Le 1er janvier 1804, la proclamation de l’indépendance de l’île de Saint-Domingue annonce la fin de la guerre de libération et celle de la tutelle coloniale française. La partie occidentale de l’île, soit l’ancienne « partie française » (actuelle Haïti), est alors effectivement totalement libérée mais des garnisons françaises campent encore à l’est. Auparavant, la guerre indépendantiste (1802-1803) avait déjà contré tout rétablissement de l’esclavage.
Une décennie plus tôt, en effet, en 1791, dans la « partie française de Saint-Domingue », des hommes et des femmes originaires d’Afrique, victimes de la traite esclavagiste transatlantique, avaient déclenché une insurrection massive. Sous la pression de ce soulèvement et de la guerre aux frontières, les autorités coloniales avaient décrété, à l’été 1793, l’émancipation immédiate des 500 000 personnes réduites en esclavage. Cette abolition ne prévoyait aucune indemnité pour les maitres, issus des 30 000 colons comme des 30 000 gens libres de couleur. Le 4 février 1794, à Paris, en écho à la Déclaration des droits de l’homme de 1789, la Convention confirmait cette abolition et l’étendait à tout l’empire colonial.
Aux origines de la dette de l’indépendance
Des colons de Saint-Domingue avaient immédiatement contesté cette mesure, les plus riches d’entre eux, propriétaires de plantations, appartiennent d’ailleurs au cercle du pouvoir royal et aux milieux d’affaires français. La main d’œuvre esclave était en effet centrale dans la production de denrées tropicales (sucre, café…) qui d’ailleurs, jusqu’à peu, garantissait aussi à la métropole une balance commerciale excédentaire. De plus, des négociants des ports français attendaient le paiement des captives et captifs africains qu’ils y avaient vendu à crédit. Parvenu au pouvoir, Napoléon Bonaparte tranche en leur faveur et, en 1802, un corps expéditionnaire part rétablir l’esclavage à Saint-Domingue.
Face à ce débarquement militaire, une guerre révolutionnaire se déploie pour sauvegarder le droit naturel à la liberté reconquis dix ans plus tôt. Le 1er janvier 1804, le but est atteint mais au terme de la longue décennie qui se clôt, les moyens de production sont dévastés et près d’un quart du demi-million de personnes encore en esclavage en 1793 aurait péri. Sur ce champ de ruines, la première constitution (1805) de l’État haïtien proclame : « toute propriété qui aura ci-devant appartenu à un blanc français est incontestablement et de droit confisquée au profit de l’État » [1].
La France napoléonienne puis celle de la Restauration tentent alors, vainement, d’obtenir que l’ordre colonial esclavagiste soit rétabli et que leurs biens immobiliers soient restitués aux colons expropriés. Ensuite et en contrepartie de la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti par l’ancienne métropole (ouvrant à sa reconnaissance internationale [2]), le principe de dédommager les ex-colons propriétaires pour la perte de leurs richesses est envisagé. Le président Pétion (1807-1818) exigeait cependant, dès 1814, que le montant comme les modalités de cette compensation soient négociés et que la valeur des « biens meubles [3] » humains, donc des esclaves, dûment émancipés depuis 1794, ne soit pas prise en compte. Au final et malgré les ultimes concessions du président Boyer, les négociations bilatérales, qui s’étirent dix ans durant, échouent en 1824. La France de la Restauration décide alors de concéder à son ancienne possession la reconnaissance de son indépendance mais moyennant de rigoureuses conditions.
L’ultimatum
En juillet 1825, le baron de Mackau, accompagné d’une escadre portant 500 canons, vient ainsi imposer au président Boyer (1818-1843) les termes de l’ordonnance [4] du 17 avril 1825 du roi Charles X. En plus de fortes préférences douanières à appliquer en faveur du seul commerce français, les exigences de Pétion n’y sont pas observées. En particulier et en préalable à la reconnaissance de la souveraineté de l’ancienne colonie, l’ordonnance enjoint le gouvernement haïtien à verser une indemnité, au montant unilatéralement fixé à 150 millions de francs, aux ex-colons propriétaires de biens immobiliers dans la « partie française de Saint-Domingue ».
Cette somme réclamée d’Haïti, et à payer en cinq annuités, est censée représenter 10% de la valeur, en 1789, de l’ensemble des biens des ex-colons dépossédés en 1804. Par ailleurs, directement ou indirectement, la force de travail des personnes mises alors en esclavage est en général comptabilisée dans les pertes à dédommager [5]. Enfin, si le montant de l’indemnité correspond à environ 15% du budget annuel français, il représente alors plus de dix ans de la totalité des recettes fiscales d’Haïti en 1825.
Menacé d’un blocus de l’île, le gouvernement Boyer se plie à l’ultimatum tout en demandant une réduction du montant de l’indemnité. Par ailleurs et pour pouvoir en payer la première annuité, le baron de Mackau obtient que l’État haïtien contracte en 1825 un emprunt sur le marché français, Aussi malgré la réduction du montant de l’indemnité en 1838, l’acquittement de cette « double dette [6] » absorbera un temps jusqu’à plus de 40% du budget annuel haïtien. Sous la menace de représailles de l’État français lors des impayés persistants et grâce aux exportations de café comme de bois précieux ainsi que d’un nouvel emprunt contracté, en 1875, sur le marché français, la « double dette » parviendra à être éteinte. L’indemnité sera finalement acquittée par Haïti en 1878, l’emprunt de 1825 sera soldé en 1888 et l’emprunt de 1875 quant à lui en 1921-22.
Dette « odieuse » et rançon
Exigée en 1825 d’une population d’environ 700 000 habitants, la valeur de cette « dette de l’indépendance » sera captée par quelque 8 000 ex-colons propriétaires (ou héritiers) et par leurs créanciers. Cette indemnité a été très tôt qualifiée en Haïti de « odieuse [7] » et de « rançon [8] ». Son règlement a été essentiellement assuré par deux générations de la petite paysannerie haïtienne productrice de café et descendante des esclaves qui avaient pourtant arraché, au prix de leur sang, tant leur émancipation en 1793 que l’indépendance de l’État érigé pour garantir leur liberté. Telle une entrave posée jadis à l’esclave, cette dette coloniale a participé, par les mécanismes financiers imposés, à enrayer durablement le développement du jeune État indépendant.
Gusti-Klara Gaillard-Pourchet est docteure en histoire - habilitée à diriger des recherches et spécialiste des relations inégales haïtiano-françaises aux XIXe et XXe siècles. Professeure d’histoire contemporaine à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti, ses recherches en cours portent sur la « dette de l’indépendance » d’Haïti, au cœur des liens franco-haïtiens de la première moitié du XIXe siècle.