Le Wall Street Journal l’affirme candidement : le contexte inflationniste post-Covid a constitué une « occasion comme il n’en existe qu’une par génération pour augmenter leurs prix ». Et ainsi d’accroître leurs marges. Cela a été particulièrement le cas dans le domaine de la finance, des télécoms, de l’aviation ou de l’industrie pharmaceutique. Les géants de l’agro-alimentaire ont même imposé une hausse de leurs prix, y compris dans périodes où le cours des matières premières était à la baisse.
C’est l’expression même du pouvoir de marché des grandes firmes : elles sont en mesure de tirer profit du contexte inflationniste. Ainsi s’expliquent les bénéfices exceptionnels des grandes multinationales françaises en 2022. Pour TotalEnergies, ils atteignent 19 milliards d’euros – et même de 34 milliards d’euros si l’on ne tient pas compte des dépréciations comptables liées aux conséquences de l’agression russe en Ukraine. Beaucoup d’autres groupes ont battu leurs records de profits à l’image de Stellantis (17 milliards d’euros), LVMH (11 milliards) ou encore BNP Paribas (plus de 10 milliards). L’armateur CGA-CGM affiche un bénéfice de 23,5 milliards d’euros en 2022, sans précédent dans l’histoire économique française, grâce aux prix élevés dans le secteur de la logistique et du transport… Et qui, comme les prix de l’énergie, alimentent l’inflation généralisée et la crise du coût de la vie.
Les actionnaires jouissent quant à eux de dividendes historiques. C’est une tendance qui n’est pas récente : chaque printemps, pendant la saison des assemblées générales annuelles, les grands groupes du CAC40 annoncent de nouveaux records de versements de dividendes et de rachats d’actions. Au printemps 2019, ce sont ainsi 63,4 milliards d’euros qui ont été octroyés directement ou indirectement aux actionnaires. Après une brève période de recul partiel due à la pandémie de Covid-19, ils sont immédiatement repartis à la hausse, atteignant près de 80 milliards d’euros au printemps 2022 – un record qui risque fort d’être battu au printemps 2023, sur fond de poursuite des « superprofits » de beaucoup de grandes entreprises françaises.
Face à la crise de l’inflation, tout le monde n’est décidément pas à la même enseigne. Car la gabegie financière et les hausses de prix se font au détriment des salariés, dont les revenus réels stagnent ou diminuent ; des clients des grands groupes, qui supportent la hausse des prix ; ou des fournisseurs et sous-traitants qui se voient imposer des contraintes de coûts et de délais accrues. Bref : les plus forts sont à la fête et les plus faibles trinquent. Cette mise sous tension de l’économie a une autre conséquence dramatique : celle de faire passer au second plan les urgences écologiques et climatiques.
A cette situation, les gouvernants ne semblent pas prêts de remédier. La Banque centrale européenne (BCE) et le gouvernement français continuent à promouvoir des orientations délétères pour lutter contre l’inflation : comprimer les salaires et réduire la demande en augmentant les taux. Une politique de rigueur qui frappera une nouvelle fois les catégories les plus pauvres. Pourtant même la très orthodoxe a dû le reconnaître : l’inflation est tirée par la volonté des grands groupes de maintenir des résultats élevés. Bref : ce sont les profits qui font les hausses de prix ! Un tel constat devrait conduire à de toutes autres orientations.
Les profits excessifs des grandes entreprises pourraient être imposés lourdement pour financer des politiques de redistribution et mettre en œuvre des politiques de transition écologique et sociale. Mais pour rompre avec les logiques actionnariales qui contaminent l’économie et la société et réduire le pouvoir de marché excessif des grands groupes, il faut envisager d’aller plus loin. Un retour de l’intervention publique paraît indispensable, à rebours du laisser-faire néolibéral qui a régné aux cours des décennies passées. Ce sont les pistes que nous explorons dans le dossier du dernier numéro de Lignes d’Attac et dans le petit livre noir du CAC40, que nous publions fin mai avec l’Observatoire des multinationales.
Frédéric Lemaire