En introduction à cette note, vous pouvez lire ces quelques courtes fiches explicatives sur différents concepts économiques cités ici :
- la dette publique,
- la création monétaire,
- la politique monétaire,
- la monnaie hélicoptère,
- le « haircut ».
Introduction
Le monde entier est submergé depuis deux mois par la pandémie du coronavirus nommé Covid-19. La première réaction des gouvernements et de la plupart des économistes médiatisés fut de dire qu’il s’agissait d’une crise extérieure au système économique mondial, « exogène », assuraient-ils. Au contraire, tout indique que l’évolution du capitalisme depuis un demi-siècle a favorisé l’éclosion de nouveaux virus et leur diffusion très rapide sur l’ensemble de la terre. Plusieurs faits sont aujourd’hui avérés.
Premièrement, les barrières entre les espèces animales et l’espèce humaine se sont affaiblies considérablement. En cause, la transformation de notre rapport au monde du vivant qu’a imposée la logique de la marchandisation : la déforestation et l’urbanisation ont détruit les habitats naturels de la faune sauvage, l’agriculture et l’élevage industriels ont fait des sols et de l’eau des dépôts de déchets et entraîné des pertes de biodiversité qui atteignent des seuils dont certains sont irrémédiables. Il s’ensuit que les trois quarts des maladies dites émergentes sont transmises par les animaux, appelées zoonoses. Toutes les études scientifiques dont nous disposons vérifient que les virus Marburg, Ebola, VIH, Hendra, Sras, Mers-Cov ont sauté les barrières naturelles au cours des dernières décennies. [1]
Deuxièmement, la pandémie du Covid-19 n’est pas la première pandémie dans l’histoire humaine. Mais c’est la première qui s’est répandue avec une telle rapidité et qui a provoqué aussi brutalement une paralysie subite de l’économie. C’est le résultat de l’accélération considérable de la circulation des marchandises et des humains à travers le monde, qui ne connaît plus d’entraves depuis que les capitaux peuvent aller partout librement et ont fait éclater les chaînes de production. Les chantres du capitalisme ont beau répéter que l’on fait un « mauvais procès à la mondialisation » [2], la fragmentation des « chaînes de valeur » pour tirer le meilleur parti de la faiblesse des coûts de main-d’œuvre et d’exploitation, combinée avec les stratégies de zéro stock et des flux tendus a fragilisé les sociétés en faisant perdre toute autonomie aux économies locales et nationales. La pénurie de matériel médical et de médicaments, antérieure à la crise sanitaire actuelle, en est le résultat.
Troisièmement, cette situation a été aggravée par les politiques néolibérales qui ont délibérément affaibli les services publics de santé au nom de la diminution des dépenses publiques. Le cas de la France est tristement exemplaire : diminution du nombre de personnels soignants, des lits d’hôpitaux, d’instruments de protection et de réanimation et gestion des hôpitaux selon des critères de rentabilité. Le résultat est sans appel : le système de santé fut démuni dès que la pandémie explosa. Toutes les sociétés étaient donc devenues vulnérables, d’autant plus que, dans le même temps, les très fortes perturbations liées à la financiarisation continuaient à faire leurs ravages : crises financières à répétition, bulles périodiques, endettement public et surtout privé sans limites. À tel point que les États et les banques centrales furent conduits à intervenir massivement pour sauver un système bancaire et financier au bord de l’asphyxie, soit en socialisant ses pertes, soit en jetant dans un puits sans fond des masses de liquidités monétaires considérables.
C’est dans ce contexte que, pris de panique devant la brutalité de la pandémie, les gouvernements cherchent désespérément à refaire partir la machine économique, en promettant de réformer le modèle de développement économique, mais sans que l’on puisse détecter le moindre signe de transformation véritable du système productif, ni comment la collectivité pourrait réunir les moyens financiers d’engager cette transformation, dès lors que le caractère systémique de la crise, au-delà même de son aspect sanitaire, n’est pas reconnu par la classe dominante et les gouvernements. La présente note a pour but de présenter simplement les conditions monétaires et financières qui permettraient d’engager la nécessaire transformation systémique, en abordant quatre points : un rappel sur ce qu’est la monnaie ; la politique monétaire traditionnelle au sein de la zone euro ; les instruments de politiques fiscale et monétaire face à la crise ; les enjeux de sortie de crise.
À une crise systémique, la réponse doit être du même ordre. [3]
I. Rappel sur la monnaie
Trois choses essentielles sur la monnaie peuvent être rappelées pour que les citoyens soient en mesure d’exercer sur elle leur contrôle.
1) La monnaie est une institution de la société, au sens propre : une institution sociale
La monnaie n’est pas seulement un instrument économique pour échanger des marchandises, mesurer leur valeur et conserver de la valeur dans le temps, elle est une institution que l’on retrouve sous des formes différentes dans toutes les sociétés, aussi loin que l’on remonte dans l’histoire. Elle participe à tous les échanges sociaux, elle transmet et renouvelle les dettes économiques comme symboliques contractées, et ainsi elle concourt à reproduire la société. Sa légitimité lui est conférée par le pouvoir politique et assurée par la confiance qu’elle acquiert auprès des membres de la société lorsque le système productif est en mesure d’offrir les biens et services nécessaires. Enfin, la monnaie est un enjeu politique parce que sa détention reflète les inégalités, les distinctions sociales et les rapports de pouvoir. D’où l’impératif d’en maîtriser l’évolution. [4]
2) Comment la monnaie est-elle créée ?
Bien que la création monétaire apparaisse souvent comme mystérieuse, voire bizarre, son mécanisme est assez simple. Dans les économies modernes, le système bancaire (qu’il soit public ou privé n’a pas d’importance pour comprendre le mécanisme) crée la monnaie en accordant des crédits aux agents économiques privés (entreprises et ménages) et publics (État et autres collectivités publiques). Mais ce système bancaire ne peut fonctionner que parce qu’il est hiérarchisé. À la base, il y a les banques ordinaires qui, au vu de la solvabilité des demandeurs de crédit, leur font des prêts qui grossissent le montant de la monnaie en circulation, déduction faite des remboursements concomitants. Mais, comme les banques sont nombreuses, elles doivent compenser leurs engagements réciproques que le mouvement de crédits et de dépôts a engendrés. Cette compensation a lieu en une monnaie appelée centrale parce que seule la banque centrale a le pouvoir de l’émettre, en vertu de la décision du pouvoir politique souverain qui fonde ainsi la confiance en la monnaie. Elle est réalisée par des transferts de compte à compte ouvert par chaque banque ordinaire auprès de la banque centrale. Outre les réserves déposées par les banques ordinaires à la banque centrale, la monnaie dite centrale comprend aussi les billets et pièces circulant dans l’économie
Par le biais du refinancement des banques auprès de la banque centrale, celle-ci conserve un droit de regard et donc un pouvoir de régulation sur la politique de crédit pratiquée par les banques. Essentiellement par le maniement du taux d’intérêt qu’elle impose aux banques pour être approvisionnées en monnaie centrale. Mais on verra plus loin que la dernière période a été marquée par une profonde mutation de ces pratiques. Et que la nécessité d’une transition sociale et écologique demandera aux banques centrales d’exiger de la part des banques ordinaires, pour pouvoir accéder au refinancement, des titres financiers représentant des crédits alloués sur des critères de haute soutenabilité sociale et écologique.
3) La monnaie n’est pas neutre au regard de l’activité économique
C’est l’un des points les plus controversés au sein de la théorie économique. D’un côté, les économistes orthodoxes quantitativistes [5] (notamment ceux que l’on nomme monétaristes) prétendent que la variation de la quantité de monnaie ne peut avoir qu’une influence sur le niveau des prix. Ils en concluent qu’il faut s’abstraire de toute politique monétaire active pour éviter tout risque d’inflation. Au contraire, toutes les écoles hétérodoxes soulignent que la monnaie exerce une influence sur le niveau de la production et de l’emploi et qu’il faut donc l’utiliser dans ce sens (école keynésienne). De plus, tout développement économique exige un supplément de monnaie (écoles post-keynésienne et marxienne) qui anticipe l’impact positif d’un investissement à l’échelle de l’ensemble de l’économie.
II. La politique monétaire au sein de la zone euro
La politique monétaire, au sein de la zone euro, est sous la responsabilité de la Banque centrale européenne (BCE). Or, dès le départ, c’est une conception quantitativiste qui a présidé à sa création et à la manière de conduire sa politique monétaire. Cela l’a rendue sourde aux risques de crise et aveugle aux intérêts des peuples européens.
1) Une BCE indépendante
Les défenseurs d’une politique monétaire orthodoxe sont farouchement favorables à l’indépendance des banques centrales et à une discipline budgétaire stricte pour assurer la crédibilité de la politique monétaire. À leurs yeux, la banque centrale, et c’est le cas de la BCE, ne peut avoir comme mandat que la stabilité des prix des biens et des services. La BCE a ainsi fixé à 2 % par an l’inflation maximale. Pour eux, la politique monétaire n’a aucune raison de soutenir l’activité économique, elle ne pourrait que provoquer l’inflation. À cela il faut ajouter qu’au nom de cette indépendance, il est interdit à la BCE de financer les États et donc de leur acheter directement des instruments de leur dette. Lorsqu’elle a racheté des titres de la dette publique, notamment des titres grecs, dans le cadre du programme SMP (Securities Market Programme) lancé en mai 2010, elle l’a fait sur le marché secondaire, c’est-à-dire essentiellement aux banques. La détention de ces titres a été une véritable arme pour la BCE pour faire pression sur les pays en crise, en particulier la Grèce, et obliger leurs gouvernements à appliquer de sévères politiques d’austérité et les mesures voulues par la « troïka » (FMI, BCE, Commission européenne).
2) Des politiques accommodantes
En réponse à la crise financière de 2007-2008, la BCE, à la suite des autres banques centrales des pays touchés, a dû baisser les taux d’intérêt. Puis, cette mesure s’avérant insuffisante, elle a dû se résoudre, à l’instar des autres banques centrales, à utiliser des mesures non conventionnelles, mêmes si elles n’ont pas été appliquées au même rythme et selon les mêmes modalités. Différents types d’instruments de politique non conventionnelle ont été mis en œuvre : d’abord l’assouplissement du crédit (qualitative easing), qui consiste à élargir les conditions d’intervention de la banque centrale et se traduit par un changement dans la composition des ses actifs sans changer la taille de son bilan ; ensuite, l’assouplissement quantitatif (quantitative easing), où la banque centrale achète massivement des actifs, des titres de dettes publiques et privées, aux banques et aux autres institutions financières. Au départ, en 2015, le programme concernait uniquement ou presque le rachat de dettes souveraines sur les marchés financiers. À partir de juin 2016, la BCE s’est mise à racheter également des dettes d’entreprises. La BCE a ainsi injecté près de 2 600 milliards d’euros entre mars 2015 et décembre 2018 sur les marchés.
3) Peu d’efficacité économique
Le résultat de ces politiques, malgré l’ampleur des programmes et des moyens mis en œuvre, a été peu probant. Certes, on a pu par moments éviter le pire. Mais la BCE a agi comme un pompier pyromane. Les liquidités qu’elle a injectées, via les programmes de rachat des titres publics et privés, n’ont pas réussi à atteindre l’objectif assigné, à savoir augmenter le crédit aux sociétés non financières et aux ménages. En inondant les marchés financiers de liquidités qui n’ont pas profité à l’économie réelle, les politiques non conventionnelles ont alimenté des bulles spéculatives sur certaines classes d’actifs, notamment dans l’immobilier commercial. Pire, les rachats de dettes privées menés par la BCE ont favorisé en majorité les entreprises travaillant dans les secteurs économiques les plus émetteurs de gaz à effet de serre.
La situation écologique, économique et sociale montre l’inadaptation des politiques menées par la BCE.
III. Les instruments de politiques monétaire et fiscale dans le contexte de crise
L’action des pouvoirs publics – États et banques centrales – pour faire face à la crise doit être menée dans un contexte où l’endettement public a connu une croissance très importante depuis l’avènement du néolibéralisme et atteint aujourd’hui des niveaux très élevés, même si ces niveaux ne sont pas inédits dans l’histoire et qu’aucune défiance des créanciers ne menace les pays développés qui sont endettés dans leur propre monnaie. C’est ce contexte qui explique les atermoiements et les renoncements à mettre en œuvre des mesures novatrices de financement. Ce dernier suppose d’agir simultanément sur le volet monétaire et sur le volet fiscal des politiques économiques. Nous mettons l’accent sur les propositions pour sortir de l’engrenage de la dette publique, la grande insuffisance du plan d’aide européen, les solutions inefficaces, sinon fausses, de la mutualisation des dettes et de la monnaie hélicoptère ; nous montrons les perspectives que pourrait offrir le financement monétaire des dépenses publiques
1) Dette publique : sortir du piège néolibéral
Précisons en préalable que l’endettement public ne doit pas être confondu avec l’endettement privé des ménages et entreprises. Dans notre pays, comme à l’échelle mondiale, le second est bien supérieur au premier.
La dette publique française se répartit entre la dette de l’État (80 %), Celles de la Sécurité sociale dont l’assurance retraites (10,5 %) et des collectivités locales (9,5 %). Elle a fortement augmenté depuis le début de la période néolibérale en 1980, où elle ne représentait que 20 % du PIB.
Fin 2019, la dette publique en France a atteint 98,1 % du produit intérieur brut (PIB), soit 2380,1 milliards d’euros. En 2019, son poids était comparable au ratio moyen de la zone euro (101 %), plus élevé que la dette publique allemande (61 %) mais inférieur à celui des États-Unis (101 %), du Royaume-Uni (105 %) et du Japon (229 %)
Une dette détenue principalement par les investisseurs étrangers
Près de 20 % de la dette publique sont détenus par des compagnies d’assurance, qui « achètent » des titres de dette française pour les placements d’assurance-vie. Les particuliers en sont donc indirectement détenteurs d’une partie significative. Les banques françaises en détiennent environ 10 %. Mais ses principaux détenteurs sont les investisseurs étrangers, tels que BlackRock, qui en contrôlent environ 54 %, selon l’agence France-Trésor (AFT).
Quelles sont les causes principales de la hausse de la dette depuis 1980 ?
Les conclusions du Collectif pour un audit citoyen de la dette publique (CAC), publiées en 2014, sont éloquentes [6]. Même si elles datent un peu, les conclusions qu’on peut en tirer restent pertinentes. La hausse vertigineuse de la dette publique de 1980 à 2012 est la conséquence directe des politiques néolibérales :
- Les cadeaux fiscaux (CIR, CICE, baisse de l’IS) et l’évasion fiscale ont abouti à une forte baisse des recettes publiques. Si l’État avait maintenu constante la part de ses recettes dans le PIB, la dette publique aurait été inférieure de 24 points de PIB (soit 488 milliards €) à son niveau de 2012.
- Le recours aux marchés financiers internationaux et à des taux d’intérêt excessifs, s’est traduit par une forte hausse de la charge de la dette publique, estimée à 29 points de PIB (soit 589 milliards €) par rapport au niveau de 2012.
Au total, selon cet audit citoyen, si l’État n’avait pas réduit ses recettes au profit des plus riches et favorisé les marchés financiers internationaux, le ratio dette publique sur PIB aurait été en 2012 de 43 % au lieu de 90 %. Cette analyse a d’ailleurs été confirmée par deux rapports officiels datant de 2010. Le rapport Champsaur-Cotis [7] au président de la République indique qu’« en l’absence de baisses de prélèvements, la dette publique serait environ 20 points de PIB plus faible aujourd’hui ». Celui de Gille Carrez [8], député de droite et à l’époque rapporteur du budget, pointe que, si la fiscalité était restée au niveau de l’an 2000, la France aurait été en excédent budgétaire en 2006, 2007 et 2008 et le déficit public n’aurait été que de 3,3 % au lieu de 7,5 % en 2009, année de la plus forte récession depuis la seconde guerre mondiale.
À ces causes fondamentales de la dette publique, il faut ajouter le coût budgétaire considérable des politiques publiques menées à la suite la crise de 2007 pour relancer l’économie, et aider les banques, par ailleurs responsables de la crise financière, ce qui a largement contribué à la hausse du poids de la dette publique qui est passé de 60 % en 2008 à 90 % du PIB en 2012.
En finançant les dépenses par emprunt sur les marchés financiers, la crise du Covid-19 va conduire à une forte hausse de la dette publique qui devrait atteindre 115 % du PIB en 2020, conséquence des mesures budgétaires décidées, notamment pour aider les entreprises et payer le chômage partiel, votées le 20 avril 2020 dans la deuxième loi de finance rectificative (110 milliards d’euros d’aides).
Nos propositions pour sortir du piège de la dette
Les États sont à la merci des investisseurs internationaux qui n’hésitent pas à spéculer et à faire pression pour imposer aux gouvernements élus des politiques contraires à l’intérêt des peuples. Attac, et d’autres organisations telles que le CADTM, ont fait depuis longtemps des propositions pour sortir du piège de la dette sous l’emprise des marchés financiers :
- Un audit permanent de la politique d’endettement et des sources de déficit public, comme l’a fait le Collectif pour l’audit citoyen de la dette (CAC) cité plus haut. Par ailleurs, pour juger le caractère illégitime d’une partie de la dette, il est nécessaire de créer un tribunal européen de la dette, constitué par les pouvoirs publics et les organisations de la société civile, s’appuyant sur un audit citoyen des dettes publiques et contradictoire, et doté du pouvoir de saisine du tribunal.
- La restructuration des dettes publiques, qui peut prendre plusieurs formes : un rééchelonnement de la dette (recul des échéances), une dispense de paiement des intérêts, et une annulation partielle ou totale de la dette. Cette procédure doit être réalisée dans l’intérêt du pays, contrairement à la décote ou « haircut » imposé à la Grèce en 2012. Trois pays, l’Argentine en 2005, l’Équateur en 2007 et l’Islande en 2008 ont imposé avec succès une restructuration de leur dette qui leur a permis d’échapper à la tutelle de leurs créanciers.
- La nationalisation de la dette publique pour réduire la part détenue les investisseurs étrangers (deux tiers), sur le modèle du Japon dont la dette publique – une des plus élevées parmi les pays riches – est détenue à près de 100 % par les institutions financières nippones. Ce qui a été obtenu en obligeant les investisseurs et les banques résidentes à se porter acquéreurs de la dette émise par l’État.
- Le financement monétaire par la BCE doit être la principale mesure, car elle a le double mérite d’assurer une mutualisation des dettes publiques à l’échelle de la zone euro, et de permettre une annulation des dettes (voir aussi plus loin, § III.2.5). La mesure la plus efficace se décompose en trois étapes : (1) l’achat des dettes publiques à l’émission par la BCE ; (2) leur transformation en dette perpétuelle, non remboursable, et (3) le reversement des intérêts perçus par la BCE aux États membres [9]. Cette mesure permet de supprimer la charge de la dette publique (intérêts et remboursements).
- À côté de la monnaie, les États doivent mobiliser leur deuxième instrument souverain afin de financer les politiques publiques et réduire leur dette : la fiscalité, dans sa triple fonction de financement, de redistribution et d’incitation. Thomas Piketty propose ainsi d’instaurer un impôt exceptionnel et progressif sur les patrimoines de 15 %, destiné à réduire les dettes publiques de 20 % [10]. Pour Attac, une réforme globale du système fiscal est nécessaire pour éliminer les sources principales des déficits et de la dette publics : les cadeaux fiscaux aux riches et aux multinationales, et l’évasion fiscale [11]. Attac a montré, dans un rapport « Rendez l’argent ! », publié en 2017, que les ressources fiscales ainsi dégagées pourraient être de l’ordre de 200 milliards d’euros, donc largement supérieures au déficit public, ce qui mettrait un terme à l’accumulation de la dette publique, tout en permettant le financement de politiques publiques prioritaires, concernant en particulier la transition écologique et sociale [12].
2) Le plan d’aide au sein de l’Union européenne : il est insuffisant et maintient la dépendance à l’égard des marché financiers
Dans la première quinzaine d’avril 2020, les pays membres de l’UE ont fini par s’accorder pour dresser un plan de soutien à l’économie de 550 milliards d’euros qui comporte plusieurs volets et passera par trois canaux.
- La Banque européenne d’investissement pourra accorder jusqu’à 200 milliards de prêts aux entreprises, qui seront garantis par les États à hauteur de 25 milliards.
- La Commission européenne pourra lever (c’est-à-dire emprunter sur les marchés financiers) 100 milliards d’euros pour aider à la prise en charge du chômage partiel. À nouveau, ces emprunts seront garantis par les États à hauteur de 25 milliards.
- Troisième canal, celui du Mécanisme européen de stabilité (MES) installé depuis 2012. Dotée d’un capital de 410 milliards d’euros, cette institution a pour vocation d’emprunter sur les marchés financiers de quoi aider les États. Ainsi, ces derniers peuvent bénéficier de taux d’intérêt plus bas, par le biais du MES, mais ils doivent ensuite rembourser leurs créanciers de manière individuelle. Surtout, ces emprunts sont soumis à des conditionnalités : des plans d’austérité en diminuant les dépenses publiques, des réformes structurelles comme celles du marché de l’emploi ou de la protection sociale.
L’accord conclu le 9 avril 2020 prévoit 240 milliards de prêts possibles garantis par le MES. Les pays dits du « nord » de l’UE (Pays-Bas, Autriche, Finlande, Danemark, l’Allemagne ayant eu une position un peu moins abrupte) exigeaient que ce plan d’aide soit subordonné aux règles habituelles du MES. De quoi répéter ce qui avait si bien marché pour la Grèce : étrangler un pays pour qu’il renonce à toute velléité de changement social et démocratique. Les pays du « sud » de l’UE et la France ont réussi à ce que les emprunts liées aux « dépenses directes et indirectes de santé et de prévention liées au Covid-19 » ne soient pas soumis aux conditionnalités du MES. En revanche, les emprunts liés à la résolution de la crise économique devraient y être soumis. De toute façon un pays ne pourra pas emprunter plus de 2 % de son PIB au MES. Par exemple, 2 % du PIB de la France représente 50 milliards d’euros, 36 milliards pour l’Italie, des sommes nettement insuffisantes pour répondre à la situation actuelle..
Sur les 550 milliards d’euros d’aides prévus, combien seront mis en œuvre et seront efficaces ? Nul ne le sait encore car l’idée qui les inspire, c’est de laisser les États sous la férule des marchés financiers.
3) La mutualisation de dettes publiques à l’égard des marchés toujours renouvelées
Les gouvernements français, espagnol et italien ont tenté de plaider pour la mise en place d’obligations publiques communes au sein de la zone euro : des eurobonds, appelés en l’occurrence coronabonds. Leur principe est commun avec celui des prêts du MES : on emprunte ensemble et ainsi on annule les écarts de taux (appelés spreads) sur les titres publics entre pays membres de la zone euro, mais on rembourse et on paie les intérêts séparément. Mais cette mutualisation des dettes qui avait le soutien de certains économistes sociaux-démocrates depuis longtemps [13], a été refusée par les pays dominants de la zone euro. Dans la controverse au sujet de ces eurobonds, on voit nettement la contradiction dans laquelle les politiques néolibérales sont enfermées : d’un côté, les pays riches ne veulent pas payer pour les moins riches, ni même leur servir de garantie ; de l’autre, l’endettement auprès des marchés financiers est considéré comme incontournable, puisqu’ils doivent être les « gendarmes » contre les États fautifs d’endettement. [14]
4) La monnaie hélicoptère : une fausse solution ?
Comme on l’a vu plus haut, les grandes banques centrales (Réserve fédérale des États-Unis, Banque d’Angleterre, Banque du Japon et Banque centrale européenne) ont modifié leur pratique depuis la crise de 2007-2008. Pour éviter l’effondrement mondial du système bancaire, un « assouplissement quantitatif monétaire » est devenu monnaie courante, si l’on ose dire. Les banques centrales ont acheté en grande quantité des titres publics aux banques ordinaires, ce qui est une manière indirecte de financer les États budgétairement déficitaires. Cette pratique ayant eu très peu d’effet, pour ne pas dire aucun, sur l’économie réelle, l’idée de verser directement de l’argent aux ménages a refait surface sous le nom de « monnaie hélicoptère » ou de « quantitative easing for the people ». Aux États-Unis, il est prévu de donner 1200 dollars par adulte et 500 dollars par enfant, sous plafond de ressources. Une manière d’inaugurer ponctuellement une sorte de revenu universel, dans l’espoir de relancer la demande et de dépanner ainsi l’économie. La panique des gouvernements est telle que l’idée gagne les milieux les plus attachés jusqu’ici à l’orthodoxie monétaire. Mais quel sens a-t-il de lâcher de l’argent tombant du ciel alors que l’appareil productif n’est pas en ordre de marche, a fortiori s’il n’est pas réorienté vers une transformation profonde ? [15]
La discussion sur la monnaie hélicoptère connaît, à la faveur de la crise actuelle, un approfondissement nouveau. Si l’hélicoptère était dirigé vers l’État, cela reviendrait au même que le financement monétaire (voir ci-après) des dépenses publiques [16]. Mais, s’agissant du financement de la dette de l’État par la banque centrale, il peut se faire selon deux modalités différentes : directement en abondant les comptes des Trésors publics des États membres – via les banques centrales nationales dans le cas de l’eurosystème avec la BCE – ou en achetant des titres publics sur le marché primaire. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un financement monétaire des dépenses publiques. Si l’hélicoptère est dirigé vers les entreprises et ménages de façon pérenne, il relève des critiques émises ci-dessus.
5) La monétisation des déficits publics (ou financement monétaire) : une piste à ouvrir
Le tabou de la possibilité pour les banques centrales de financer directement les dépenses publiques est maintenant levé, au moins en partie. Pour desserrer la tenaille dans laquelle l’Union économique et monétaire a enfermé les États acculés à aller chercher des financements sur les marchés financiers, l’ancien président de l’Autorité de contrôle des marchés financiers britannique, Adair Turner, a suggéré que les banques centrales échangent les titres de dette publique qu’elles possèdent contre des titres perpétuels et sans intérêt. Perpétuels car c’est aussi l’horizon normal des États. Sans intérêt parce qu’il s’agit d’un « endettement de la main gauche auprès de la main droite » [17]. Ce qui serait une modalité possible de l’annulation de la dette publique, partiellement ou totalement.
Pourquoi une banque centrale a-t-elle le pouvoir d’acheter directement des obligations publiques ? Parce que, par définition, elle a la capacité institutionnelle, qui lui a été conférée par le pouvoir politique, à créer la monnaie légale. Elle n’a aucune contrainte de capital, ni de rentabilité. Elle a pour seule contrainte de s’assurer que cette création de monnaie est l’anticipation de la création d’une véritable richesse économique réelle. Si le système productif est en mesure de répondre au besoin de biens d’investissement et au besoin de biens et services de consommation, parce qu’il y a des forces de travail et des équipements productifs disponibles, il n’y aura pas de risque d’inflation. L’épouvantail de la « planche à billets » brandi par les libéraux n’a aujourd’hui pour but que d’empêcher que le crédit destiné à créer la monnaie nécessaire à la production utile contrecarre les exigences du capital financier.
Un nouveau coup vient d’être porté au tabou du financement monétaire des dépenses publiques par la Banque d’Angleterre et le Trésor britannique qui ont annoncé le 9 avril 2020 que les dépenses publiques liées à la crise sanitaire pourraient être financées directement par la banque centrale. Certes, de manière temporaire et pour des échéances courtes. Mais la prétendue impossibilité logique de recourir à cette mesure est levée. Ces approches de la politique monétaire au service du budget de l’État sont défendues aux États-Unis par les économistes qui se réclament de la « Modern monetary policy » (théorie monétaire moderne) et défendent le Green New Deal proposé par l’aile gauche du Parti démocrate. [18]
Et, hommage du vice à la vertu : le baptiseur de la « mondialisation heureuse », Alain Minc, ne s’y trompe pas, car il réclame la conversion des titres publics achetés par la BCE en une… « dette publique à perpétuité ! » [19]
Conclusion : les enjeux de sortie de crise
Dans la mesure où nous analysons la crise déclenchée par la pandémie du Covod-19 comme systémique, c’est-à-dire comme ayant été rendue possible par les transformations délétères du capitalisme mondial depuis plusieurs décennies qui ont fait sauter les barrières du vivant tout en s’affranchissant de ses limites, l’enjeu principal de « sortie de crise » est de mettre en œuvre les investissements nécessaires à une transition sociale et écologique et faire redémarrer l’économie sur d’autres bases que celles qui nous ont menés au désastre.
Redémarrer, disons-nous ?
Oui, parce que la paralysie de l’économie est intenable sur le moyen et le long terme. Si elle durait, on peut être certain que ceux qui en pâtiraient en premier et le plus fortement sont les plus pauvres, dans nos pays riches et a fortiori dans les pays pauvres. On ne peut se contenter de vivre la situation actuelle comme une préfiguration d’une décroissance aveugle et sans limite. Le redémarrage de la production devra être sélectif.
Sur d’autres bases ?
Dès lors qu’une aide est dans l’urgence apportée à ceux qui pâtissent le plus de la paralysie de l’économie : titulaires de petits revenus et de petites pensions, victimes du chômage partiel (et total !), personnes âgées dépendantes, petits agriculteurs ou indépendants, et qu’on impose des contreparties aux entreprises qui bénéficient d’aides pour surmonter l’arrêt de leur activité, alors ce sont les mesures engageant l’avenir qui prennent leur sens :
La transition énergétique : priorité progressive aux énergies renouvelables, extinction des subventions aux énergies fossiles, programme de 10 ans de l’isolation des bâtiments et des logements.
Les transports : priorité aux transports collectifs et au ferroutage pour les marchandises.
La planification de la reconversion des secteurs industriels pour la qualité et la durabilité des produits ; aide à la transformation de l’agriculture vers le bio et le durable ; aide à la relocalisation.
La démocratisation des entreprises pour dissocier le pouvoir de décision de la propriété du capital, par la mise en place de conseils économiques et sociaux où siègeront les représentants des travailleurs, des usagers, des collectivités locales, et pas seulement ceux des actionnaires.
Le renforcement du droit du travail et de la protection sociale.
Le plein emploi est un objectif permanent, la RTT en est un moyen.
Les nouvelles solidarités à l’échelle internationale, d’autant plus nécessaires que la relocalisation ne peut être mise en œuvre sans voir son impact sur les économies émergentes ou pauvres.
Avec quels moyens ?
Nous avons évoqué dans cette note, volontairement succincte pour sa lisibilité, deux séries de moyens dont la mise en cohérence serait gage de réussite.
On le savait bien avant le déclenchement de la pandémie du Covid-19, le monde atteint un tel degré d’inégalités qu’elles ne sont plus supportables car elles mettent à mal la cohésion des sociétés. Une réforme fiscale de grande ampleur pour réintroduire une forte progressivité de l’impôt sur le revenu et sur le patrimoine doit être entreprise. Les besoins sont immenses en termes de santé, de recherche, d’éducation : que la crise sanitaire soit l’occasion de réhabiliter l’impôt et les cotisations sociales qui ne sont pas des charges mais des investissements pour faire face aux crises et préparer l’avenir. Le consentement à l’impôt sera d’autant mieux obtenu que l’impôt sera juste.
C’est parce que les dépenses publiques courantes normales seraient couvertes par des impôts suffisants que les nouveaux investissements nécessaires pour amorcer la transition sociale et écologique vers un « autre modèle », dixit le président, pourraient être financés par la banque centrale, qui ne mérite véritablement son nom que si elle est au service de toute la société. En retour, le contrôle social de l’ensemble du système bancaire par des représentants des salariés, des usagers et des collectivités locales est une condition de ce service. Pour la banque centrale, s’y ajoute la nécessité d’un contrôle politique par le parlement.