Comment le Forum social mondial (FSM) est-il arrivé à Dakar ?
La première édition du FSM à Porto Alegre en 2001, à laquelle j’ai participé en tant militant, m’a enthousiasmée. De retour au Sénégal, j’ai alors convoqué tous les syndicats, ONG, associations de femmes et défenseurs des droits humains pour leur restituer ce que j’avais vécu. Ce qui se passait à Porto Alegre, notamment sur les questions climatiques et la marchandisation du monde, était tellement fort qu’il était évident qu’il nous fallait créer ici un espace pour prolonger ce souffle. C’est comme ça qu’est né le Forum Social Sénégalais (FSS), qui a aussi entraîné la dynamique du Forum Social Africain.
Nous avons organisé une édition du FSS par an tous les ans jusqu’en 2009/2010. Cela permettait à chacun de mieux comprendre ce qu’était le FSM, l’alter-mondialisme et d’identifier les différentes organisations militantes impliquées, comme Attac, le CADTM, le CNCD, le CRID et d’autres. Le but était de faire comprendre qu’il existait une dynamique mondiale de citoyennes et citoyens qui se battent pour un autre monde, plus respectueux des droits humains, des minorités et de la coopération. Les FSS se sont tenus dans toutes les régions du Sénégal car il y avait une forte demande de la société civile.
Petit à petit, cette dynamique a traversé les frontières. Des délégations du Mali, de la Gambie, de la Mauritanie ou de la Guinée-Bissau venaient participer, et ont ensuite demandé à être accompagnées pour organiser leurs propres forums. On a tissé des liens de solidarité autour de nos luttes communes : l’accaparement des terres, la dette, la souveraineté alimentaire, la défense des droits sociaux et politiques. Cette dynamique a trouvé un écho plus large avec la candidature du Sénégal pour accueillir le FSM en 2011, qui a permis de créer un véritable carrefour des résistances de la sous-région et d’ailleurs. Le slogan ? « L’Afrique organise le FSM, le Sénégal l’accueille ».
Quelles en ont été les dynamiques ?
Le contexte mondial était très particulier. Les soulèvements du printemps arabe ont d’ailleurs commencé en Tunisie en plein pendant le Forum : la chute de Ben Ali a résonné dans Dakar, renforçant la symbolique de la lutte pour la démocratie et la justice sociale ! Parallèlement, les problèmes d’interventionnisme commençaient en Libye (avec les répercussions que l’on connaît aujourd’hui sur le Sahel et le Mali), la crise politique se densifiait en Côte d’Ivoire et la demande d’alternance politique et de changement se renforçait ici au Sénégal. Ce contexte a marqué profondément les échanges, donnant un rôle central aux organisations africaines pour penser les alternatives à partir de nos réalités concrètes.
On a retrouvé ces préoccupations dans les débats du Forum, mais aussi dans la rue et dans les mobilisations citoyennes qui grandissaient. La présence des délégations sud-américaines et de certains de leurs chefs d’État (Chavez, Lula, Morales) a alimenté la réflexion sur la convergence entre luttes locales et dynamiques globales, entre aspiration à la démocratie et rejet du néolibéralisme. En plus d’une réussite populaire, nous avons structuré des moyens d’agir ensemble.
Le FSM de Dakar a aussi donné un souffle à la jeunesse, qui s’est saisi des idées altermondialistes pour les transformer en mots d’ordre et en actions concrètes. Les jeunes ont conscientisé les enjeux qu’ils vivaient et ont nourri un discours d’éducation, de dénonciation et de contestation, notamment dans la musique et dans l’art, le hip-hop. Le mouvement "Y’en a marre", né juste après le Forum, s’inscrit directement dans cette continuité, avec cette volonté de reprendre la parole, de refuser la confiscation du pouvoir, le néocolonialisme et de défendre une vraie souveraineté populaire. Mais ce n’est pas resté confiné au Sénégal. Des mouvements similaires ont émergé ailleurs dans la sous-région, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, en Guinée, en RDC.
Aujourd’hui, quels sont les enjeux de l’altermondialisme dans la région ?
Les questions de souveraineté alimentaire, de justice climatique, de protection de nos ressources naturelles contre la mainmise capitaliste continuent d’animer les mobilisations. Face à l’accaparement des terres par les multinationales – un phénomène qui s’est aggravé après la crise alimentaire de 2007-2008 et encore plus aujourd’hui avec la recherche de ressources et d’énergies alternatives par l’UE – aucun pays ou organisation ne peut agir seul, d’où la nécessité d’une convergence globale regroupant les organisations du Nord, du Sud et de l’Amérique. Aujourd’hui, l’Afrique est largement menacée par le libre-échange et la dérégulation imposée par l’OMC, qui font partie de ce que l’on appelle la mondialisation d’accaparements. La prédation des multinationales menace nos transformateurs locaux et créée un système commercial profondément inéquitable.
La ZLECA (Zone de libre-échange continentale africain), malgré son adoption, tarde à fonctionner. Parce qu’en vérité, les produits africains bruts ne sont pas, pour la plupart, transformés ici. Par exemple le cacao de la Côte d’Ivoire et du Ghana est vendu en sac brut pour aller en France, en Belgique, en Italie, en Allemagne où il est transformé et revendu en Afrique sous forme de chocolat ou de poudre de lait au chocolat par les services des multinationales. C’est la même chose avec le pétrole du Nigéria qui n’est pas transformé sur place. Cela prive l’Afrique d’au moins 25 à 30 % de la valeur ajoutée de ses ressources. Ce piège du libre-échange, qui nous empêche de valoriser nos capacités de production locales, révèle que le modèle libéral actuel ne peut pas favoriser l’Afrique ni le Sud global. Il est donc impératif de repenser ces règles pour protéger nos producteurs et nos économies locales. Et dans ce contexte, la dynamique altermondialiste régionale reste indispensable pour porter une voix africaine forte, capable de peser dans les débats mondiaux et de défendre un autre modèle de coopération et de justice. Le FSM de Cotonou offre ainsi une opportunité de relancer le débat sur le Sud global.
Existe-t-il une voie pour développer la souveraineté alimentaire sans succomber à l’agro-industrie ?
L’Afrique a toujours eu une agriculture nourricière, et elle dispose d’un avantage comparatif unique grâce à ses vastes réserves foncières. Ce potentiel n’est pas valorisé, parce qu’il manque une vision politique, de la planification, de l’organisation. Surtout il y a un manque de compréhension sur ce que c’est que la souveraineté alimentaire. Comme le disait un homme politique américain, « tout peuple qui attend sa nourriture d’un autre peuple est en danger » – la nourriture est d’abord une question de dignité et de souveraineté. Nous avons beaucoup sensibilisé la société civile et les dirigeants sur ces enjeux entre 2001 à 2009, alors qu’on négociait les accords de partenariat avec l’Union Européenne. Nous continuons de dénoncer le choix du libre-échange pour l’approvisionnement alimentaire car il est dangereux : si le marché n’est pas ouvert – par exemple, en cas de guerre ou si les voies de transport sont bloquées – on ne pourra tout simplement pas manger.
A l’inverse, l’éducation alimentaire et la formation agricole peuvent permettre au peuple de se nourrir sereinement, avec une alimentation variée et par des pratiques agroécologiques. Quand on cherche à réduire coûte que coûte le temps de production et à tout industrialiser, on en vient à utiliser des techniques et des produits dangereux, qui peuvent alimenter des problèmes de santé en plus de polluer et d’appauvrir des sols. Un discours de sensibilisation constant est nécessaire, tout comme une organisation étatique et institutionnelle capable de créer des « vases communiquant » entre pêche, élevage et agriculture, des domaines piliers et interdépendants. Cela est nécessaire pour construire une économie diversifiée et résiliente, capable de subvenir aux besoins alimentaires de la population.
Les questions de pêche et de migration sont très liées au Sénégal, quelles alternatives sont possibles à la situation actuelle ?
La souveraineté alimentaire passe aussi par le contrôle de nos ressources en mer. Les accords de pêche, tels qu’ils ont été négociés avec l’Union Européenne, ont eu des impacts négatifs majeurs sur la pêche locale au Sénégal. L’arrivée massive d’immenses cargos a causé du bruit, de la pollution et de la surpêche, appauvrissant les eaux et faisant fuir les poissons. Aujourd’hui les pêcheurs doivent aller plus loin pour pêcher moins de poissons. Autrefois, la pêche leur permettait de gagner, chaque jour de travail, entre 10 000 et 15 000 francs CFA (environ 20 euros), de quoi se nourrir, faire vivre leur famille et faire des projets. Aujourd’hui ils n’ont parfois même plus de quoi se rembourser l’essence. Beaucoup se retrouvent sans alternative : ils ne peuvent plus vivre de la pêche à cause de la raréfaction des ressources, ils n’ont pas de terres à cultiver, certains ont dû arrêter leurs études, d’autres ont des diplômes qui ne leur ouvrent aucune porte sur le marché du travail.
Comme beaucoup de jeunes du pays, ils savent qu’obtenir un visa est presque impossible. Mais à force de naviguer, certains ont pêché jusqu’aux abords des îles Canaries ou du Cap-Vert, apercevant les lumières au loin. Cette proximité nourrit l’idée que traverser est possible. Ils se disent qu’en remplissant suffisamment leurs embarcations de carburant, ils peuvent tenter de franchir cette dernière frontière… si la mer ne les engloutit pas. Cette dernière chance, aussi risquée soit-elle, apparaît souvent comme la seule option viable.
Alors que les Français peuvent entrer au Sénégal sans visa, les Sénégalais doivent payer entre 100 et 125 euros pour une demande de visa de six mois, sans aucune garantie de l’obtenir, et sans remboursement en cas de refus. Ce déséquilibre dans la coopération et la diplomatie nourrit un sentiment d’injustice profondément enraciné. Dans ce contexte, les accords de pêche ou de partenariat entre le Sénégal et les pays européens pourraient aussi devenir un levier pour intégrer des mesures facilitant la mobilité légale et donc protéger la jeunes et les drames en mer. Accorder, par exemple, des visas provisoires de trois mois, permettrait aux jeunes de « tester » une expatriation en Europe, de voir s’ils trouvent une opportunité, s’ils sont plus heureux – le tout dans des conditions dignes, légales et avec la sécurité de savoir qu’ils peuvent rentrer au pays et réessayer plus tard s’ils le souhaitent.
Pouvez-vous nous parler du panafricanisme ?
Le panafricanisme, c’est cet instinct citoyen, politique, idéologique qui rappelle aux Africains que notre destin, c’est l’Afrique, nous tous, ensemble. On ne peut pas être fort dans la configuration actuelle, avec des états dont les frontières, tracées à Berlin, séparent des peuples liés et divisent des familles, des territoires. Comme Cheikh Anta disait, « seul un état fédéral est viable en Afrique » – parce que les micro-états issus des frontières coloniales n’ont même pas la capacité d’assurer la sécurité à leur peuple. On le voit aujourd’hui au Sahel et on le voyait même hier, au Nigéria, géant régionale, où Boko Haram occupait pourtant des universités, menaçait la sécurité nationale et kidnappait des jeunes filles.
C’est pourquoi nous disons que l’avenir de l’Afrique se trouve dans une démarche unitaire et fédérale, en mettant ensemble nos moyens sur des secteurs stratégiques comme la sécurité, la nourriture et l’agriculture. Paradoxalement, on retrouve dans les pays d’Afrique un orgueil déplacé où chaque dirigeant pense que la fonction de chef d’État est un privilège personnel. Voilà pourquoi nous avons lancé l’initiative d’un mouvement fédéraliste panafricain, pour nous adresser aux décideurs, aux autorités, aux chefs d’État, mais surtout pour conscientiser les jeunes, afin qu’ils comprennent qu’en vérité, aucun état, seul, n’a réussi à assurer le minimum de sécurité et de droits régalien.
Propos recueillis par Marie Beyer (Dakar, décembre 2024)