« Résister à la corruption », le plaidoyer d’Anticor

mardi 16 août 2022, par Eric Alt

Nous ne nous percevons pas forcément, en tant que citoyen·nes, comme victimes de la corruption. Pourtant nous subissons tous ses effets : nous payons plus d’impôts, nous bénéficions de moins de services publics, nous subissons des injustices. La corruption est un abus de pouvoir qui dégrade la démocratie tout entière. Elle affecte l’économie, le vivre ensemble, la confiance en nos élu·es.

Mais il est possible de résister, de combattre les manquements à la probité des puissants et d’œuvrer pour l’éthique dans la vie publique. En démocratie, la souveraineté appartient aux citoyen·nes. Cette résistance citoyenne, à laquelle l’association Anticor contribue, est aussi une opportunité de nous réapproprier un pouvoir dont nous avons été dépossédé·es.

Cette tribune du vice-président d’Anticor, Eric Alt, s’inscrit dans le cadre d’une série estivale, « les invités d’Attac ». Elle reprend des interviews et présentation de mouvements parus dans notre trimestriel, Lignes d’Attac, disponible en adhérant ou en s’abonnant.

En 2003, Attac publiait, avec le Syndicat de la magistrature, un ouvrage intitulé En finir avec la criminalité économique et financière. Nous constations « qu’à l’abri et au service de la mondialisation “légale”, l’économie du crime s’est, elle aussi, globalisée. Les règles du droit ont été neutralisées et instrumentalisées pour consolider les rapports de force fondés sur la toute-puissance de l’argent ».

Vingt après, le paysage politique et juridique a changé, mais la question demeure. Roberto Scarpinato, procureur général à Palerme, écrit que lutter contre la corruption, c’est « faire tomber une mise en scène dans laquelle le pouvoir se tient hors de portée du peuple, où il s’autorise la transgression des lois et le refus des règles communes ». La corruption a pour conséquences le délitement de la démocratie, l’appauvrissement de l’État et la perte de la souveraineté.

La corruption ne se limite pas aux affaires les plus importantes. Elle concerne tous les citoyen·nes. En effet, le montant annuel de la corruption est évalué à 120 milliards d’euros par an pour la France, soit environ 6 % du PIB. L’estimation du montant de la fraude et de l’évasion fiscale pour le pays se situe entre 60 et 100 milliards d’euros par an.

Il faut rapprocher ces chiffres des dépenses par ministère en 2020, selon le projet de loi de règlement : 76 milliards pour l’éducation, 9,3 milliards pour la justice, 2,9 milliards pour la culture. Il faut également les rapprocher des recettes de l’État la même année : 75 milliards au titre de l’impôt sur le revenu, 48 milliards pour l’impôt sur les sociétés, 125 milliards pour la TVA. Corruption et fraude produisent les effets d’un grand hold-up que personne ne voit.

Pourtant, chacun subit l’appauvrissement des services publics et l’inégale répartition des impôts auxquels les plus fortunés ont appris à se soustraire en grande partie. Car la corruption n’est pas seulement un problème moral, c’est un phénomène politique qui attaque le fondement du contrat social.

La corruption et la fraude, un enjeu systémique

Pour résister à la corruption, il faut admettre son caractère systémique. Certes, Anticor saisit la justice de cas emblématiques de la corruption. Cela permet d’alerter l’opinion et d’endiguer la voracité des puissants. Mais pour y répondre vraiment, il est nécessaire de changer l’architecture du pouvoir.

Car ce pouvoir est d’abord confisqué par les lobbys. Par exemple, BlackRock, société gestionnaire d’actifs, a mené une intense campagne de lobbying en faveur de la réforme de l’épargne retraite. Cette réforme lui permettra d’être plus présente sur ce marché. La société affichait l’ambition d’un basculement des dispositifs habituels de financement des retraites par répartition vers ceux de l’épargne-retraite par capitalisation.

Selon les hypothèses chiffrées de l’étude d’impact de la loi Pacte, dont un article réforme l’épargne retraite, ce sont jusqu’à 29 milliards d’euros qui pourraient passer de l’un à l’autre. Autre exemple emblématique : les propositions de la Convention citoyenne sur le climat, en grande partie neutralisées par les lobbys.

Mais les lobbys seraient d’une nocivité relative sans la porosité entre le politique et l’économique qui s’est développée particulièrement durant le dernier quinquennat. L’usage par l’État des cabinets de conseil est révélateur. Le rapport du Sénat publié en mars 2022 révèle un recours massif aux consultants, à hauteur d’un milliard d’euros par an. Partant du principe que la fonction publique n’est pas suffisamment performante, le gouvernement a fait appel à des cabinets, qui lui ont conseillé la suppression de services ou encore de lits d’hôpitaux.

La fonction publique affaiblie par ces réformes ne peut plus assurer toutes ses missions, ce qui justifie un recours accru aux consultants. De hauts-fonctionnaires passent du public au privé pour leur plus grand bénéfice : les cabinets facturent en moyenne 1500€ par jour et par consultant. Plus encore, le Sénat a découvert qu’un de ces célèbres cabinets de consultants (McKinsey) ne paye pas d’impôt en France : la société, experte dans les prix de transfert, localise ses profits au Delaware (E.-U.).

Lutter contre l’esprit de corruption

Montesquieu écrivait que « c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. Et, pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Ce n’est malheureusement pas la logique de la Cinquième République.

Le Parlement est de plus en plus marginalisé dans sa fonction de législateur. Le gouvernement décide l’essentiel de l’ordre du jour. La majorité ne débat plus avec l’opposition, mais l’écrase. Surtout, pendant la période 2017-2020, ce sont 298 ordonnances qui ont été adoptées. Ces textes ont valeur de loi mais ils ne sont pas débattus au Parlement. Et seules 64 ordonnances étaient en lien avec la crise sanitaire.

La justice n’est pas un pouvoir et les obstacles à son indépendance sont nombreux. Certes, le parquet national financier a diligenté de nombreuses procédures, qui ont rapporté environ 10 milliards d’euros depuis sa création. Cependant, ce service ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt.

La situation générale est préoccupante : le rapport d’information de l’Assemblée nationale sur la lutte contre la délinquance financière, déposé en 2019, parle « d’une politique publique qui risque la thrombose ». Et le soupçon de l’intervention politique demeure, bien alimenté ces dernières années par les enquêtes administratives et disciplinaires diligentées par le ministre de la Justice. Comment les magistrats pourraient-ils être considérés comme indépendants, alors qu’il est si facile pour le pouvoir politique de leur nuire ?

Dans ce contexte dégradé, l’activisme anti-corruption se développe. Les associations, au premier rang desquelles les trois associations agréées (Anticor, Sherpa et Transparency International) sont des instances critiques de la démocratie. Par leur créativité juridique, elles construisent des contentieux stratégiques qui alimentent le plaidoyer politique.

En exposant les insuffisances du droit, elles contribuent à le changer. Elles sont un instrument de transformation sociale, avec une influence sur la création des normes. Elles détectent la corruption dans les angles morts de l’action publique. Elles facilitent l’émergence d’une culture civique. Et les turbulences qui ont précédé le renouvellement de l’agrément d’Anticor en 2021 montrent que l’intervention associative en matière judiciaire ne laisse pas indifférent.

Une société civile se construit peu à peu contre le despotisme doux d’une démocratie de basse intensité, propice à l’esprit de corruption. Cette société donne une vigueur nouvelle aux droits fondamentaux. Car tout pouvoir ne vit que de ceux qui s’y résignent. L’esprit de corruption tire sa force de la résignation, de l’indifférence et de la soumission. Mais il arrive que le pouvoir se délite par ses abus et que le peuple se refuse à l’oligarchie corrompue.

Rendre le pouvoir aux citoyens

« Résister à la corruption », le plaidoyer d’Anticor donne des armes pour une pleine effectivité aux droits fondamentaux définis dans la Déclaration des droits de 1789 : égalité devant les emplois publics, égalité devant l’impôt, égalité devant la loi, droit pour la société de demander compte aux agents publics de leur administration, séparation des pouvoirs...

La Déclaration proclame également : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyen·nes ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ». Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) n’est donc pas l’opposé de la démocratie représentative. Il en est le complément nécessaire.

En Californie, la procédure référendaire a vu le jour en 1911 pour lutter contre la corruption et contre la mainmise sur la vie politique de puissants intérêts économiques, dont les compagnies de chemin de fer. En Italie, le référendum abrogatif de 2011 a permis de supprimer les lois votées par les partisans de M. Berlusconi, qui organisaient l’immunité pénale du président du Conseil. Le même référendum a permis aux Italien·nes d’abroger les règles permettant de confier la gestion de l’eau à des opérateurs privés et d’abroger la loi permettant la construction de nouvelles centrales nucléaires. Sans doute, le peuple peut se tromper, mais se tromperait-il plus que ses dirigeant·es ?

Un modèle démocratique semble aujourd’hui en perdition. Les citoyen·nes ressentent de plus en plus douloureusement la brûlure de la corruption et le pouvoir dont elles et ils ont été dépossédés. Des élu·es sauront-ils enfin leur rendre ce pouvoir ? Peut-être, comme l’écrivait Victor Hugo que « rien n’est plus imminent que l’impossible ».

Eric Alt, vice-président d’Anticor

P.-S.

Eric Alt est co-auteur avec Élise Van Beneden, de Résister à la corruption, collection Tracts, Éditions Gallimard, 2022.

Crédit image : extrait de l’interview d’Eric Alt par Le Média, 24 juin 2019.

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