Rappelons que, si les États-Unis, longtemps réticents, ont relancé ces discussions grâce aux propositions de Joe Biden d’instaurer un taux mondial minimum de 21 %, ce taux aura finalement été abaissé à 15 %. Par ailleurs, s’agissant du second pilier, le G7 finances du 5 juin avait défini les contours du bénéfice qui serait réparti entre les États : il concernerait 20 % du bénéfice des multinationales dégageant un taux de marge de 10 %. Il est donc utile de dresser un rapide état des lieux. C’est l’objet de la présente note qui fait le point sur l’avancement de ce chantier complexe, sur les questions qu’il pose et les conséquences qu’il aurait.
Rapide retour sur l’architecture envisagée
Dans la continuité du Plan "Base Erosion and Profit Shifting” (BEPS), les travaux de l’OCDE portent sur deux piliers : le premier vise à répartir le pouvoir d’imposition des multinationales entre pays et le second vise à assurer une imposition minimale des entreprises multinationales. Ces travaux ont pour objectif d’adapter la gouvernance fiscale internationale et les législations face à la numérisation de l’économie et aux pratiques d’optimisation et d’évasion fiscales.
- Le pilier 1 livre une alternative aux règles relatives à la répartition des bénéfices, ou des pertes, au sein des groupes d’entreprises, aujourd’hui régies par le principe de pleine concurrence de l’OCDE relatif aux prix de transfert. Ces derniers permettent aux groupes de se livrer à une optimisation fiscale de très grande ampleur (alors que, selon l’OCDE, au moins la moitié du commerce mondial procède de transactions intra-groupe) et parfois à des pratiques frauduleuses lorsqu’ils sont manipulés. Une fois calculé, le profit serait réalloué selon une formule qu’il reste à confirmer mais qui ne devrait pas reposer sur le principe de pleine concurrence : au-delà d’un certain taux de marge (10%), une partie du profit excédentaire ou résiduel d’une multinationale (évaluée à 20% par le G7 finances) serait réallouée entre les États au prorata des revenus qui y trouvent leur source.
- Le pilier 2 concerne notamment l’imposition minimum. Concrètement, les bénéfices globaux seraient répartis entre les différents pays où l’entreprise exerce ses activités. On calcule ensuite un taux effectif d’imposition (calcul qu’il reste à préciser mais probablement au niveau de chaque pays) puis on calcule l’impôt complémentaire revenant à l’État par différence entre le taux effectif d’imposition des différents pays et le taux d’imposition minimum qui constituera un impôt complémentaire qui devra être payé à l’État de résidence de la société qui détient les participations dans les sociétés du groupe. Le pilier 2 prévoit également d’autres mesures comme la non-déduction des paiements et l’imposition à la source des intérêts, redevances, etc, lorsque ces revenus ne sont pas soumis à une imposition minimale. Il pourrait donc s’appliquer aux grandes entreprises multinationales (par exemple, celles qui sont soumises à la déclaration pays par pays – ou reporting pays par pays - en raison d’un chiffre d’affaires supérieur à 750 millions d’euros) et aux plus petites entités. Le principe du taux minimum est simple : avec un taux d’imposition minimum de 15%, un groupe qui aurait une filiale en Irlande (où le taux d’impôt sur les sociétés est de 12,5%), un complément de 2,5% calculés sur les revenus de la société irlandaise serait reversé.
Quelles conséquences ?
L’interaction entre les propositions du Pilier 1 et du Pilier 2 n’est pas claire. On peut supposer que le Pilier 1 sur la fiscalité numérique s’appliquera à une entreprise multinationale avant l’application du Pilier 2. Les impôts payés au titre du Pilier 1 pourraient être pris en compte dans le calcul du taux mondial minimum. L’interaction entre les deux piliers et leur interdépendance doivent donc être clarifiées. L’objectif est de dissuader les entreprises à localiser des activités bénéficiaires dans des pays à faible fiscalité mais aussi d’inciter les États à réduire leurs écarts de taux en neutralisant notamment leurs incitations fiscales excessives. Mais l’incitation pourrait surtout conduire les États à s’aligner sur le taux de 15 %, ce qui laisse de beaux jours à la concurrence et l’évasion fiscales dont les effets (pertes de recettes, déséquilibres croissants des systèmes fiscaux) sont dramatiques…
Si le principe du taux minimum est simple, son application risque d’être complexe. L’imposition complémentaire à prélever doit en théorie correspondre à l’écart existant entre ce taux et le taux effectif d’imposition de l’ensemble des entités contrôlées au sein d’un même pays. Ce taux effectif devrait en toute théorie être déterminé à partir des bénéfices ressortant des comptes consolidés, après divers retraitements spécifiques visant notamment à neutraliser les dividendes et plus-values intra-groupes. Cela suppose notamment de déterminer précisément le périmètre de la ou des entités juridiques du groupe qui entreront dans le champ d’application de cette mesure, ce qui n’est pas neutre. Potentiellement, il s’agira également de voir comment certains dispositifs et régimes dérogatoires seront traités, comme le régime « mère-fille » au sein de l’Union européenne… Il s’agit aussi de prendre en compte l’interaction avec les règles qui régissent les sociétés étrangères contrôlées qui avaient déjà fait l’objet d’une directive (Anti Tax Avoidance Directive).
Quelles recettes espérer ?
Les recettes espérées restent bien faibles. Avec un taux mondial minimum de 12 à 13 % comme cela était encore récemment envisagé, l’OCDE estimait que l’effet combiné des deux piliers pourrait représenter 4 % des recettes de l’impôt sur les sociétés au niveau mondial, soit 100 milliards USD par an. Avec un taux de 15 %, elles seront un peu supérieures. Le gain procuré par le Pilier 1 serait faible. Le Pilier 2 pourrait générer davantage de recettes, sous réserve des règles précises qui seront discutées ultérieurement. L’espoir formulé par ses promoteurs est d’assister à une diminution significative des transferts de bénéfices opérés par les entreprises multinationales. Mais à 15 %, il restera des possibilités de pratiquer une optimisation fiscale agressive, voire pire… Et si les travaux BEPS de l’OCDE au sein du « Cadre inclusif » concernent 137 pays, il reste à voir d’une part, comment ceux-ci l’appliqueront et s’ils jouent le jeu et d’autre part, comment se comporteront les territoires qui n’en font pas partie.
Précisons également que lorsque ce dispositif se mettra en place, la taxe sur les services numériques, la symbolique « taxe Gafam » [1], sera supprimée. Enfin, si ce taux minimal de 15 % est à l’avenir considéré comme le point de convergence des taux nominaux de la quasi-totalité des États (dont le taux nominal est aujourd’hui plus élevé), les pertes de recettes pourraient s’avérer particulièrement importantes.
Qu’en penser (pour l’heure) ?
Cette période est riches d’enseignements.
Elle montre que, lorsque la volonté politique existe, des avancées sont possibles. Elle montre aussi que, comme de nombreuses organisations, dont Attac, le déplorent de longue date, le système fiscal est dépassé et contourné, qu’il a besoin d’être adapté (notamment à la numérisation de l’économie) et que l’évasion fiscale est un véritable fléau. Elle montre enfin que certains outils existent (comme le reporting public pays par pays) et peuvent être mobilisés et améliorés pour mettre en place une véritable taxation unitaire [2] qui doit, selon ses promoteurs (dont Attac), porter sur l’ensemble des bénéfices mondiaux consolidés des multinationales et permettre aux États, par une clef de répartition tenant compte des activités réelles des groupes, d’imposer la quote-part des bénéfices qui leur revient. Et ce, sans oublier les pays du Sud qui pourraient être les grands perdants du projet du G7. En tout état de cause, en matière de taux minimal mondial d’imposition des bénéfices ; il ne saurait être inférieur à 25 %. D’autres mesures sont nécessaires pour neutraliser l’évasion fiscale et instaurer une véritable justice fiscale : un cadastre financier mondial, le renforcement de la coopération internationale et des moyens pour combattre l’évitement de l’impôt, etc.
Malheureusement, elle montre aussi le poids de l’idéologie « anti-impôt » et, surtout, celui des intérêts qui refusent toute véritable hausse de la contribution commune que constitue l’impôt. Et ce, circonstance aggravante, dans une période pour le coup historique marquée par des enjeux sociaux, écologiques et économiques immenses.