Un rapide historique
L’idée initiale de taxer les transactions financières est née de la crise de 1929. L’économiste John Maynard Keynes, pour qui les politiques publiques devaient jouer un rôle dans le redressement économique, estimait notamment cette taxe devait avoir pour objectif de freiner les opérations spéculatives afin de privilégier les investissement réellement productifs.
L’idée a été reprise et précisée en 1972 par James Tobin. Le but était également de frapper la spéculation sur les marchés des changes fragilisés par l’effondrement du système monétaire international de Brettons Woods qui imposait une parité fixe des changes. Pour James Tobin, il fallait imposer chaque opération d’achat et de vente de devise, à 0,1 % pour décourager les opérateurs sur les marchés de change de se livrer à de très nombreux « allers-retours » quotidiens. L’économiste estimait ainsi qu’en taxant chaque mouvement, le rendement global annuel de la taxe serait supérieur au gain espéré par les spéculateurs.
Ce projet a finalement été oublié jusqu’à la création d’Attac en juin 1998, qui a rappelé utilement combien il était important de lutter contre la spéculation et les dégâts de la financiarisation de l’économie.
Depuis sa création, Attac ne cesse de proposer une taxation de l’ensemble des transactions financières – changes, actions, obligations, options, produits dérivés etc. – à 0,1 %. L’objectif est tout à la fois de réguler la finance en luttant contre la spéculation, et de financer, grâce à une partie de l’argent collecté, les biens publics mondiaux. Ceux-ci – programmes d’éducation, de lutte contre les pandémies ou de partage et de conservation de l’eau par exemple – sont au cœur de la construction d’un nouvel ordre mondial. Rappelons que, au-delà d’une telle taxe, Attac a par ailleurs défendu une fiscalité mondiale assise notamment sur des taxes globales [1].
Si le rapport publié en 2004 sur la commande de Jacques Chirac, alors Président de la République, sur la mise en œuvre de « taxes globales » a crédibilisé les positions d’Attac et contribué à instaurer une taxe sur les billets d’avion [2], c’est la crise de 2007-2008 qui a relancé le débat sur l’utilité d’une telle taxe.
L’objectif demeurait certes de lutter contre la spéculation à l’échelle internationale mais aussi de répondre à la crise des finances publiques que la crise avait provoquée. Il fallait trouver de nouvelles sources de financement pour les États et non pour financer des biens publics mondiaux. Une taxe sur les transactions financières a été adoptée par l’Assemblée Nationale le 16 février 2012, tandis qu’un autre projet était également en discussion dans l’Union Européenne.
En septembre 2011, la Commission européenne avait en effet proposé un projet de directive visant à taxer toutes les transactions financières, à l’exception de celles sur les marchés de change. Selon les experts de la Commission, cet impôt européen devait collecter entre 50 et 60 milliards d’euros par an à l’échelle des 27 pays membres.
Le progrès était notable puisque la Commission était jusqu’alors opposée à toute taxe financière pouvant restreindre la libre circulation des capitaux, liberté fondamentale du marché unique. Cela dit, la portée de la taxe ne pouvait qu’être limitée en raison de la non-taxation des transactions du marché des changes qui était au cœur de la taxe Tobin initiale.
Depuis 2013, 10 pays membres de l’Union européenne sont engagés dans un processus de coopération renforcée afin d’introduire une taxe européenne sur les transactions financières. Mais la France, depuis que Emmanuel Macron est président de la République, bloque ce projet de taxation auquel le lobby bancaire et financier est farouchement opposé...
La taxe sur les transactions financières en débat
Pour ses opposants, cette taxe est contre-productive, car elle affaiblirait les places financières au profit des États-Unis ou des pays asiatiques. Mais en réalité, elle n’a d’influence que sur les transactions financières de très court terme, c’est-à-dire les plus nocives. Elle n’affecte pas les investissements à long terme porteurs de technologie et d’emploi.
L’argument principal des opposants à la TTF est que celle-ci nuirait au fonctionnement des marchés, car elle réduirait les liquidités, indispensables au fonctionnement de l’économie. Or, ce qui est visé par la taxe sont des opérations informatiques réalisant des achats et des ventes à la vitesse de la lumière sur des très grands montants afin de tirer profit des écarts d’intérêt infinitésimaux. Ces opérations portant sur de grands montants provoquent des changements de comportements sur les marchés financiers au point de les faire dysfonctionner. Contrairement à ce que qu’affirment ses détracteurs, une taxation des transactions financières et notamment du trading à haute fréquence contribuerait à assainir le fonctionnement de ces marchés et à les stabiliser.
Rappelons que la spéculation consiste à gagner de l’argent en achetant ou en vendant des actifs financiers ou des devises avec l’intention de les revendre ou de les racheter ultérieurement, afin de profiter de l’évolution du prix de ces actifs. Compte tenu de la volatilité et de la diversité des marchés financiers et du très grand nombre d’opérations, les achats et reventes peuvent s’effectuer en grand nombre sur une très courte période, sur un marché organisé ou de gré à gré.
Cette spéculation est nourrie par le trading à haute fréquence, mis en œuvre grâce à des algorithmes et par laquelle un grand nombre d’ordres boursiers et de transactions sur les marchés financiers sont émis en quelques millisecondes. La spéculation se niche principalement sur le marché des changes, le plus gros marché de la planète, où s’échangeaient 7.500 milliards de dollars par jour en 2022. Ce montant représente 30 fois le produit intérieur brut mondial et plus de 100 fois le montant du commerce international de l’année...
Bilan de la « vraie fausse » taxe sur les transactions financières
En janvier 2012 l’Assemblée Nationale a voté le projet de loi d’une taxe sur les transactions financières. Cette taxe d’environ 0,1 % ne devait s’appliquer qu’aux actions des très grandes entreprises, et à certaines actions comme les credit default swap (CDS) à nu. Le Bulletin officiel des finances publiques précise les conditions d’application de la taxe sur les transactions financières. L’actuelle taxe sur les transactions financières comporte deux parties : une taxe sur les acquisitions de titres de capital ou titres assimilés et une taxe sur les ordres annulés dans le cadre d’opérations à haute fréquence.
Lors de cette création, Attac avait dénoncé la faiblesse de cette taxe dont le rendement annoncé était inférieur à l’impôt de bourse, supprimé en 2008 par le président Sarkozy qui collectait entre 2 et 3 milliards d’euro. Ce projet purement cosmétique ne pouvait pas avoir d’impact sur les transactions et sur la spéculation.
De fait, le rendement de cette taxe s’est avéré décevant selon les chiffres de la Cour de comptes et du projet de loi de finance 2023 (montants en millions d’euros).
2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | 2022 (p) |
1057,5 | 947 | 1459 | 1301,5 | 1442,9 | 1784,6 | 1170 | 1520 |
Un premier bilan de cette taxe a été dressé par la Cour des comptes en 2017 [3]. Selon la Cour, si la taxe a procuré certaines recettes, elle n’a atteint : « aucun des trois objectifs stratégiques, faire contribuer le secteur financier au redressement des finances publiques, exercer une action de régulation sur les marchés financiers, initier un mouvement d’adhésion des autres États au projet de la Commission ». La Cour des comptes précise que la taxe ne pèse pas sur le secteur financier mais sur les clients des intermédiaires financiers [4], les activités les plus spéculatives ne sont pas taxées et la taxe ne s’est pas généralisée au niveau européen. Une situation qui a récemment débouché sur une proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale et dont l’objectif est d’élargir l’assiette de la taxe sur les transactions financières aux opérations « intra-day » [5].
Taxe sur les transactions financières, dettes publiques, fiscalité : que faire ?
La mise en œuvre d’une taxe sur les transactions financières sur l’ensemble des transactions, trading à haute fréquence compris, reste d’actualité. Le niveau européen, à tout le moins de la coopération renforcée, peut constituer un premier pas. Une telle taxe pourrait réduire la spéculation et nourrir utilement le budget européen. Celui-ci ne représente en effet que 1 % du PIB européen, ce qui ne permet pas de faire face aux enjeux en matière d’aide au développement, de réduction des inégalités ou encore de financement de la transition écologique.
En taxant les transactions sur les actions et les produits structurés à 0,1% et certains produits dérivés à 0,01%, on pourrait dégager 36 milliards d’euros par an à l’échelle européenne, dont 10,8 milliards pour la France, et plus de 400 milliards de dollars au plan mondial [6]. Pour le centre d’économie de la Sorbonne par exemple, si l’on étend la taxe à l’ensemble des produits dérivés, et avec un taux d’imposition de 0,05% sur l’ensemble des transactions sur ces produits dérivés, le montant récupérable dépasse 200 milliards d’euros à l’échelle européenne, et 36 milliards d’euros par an qui pourraient être récupérés pour la France seule.
Emmanuel Macron a annoncé que l’objectif du sommet pour un nouveau pacte financier mondial qui se tiendra Paris en juin 2023 était de trouver des mécanismes de financements innovants permettant de soutenir les pays vulnérables et exposés au changement climatique. Mettre les actes en conformité avec les discours implique que la France cesse de s’opposer à la taxe sur les transactions financières qui est soutenue par les principaux pays européens. Il faut désormais imposer à tous les gouvernements réticents une véritable taxe sur les transactions financières reprenant les objectifs initiaux développées par Attac : neutraliser une spéculation financière dont les dégâts sont connus et financer les solidarités dans un contexte de changement climatique.
Attac propose de taxer les transactions sur les actions, les produits structurés et les dérivés et d’intégrer à la TTF les opérations de change, ce qui permettrait des rentrées fiscales encore plus importantes [7]. Voici 25 ans, la taxe sur les transactions financières était jugée impossible et néfaste. Il est désormais reconnu qu’il est techniquement possible de l’instaurer. Il reste donc un pas à franchir. Par là même occasion, il est vital d’approfondir les combats d’Attac sur la justice fiscale, sociale et écologique, pour une meilleure répartition des richesses en France et à l’échelle internationale et une réduction des inégalités de toutes sortes et pour une véritable bifurcation sociale et écologique [8].
Ceci suppose notamment une neutralisation de la concurrence fiscale et sociale et l’engagement d’une réforme fiscale visant par exemple, au plan international, à instaurer une taxation unitaire des firmes multinationales et un impôt sur la fortune des plus riches et à renforcer la lutte contre l’évasion fiscale. Au plan national, une réforme fiscale juste procéderait à une revalorisation des impôts directs et à une plus grande progressivité du système fiscal. Cela passe notamment par un relèvement de la contribution des grandes entreprises et des ménages les plus riches permettant le nécessaire renforcement des services publics et de la protection sociale.
La taxe sur les transactions financières n’est pas un outil miracle, même si elle est évidemment nécessaire. D’autres mesures complémentaires doivent l’accompagner. Il faut interdire les opérations sur des marchés de gré à gré entre deux acteurs, en toute opacité et donc sans possibilité de contrôle, et en imposant que les transactions financières se réalisent exclusivement sur des marchés organisés et régulés. Il faut également interdire les opérations telles que la vente à découvert à nu (ou « trading nu ») qui constituent le cœur de la spéculation déstabilisante.
Au-delà, en matière de gestion des dettes publiques, la politique d’austérité budgétaire est contre-productive, et sortir de la dépendance aux marchés financiers est vital. Dans ce but, la Banque centre européenne pourrait émettre sa propre monnaie pour financer les investissements verts des gouvernements, tels que la construction d’infrastructures (voies ferrées, hôpitaux, écoles...). Par ailleurs, la BCE pourrait transformer les dettes publiques qu’elle détient en dette permanente, non remboursable, ce qui permettrait de réduire la charge de la dette, et par là la dépendance aux marchés financiers des finances publiques. Lorsqu’un titre de la dette publique arrive à échéance, l’État emprunte de nouveau pour le rembourser : il donc « fait rouler » la dette. Transformer la dette publique détenue par la BCE en dette permanente permettrait que l’État ne soit plus obligé de réemprunter sur les marchés financiers lorsque ces titres arrivent à échéance.
Cette nouvelle approche de la dette des États détenue par la BCE, tout à fait légitime et réalisable, serait un geste politique fort qui ouvrirait une brèche dans un dispositif néolibéral dans l’impasse et incapable de relever les défis sociaux et environnementaux de la période. Une telle mesure pourrait être conditionnée à des investissements dans la bifurcation sociale et écologique. Enfin, pour les mêmes raisons, la question de l’annulation de la dette des pays pauvres reste posée pour favoriser leur développement et réduire les inégalités mondiales.