Réchauffement climatique, multiplication des catastrophes naturelles, pollutions multiples et dégradation de la santé, prédation sur les ressources physiques et effondrement de la biodiversité… Les limites naturelles de la Terre sont déjà dépassées, ou sur le point de l’être. Devant le désastre qui vient, nous sommes de plus en plus nombreuses et nombreux à prendre conscience qu’une transformation radicale de nos modes de vie et de production est nécessaire pour réparer et atténuer les catastrophes environnementales et sociales, pour inventer un avenir désirable.
Cette bifurcation écologique que nous appelons de nos vœux ne se fera pas sans les travailleuses et travailleurs. Derrière les indicateurs et constats parfois un peu abstraits de l’écologie politique, il y a en effet des salarié
es, des indépendant es, des ouvrier es dont l’activité contribue concrètement à la dégradation des conditions de la vie sur terre ou au contraire à leur amélioration. La plupart du temps, ces personnes produisent pour atteindre des objectifs qu’elles n’ont pas fixés, sans aucun contrôle sur les moyens employés ni sur leurs conséquences environnementales.Face aux logiques financières, managériales et productivistes du capitalisme qui cherchent à s’imposer toujours plus brutalement à toutes les activités humaines, il est nécessaire d’interroger le sens du travail, sa démocratisation et son rôle dans la destruction des vivants et des éco-systèmes - ou au contraire dans leur défense et leur soin.
Ce livre avance une idée simple : une véritable transition écologique nécessite une profonde transformation écologique et démocratique du travail. Pour ce faire, une alliance de l’écologie et du travail est nécessaire pour obtenir des conquêtes d’une ampleur comparable à la création de la Sécurité sociale après la Seconde Guerre mondiale : de nouveaux droits, de nouvelles protections et une démocratisation du travail qui rendraient possible et désirable pour toutes et tous une véritable bifurcation écologique.
Affirmer l’importance de la question du travail dans la bifurcation écologique doit être l’occasion, non d’un rétrécissement autour des luttes des travailleuses et des travailleurs, mais d’un élargissement et un renforcement des alliances écologiques et sociales, associant les mobilisations des écologistes ou des habitant
es. D’un point de vue écologique, on peut distinguer trois raisons fondamentales pour lesquelles il est nécessaire de conquérir collectivement de nouveaux droits et pouvoirs pour les salarié es.La première est que la mise en œuvre des politiques écologiques implique toujours centralement la mobilisation de l’énergie, de l’intelligence et du temps des travailleuses et travailleurs pour les réaliser. La bifurcation étant une question autant technique que politique, le démantèlement des secteurs industriels à forte émission de gaz à effet de serre ne peut se faire sans les savoir-faire et les compétences techniques des travailleuses et travailleurs. Qu’il s’agisse de reconvertir une raffinerie, de démanteler une centrale nucléaire, ou de développer l’agro-écologie, ils et elles doivent nécessairement être au cœur de la redirection écologique de leurs activités, des technologies et plus largement des infrastructures et de l’économie. De ce point de vue, la réduction du temps de travail, revendication indispensable d’un point de vue écologique comme social, ne peut suffire : c’est aussi au sein du temps de travail qu’il faut libérer de l’énergie pour la bifurcation écologique.
D’autre part, l’expérience du travail est un levier puissant pour construire des dispositions écologiques et une préoccupation pour le soin du vivant, de la nature et des êtres vivants. En témoignent toutes les initiatives, souvent peu visibles, de collectifs de travailleuses et de travailleurs qui s’opposent aux prescriptions managériales et aux objectifs financiers au nom de préoccupations écologiques.
Les travailleuses et travailleurs sont, par ailleurs, les premier
es concerné es par les catastrophes écologiques et sanitaires. C’est le cas par exemple des conséquences du réchauffement climatique, qui met en danger dans le monde des millions de travailleur euses, notamment dans les pays du Sud global et dans les activités paysannes et industrielles où on travaille en plein air, en les exposant à des chaleurs excessives.Dans le cas des catastrophes industrielles et pollutions à grande échelle, on constate que les entreprises étaient le plus souvent au courant des risques et que les alertes des travailleur
euses n’ont pas été prises en compte – on pense en Italie à la catastrophe des fuites de dioxine à Seveso (en 1976), ou en France au scandale de l’amiante et plus récemment à l’explosion d’AZF Total en 2001 à Toulouse, de la raffinerie de pétrole de Gonfreville l’Orcher (2016), à l’incendie de Lubrizol (2019)…Ce petit livre propose ainsi, sur la base d’expériences et revendications existantes, d’ouvrir le débat et de formuler des constats, exemples et propositions pour les alliances écologiques et sociales de demain. Il s’articule autour de trois séries d’enjeux.
La première partie concerne la protection des travailleur
euses et le statut de leur emploi. En effet, créer des « emplois verts » ne suffit pas, il faut aussi qu’ils ne soient pas précaires, et que, dans tous les secteurs, les travailleur euses aient un statut leur permettant effectivement de porter les objectifs de la décarbonation, la dépollution et la reconversion écologique de leurs activités. A cet égard, nous proposons de défendre le projet de sécurité sociale professionnelle, c’est-à-dire de continuité du salaire, du statut et des droits quel que soient l’emploi et la situation, pour la bifurcation écologique. Une sécurité sociale environnementale apporterait ces garanties dans un contexte de transition obligeant à transformer rapidement le système productif. Elle contribuerait à unifier un territoire autour de l’emploi, car un tissu social, c’est un ensemble cohérent de relations de travail, de citoyenneté, d’éducation et de formation, de système de soins et d’équilibre écologique.La deuxième partie concerne les nouveaux droits dont doivent être dotés les travailleur
euses pour protéger les écosystèmes. A partir notamment de l’enjeu de la protection face aux canicules liées au réchauffement climatique, et des mobilisations contre les dégâts sanitaires des PFAS (« polluants éternels »), il s’agit de donner un aperçu des évolutions nécessaires du droit du travail pour garantir aux travailleur euses la sécurité et l’intervention concernant les conditions de travail et les effets environnementaux et sanitaires de leurs activités. Il s’agit, au-delà, de garantir l’intervention des travailleur euses, aux côtés des citoyen nes, sur la manière dont nous produisons, et ce faisant aussi sur le sens du travail.Le troisième partie prolonge la réflexion : qui doit décider pour reprendre la main sur le travail et ses finalités ? Un mode de gestion démocratique des entreprises, publiques comme privées, et dans beaucoup d’autres expériences participatives ou d’autogestion, permettrait d’associer à la définition des besoins et des moyens de les satisfaire les personnes au travail, celles qui habitent et sont engagées dans la cité et les collectivités territoriales. Dans tous les cas, il s’agit de mettre en concordance droit du travail, droit de l’environnement et gouvernement démocratique du travail, ce qui invite à des transformations profondes pour démocratiser l’entreprise, mais aussi repenser les enjeux écologiques et démocratiques au niveau des territoires.
Tous ces enjeux sont devenus vitaux. Il faut prendre ce terme au pied de la lettre : l’alliance du travail et de l’écologie conditionne la vie. Elle illustre parfaitement l’intuition de Marx dès les premiers signes de la dégradation du travail et de la Terre au XIXe siècle : l’humanité, par son travail, noue une relation métabolique avec la nature qu’il ne faut pas rompre. Sans elle, il n’y a pas de vie possible, a fortiori, pas d’économie, pas de valeur économique à partager, pas de liens entre les humains...
« Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend », « Pas d’emploi sur une planète morte », « Fin du monde, fin de mois, même combat ! »… Ces slogans devenus populaires au sein des mouvements sociaux et écologistes appellent à des alliances entre les luttes, dont nous pensons qu’elles pourraient et devraient se construire autour d’une bataille commune pour l’écologisation et la démocratisation du travail.