et des logiciels. Tout indique que, dans le futur, et à mesure que se réduiront les financements publics, les écoles et les universités deviendront de plus en plus dépendantes des compagnies privées. Les projets de « campus numériques » et autres « universités virtuelles » recèlent ce type de menaces. Tout comme les projets de recherche et la stratégie de groupes tels qu’Havas ou Vivendi-Universal, qui rêvent tout au haut aux « bienfaits pédagogiques », mais surtout aux profits astronomiques escomptés de la création des « classes virtuelles » et de la généralisation du soutien scolaire et de l’aide universitaire en ligne. Car la perspective la plus stimulante pour l’économie des NTIC est de transformer l’enseignement et l’apprentissage en marchandises. Un comble : c’est le Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement de l’OCDE lui même qui, en avril 2001, a dû mettre en garde les ministres de l’éducation de l’Organisation contre les risques de « démantèlement des systèmes scolaires » porté par un tel déploiement du e-learning !
Ce processus touche en priorité les systèmes supérieurs d’éducation où l’on peut malheureusement s’attendre à ce que la pente suivie soit exactement celle des autres secteurs globalisés : explosion de la concurrence, investissements ciblés vers les plus forts, élimination des plus faibles qui seront les nouveaux exclus du « savoir numérique ». Les tentatives de créer un développement universitaire propre pour les pays ou les régions défavorisés seront tuées dans l’œuf. Qui hésiterait entre un diplôme mal calibré, obtenu localement, et un diplôme prestigieux cautionné par Harvard ou la Sorbonne ? Avec, à la clé, une coupure sociale supplémentaire : seules les élites des pays en question pourront se payer les formations correspondantes, alors que, bientôt, les universités locales seront à l’agonie, peut-être purement et simplement fermées. Tout indique qu’une évolution semblable peut avoir lieu au sein même de chaque pays développé.
Dans cette optique, les quelques avantages pédagogiques issus des NTIC seront réduit à néant. C’est ce que reconnaît d’ailleurs sans détours l’OCDE : « On affirme beaucoup de choses au sujet des méthodes pédagogiques et didactiques qui exploitent les technologies de l’information et de la communication à l’École. Or, contre toute attente,on possède bien peu de témoignages solides et d’évaluations concrètes à l’appui des attentes que suscitent ces technologies »8 .
Favoriser l’émergenge d’une économie solidaire
Déjà touchée de plein fouet par la ségrégation sociale et spatiale des populations marginalisées par le nouvel ordre libéral, l’éducation est à présent entrée dans l’ère de la marchandisation. Une raison supplémentaire d’accroître la vigilance, de surveiller et de contrer toutes les tentatives d’entrisme du marché, via la publicité proposée dans l’enceinte des établissements, les mallettes pédagogiques, les jeux financiers, la politique de management conçue sur le modèle de l’entreprise, la concurrence scolaire et le renforcement des inégalités qui signent l’abandon de la mission sociale, civique et intellectuelle de l’éducation.
Il s’agit également de promouvoir le partage des savoirs, en favorisant l’accès à l’instruction et à la formation des plus démunis. De revivifier, aussi, l’esprit du service public qui, loin de l’esprit d’entreprise, et sans renier sa capacité à former les individus à un métier, revendique l’accès de tous à une instruction qui vise d’abord à l’émancipation par la raison, la culture et les connaissances. Le propos n’est pas de proposer un modèle pédagogique, ni d’exonérer l’école de la République de ses failles et de ses carences. Mais de formuler un impératif : agir pour que l’éducation, ce socle vital des civilisations, ne soit pas soumise à la marchandisation. Agir local et penser global, c’est résister, au sein de chaque école, de chaque collège, de chaque lycée et de chaque université aux méfaits et intrusions de la déferlante libérale. Mais c’est aussi, sur les plans national et mondial, favoriser l’émergence d’une éducation solidaire.
Comment le patronat européen entend « adapter » le système éducatif
« Evaluation »
Évaluation des compétences personnelles et sociales au même titre que les compétences académiques.
Inspection indépendante (privée) pour l’évaluation des performances des écoles.
La « coopération et la concurrence »
Désectorisation et choix des établissements par les familles.
Concurrence entre établissements comme garantie du progrès.
Financement des établissements en fonction des effectifs et des performances.
Matériel et ressources liés aux résultats.
L’« autonomie »
Priorité à la réforme de la gestion des personnels, des méthodes d’enseignement et de l’organisation
« Il faut réévaluer les conditions d’exercice du métier et assurer aux enseignants et aux directeurs des incitations financières proportionnelles à leur engagement et à leurs résultats ». Confederation of British Industries (CBI), In Search of Quality in Schools : the Employers’ Perspective, Londres, CBI, 2000.
Les « Masters de l’économie » sur la sellette
Depuis 1999, Attac dénonce un « jeu-concours », les « Masters de l’économie », proposé sur Internet par le groupe bancaire CIC au sein des établissements scolaires. Ce « jeu » consiste à faire gérer par des jeunes (sans restriction d’âge) un portefeuille de valeurs mobilières de 40 000 euros, à optimiser en un minimum de temps. Dans ce « jeu », les avantages de la Bourse et de la spéculation sont amplement exposés, tandis que leurs conséquences sociales, souvent dramatiques, sont totalement passées sous silence.
Attac a multiplié les actions en direction des recteurs, des chefs d’établissement et des ministres de l’éducation nationale (Claude Allegre, puis Jack Lang) et rappelé son attachement à un service d’enseignement public excluant toute intrusion d’intérêts mercantiles. Un premier résultat a été obtenu avec la publication d’un « Code de bonne conduite des interventions des entreprises en milieu scolaire » dans le Bulletin officiel de l’éducation nationale (BOEN) du 5 avril 2001. Les formulations ambiguës et parfois contradictoires de ce texte doivent cependant nous inciter à la plus grande vigilance. En particulier à l’égard des « Masters », dont nous n’avons, à ce jour, aucune garantie qu’ils ne vont pas se perpétuer sous une forme ou une autre.
Les écoles et les enfants, nouveaux « supports » publicitaires
Les exemples d’intrusion de la communication publicitaire à l’école et à l’université sont légion. C’est déjà pratique courante aux États-Unis où, par exemple, la chaîne de télévision Channel One News se propose d’équiper « gratuitement » en téléviseurs et magnétoscopes des écoles s’engageant à montrer les programmes de cette chaîne aux élèves (de 11 à 17 ans) pratiquement tous les jours ouvrables. Education Market Resources (EMR), entreprise de marketing scolaire, parvient régulièrement à transformer les salles de classes en panels publicitaires destinés à sonder les goûts et les tendances consommatrices des adolescents.
En France, l’éducation nationale ne dispose d’aucune statistique officielle sur la question. Les circulaires de 1967 et de 1976, renforcées par le « Code de bonne conduite » du 5 avril 2001, interdisent certes le « démarchage commercial » à l’école, mais officialisent cependant les « partenariats ». Coca-Cola , par exemple, a réussi à fournir à quelque 4 000 professeurs de technologie un classeur pour leurs élèves (de la sixième à la troisième) dans lequel se trouvent des fiches consacrées à l’entreprise limonadière, mais qui, pour tout document « pédagogique », contient un dossier sur l’histoire de la distribution automatique... Idem pour Knorr, co-auteur avec le Centre français d’éducation à la santé (CFSE) d’une mallette pédagogique intitulée « Les chemins de la santé ». De Kellogg au Crédit mutuel, du groupe Leclerc à la Société générale, les « kits pédagogiques », notamment ceux chargés d’initier les élèves à l’euro, ne cessent d’envahir l’école, sans que les pouvoirs publics jugent utile d’intervenir.
1 Centre for Educational Research and Innovation (CERI), Schooling for Tomorrow : Trends and Scenarios, CERI/OECD, Paris, 2000. 2 Commission européenne, Livre blanc sur l’éducation et la formation. Enseigner et apprendre. Vers la société cognitive, Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg, 1995. 3 « Accomplir l’Europe par l’éducation et la formation », rapport du groupe de réflexion sur l’éducation et la formation, présidé par Jean-Louis Reiffers, décembre 1996. 4 Banque Mondiale, 1997 : 27, cité par Dexter Whitfield, Public Services or Corporate Welfare., Pluto Press, Londres, 2001. 5 A l’Organisation mondiale du commerce (OMC), se négocie l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), visant, entre autres, à marchandiser et démanteler les services publics pour laisser le champ libre aux entreprises transnationales. Michel Servoz, collaborateur de Pascal Lamy, commissaire européen chargé, au nom des Quinze, des négociations à l’OMC, considère, pour sa part, que les secteurs de l’éducation, de la santé et de l’environnement sont, enfin, « mûrs pour la libéralisation ». 6 Voir l’encadré « Comment le patronat européen entend » adapter « le système éducatif ». 7 Marie Duru-Bellat, « Stratégies des familles et stratégies des établissements dans la genèse des inégalités sociales de carrières scolaires », Administration et Éducation, n° 81, 1999. 8 OCDE, Analyse des politiques d’éducation, OCDE, Paris, 1998.