En France, c’est peu dire que les industriels ont investi le secteur des médias : en 2017, dix oligarques contrôlaient 90% des quotidiens nationaux vendus chaque jour selon les calculs du média en ligne Basta ! Les mêmes possèdent des télévisions et radios qui totalisaient respectivement 55% et 40% des parts d’audience. Depuis, la concentration s’est encore accrue.
Ce contrôle de la production et la diffusion de l’information n’est pas anodin : il constitue un instrument d’influence puissant dans les mains des grands groupes et de leurs propriétaires, pour pousser certains thèmes et certains messages ou au contraire en passer d’autres sous silence.
Le cas du groupe Bolloré en est une parfaite illustration. La multinationale, aux activités très diversifiées (logistique, énergie, automobile…) a confirmé son emprise sur le secteur des médias avec la prise de contrôle du groupe Lagardère : Europe 1, Paris Match et le JDD sont tombés dans son escarcelle, ainsi que le premier éditeur français (Hachette). Le groupe contrôlait déjà les multiples chaînes et activités de production du groupe Canal +, le gratuit Direct Matin, le site Dailymotion, l’éditeur Editis, l’institut de sondage CSA ou encore l’agence de communication Havas.
Son patron, Vincent Bolloré, est coutumier d’un interventionnisme forcené au sein des médias qu’il contrôle. L’objectif : garantir que leur ligne éditoriale soit alignée tant avec les intérêts de son groupe qu’avec ses propres convictions réactionnaires. A Canal + comme à Europe 1, l’oligarque breton a installé des fidèles aux postes à responsabilité avec pour mission de purger les rédactions. Devant les cadres de Canal +, il a même affirmé « qu’il était seul maître à bord de l’entreprise [1] », n’hésitant pas à bloquer des sujets d’enquête ou à censurer un documentaire trop critique envers un partenaire en affaire [2].
Le groupe Bolloré a par ailleurs régulièrement recours à des « poursuites baillons » contre des journalistes ou des ONG, dont l’objectif est de dissuader les médias de s’emparer de certaines affaires, comme celles concernant les activités africaines de son groupe [3].
Les pratiques du groupe Bolloré sont particulièrement contestées – au point que de nombreux auteurs de renom ont annoncé quitter les maisons d’édition dont il s’apprêtait à faire l’acquisition -, mais elles sont malheureusement loin d’être une exception dans le paysage médiatique français. En investissant dans le secteur des médias, les grands groupes s’offrent des leviers d’influence de l’opinion publique, par le contrôle direct ou indirect sur la ligne éditoriale des médias qu’ils possèdent, mais aussi sur le monde intellectuel, des affaires et de la politique. « On y regarde à deux fois avant d’attaquer le patron d’un journal. » notait le magazine Capital en 2014, à propos des « emplettes » du PDG d’Altice Patrick Drahi dans le secteur des médias.
Pour le groupe Bouygues, dont l’activité principale est le bâtiment et travaux publics, l’acquisition en 1987 du premier groupe de télévision en France, TF1, avait également permis d’acheter une influence précieuse. Voire stratégique, pour un groupe dont l’activité repose en grande partie sur des commandes publiques. Le groupe d’aéronautique et d’armement Dassault possède quant à lui Le Figaro, qui ne manque pas une occasion de chanter les louanges de l’avion de combat Rafale… construit par le groupe Dassault. On s’étonnera moins dans ces conditions que les grands médias ne cessent de vanter les mérites des « champions nationaux » du CAC40.
L’homme le plus riche de France, Bernard Arnault, est également le propriétaire du groupe Les Echos et du Parisien/Aujourd’hui en France par l’intermédiaire de son groupe de luxe LVMH. Non sans conséquence, puisque Les Echos a été accusé de censurer les critiques à l’égard de son propriétaire [4]. Le groupe LVMH est également à l’offensive sur d’autres terrains : il a déjà coupé les budgets de publicité alloués à Libération suite à sa Une mettant en cause Bernard Arnault. Coïncidence ? La plupart des médias s’abstiennent de relayer les révélations sur le faible taux d’imposition du milliardaire, relève Le Canard enchaîné [5].
Les dépenses publicitaires sont de fait une autre source importante d’influence, dans la mesure où la plupart des médias grand public sont dépendants de ces revenus pour leur survie. D’autres groupes n’hésitent pas à user de cette arme à titre de représailles contre des médias qui leur auraient déplu : ainsi, en 2021, TotalEnergies a arrêté d’acheter des espaces publicitaires dans Le Monde après la publication d’une enquête sur les pratiques du groupe pétrolier au Myanmar.
En matière d’influence, les « think tanks » jouent un rôle important, à l’interface entre la sphère médiatique et le monde de la recherche. Ce sont souvent eux qui alimentent les plateaux télévisés en « experts » censés expliquer les enjeux d’un débat politique et ses prononcer à leur sujet de manière objective. Dans les médias et à travers les événements qu’ils organisent, les think tanks contribuent à façonner et orienter les termes du débat démocratique, les questions posées, les chiffres sur lequel le débat s’appuie. Ils sont donc un moyen puissant d’influence pour les entreprises, d’autant plus efficace qu’elles restent cachées derrière une apparence de neutralité.
Or tous les grands think tanks français sont – quoiqu’à des degrés divers - liés au CAC40 (et à d’autres grandes entreprises françaises ou étrangères comme Microsoft) à la fois dans leur financement et dans leur gouvernance. C’est évidemment le cas de ceux qui affichent ouvertement leur orientation « pro-business » comme l’Institut Montaigne, mais aussi de think tanks en apparence plus impartiaux comme l’IDDRI ou l’Institut français des relations internationales, ainsi que ceux dédiés à l’Europe comme l’Institut Jacques Delors [6].
On pourrait aller encore plus loin. Le monde de la culture, de la science et de l’enseignement supérieur a été de plus en plus encouragé par l’État, ces dernières années, à se tourner vers le secteur privé pour trouver de l’argent. C’est une double aubaine pour les grands groupes : d’abord, leur « générosité » est en réalité remboursée à hauteur de 60% voire plus par le biais du crédit impôt mécénat ; ensuite, ils peuvent ainsi cultiver des relations très utiles dans des institutions prestigieuses qui leur permettent de soigner leur image auprès des professionnels et du public.
En matière de recherche et d’enseignement supérieur, c’est aussi un moyen d’influencer de manière subtile – sans que l’intégrité des chercheurs et professeurs soit en cause - et très en amont les débats, les priorités, les pistes explorées par les scientifiques. Ce n’est pas un hasard si TotalEnergies a multiplié les partenariats avec des laboratoires et des grandes écoles, notamment dans le domaine de la transition énergétique [7].
Le tableau ainsi dressé est édifiant : celui d’un contrôle direct et indirect de la production d’information et du débat public par une poignée de grands groupes. La domination des « champions français » sur la sphère médiatique a-t-elle un prix : celui de la capture de notre démocratie par les intérêts privés.
Frédéric Lemaire et Olivier Petitjean