Comment Amazon détruit l’emploi et modèle les territoires

mercredi 9 novembre 2022, par Laurence Boubet

En 2021, Alec MacGillis, journaliste pour le New Yorker, a publié Le Système Amazon, grande enquête aux États-Unis sur une dizaine d’années. La description est glaçante et esquisse la dystopie que représente le monde selon la multinationale de Seattle. Pour stopper Amazon, la mobilisation s’impose.

Le développement exponentiel d’Amazon repose sur des procédés d’une redoutable efficacité : achats simplifiés en mémorisant les coordonnées bancaires, propositions de produits similaires (algorithmes), mise à disposition d’un catalogue fourni, d’un moteur de recherche puissant et de services de livraisons rapides via des plateformes logistiques qui engendrent satisfaction et confiance des client·es.

Mais cette croissance s’appuie aussi sur des pratiques frauduleuses ou contestables qui minorent ses coûts : évasion fiscale, fraude à la TVA, exploitation des salarié·es, dumping grâce aux bénéfices liés à Amazon Web Services, concurrence déloyale…

Quand Amazon obtient la première place dans un pays, l’écart ne fait que se creuser par des effets cumulatifs. Plus la place de marché est attractive, plus son offre s’étoffe et plus elle est attractive. Le processus tend alors vers un monopole de fait sur le e-commerce. Amazon contrôle ainsi la moitié du e-commerce aux États-Unis. « Quand, en 2005, Amazon avait lancé sa formule Prime, elle possédait moins d’une dizaine d’entrepôts disséminés dans tout le pays. En 2017, leur nombre s’élevait à plus de cent au niveau national » écrit Alec MacGillis.

En France, Amazon domine également le secteur en 2020, avec 53,7% des ventes, suivi par le site de la Fnac (27,0%) et celui de Cdiscount (18,2%). La filiale française d’Amazon a été ouverte en 2000, six ans après la création de l’entreprise aux États-Unis.

Depuis l’ouverture du premier centre de distribution à Saran (Loiret) en 2007 jusqu’au huitième à Augny (Moselle) en 2021, son activité a connu une croissance exponentielle : des dizaines d’agences de livraison, un effectif moyen mensuel total multiplié par trois en cinq ans, de 2 910 en 2014 à 9 883 en 2019, un chiffre d’affaires en progression fulgurante. Amazon distance inexorablement ses concurrentes comme aux États-Unis avec un décalage d’une dizaine d’années.

Amazon détruit les emplois

Pour justifier le développement d’Amazon, l’argument des créations d’emploi est fréquemment invoqué par ses dirigeants. Pourtant, une étude récente sur la situation dans plusieurs pays européens, citée par Les Amis de la Terre, prouve le contraire : « Pour le commerce non-alimentaire au sens large, si l’on établit le solde des créations/destructions pour les commerces de détail et de gros, la France a perdu plus de 80.000 emplois entre 2009 et 2018 [1] » du fait du développement du e-commerce.

L’étude démontre que ce sont les commerces de proximité qui sont les plus durement touchés : « Un emploi créé dans les entreprises de plus de 250 salariés via l’expansion du e-commerce entraîne la destruction de six emplois dans les entreprises de moins de 250 salariés ». Et de conclure : «  Les scénarios prospectifs prévoient entre 46.000 et 87.000 emplois détruits en France d’ici 2028 en fonction de la progression du e-commerce sur l’ensemble des secteurs étudiés (commerce de détail, de gros et 4 branches de services) ». Les pertes d’emplois les plus importantes ont eu lieu dans le secteur de l’habillement.

Ce n’est pas tout : de nombreux emplois d’Amazon pourraient disparaître avec la robotisation des centres. De plus, Amazon livre déjà un tiers des produits en France depuis l’étranger et a délocalisé en Pologne ses entrepôts d’Allemagne de l’Est pour livrer outre-Rhin en profitant du faible coût du travail dans le pays.

Des conditions de travail intenables

Même les dirigeants d’Amazon le reconnaissent : les conditions de travail dans leurs entrepôts sont difficiles. Mais cette situation continue pourtant de se dégrader. Dans un rapport réalisé à la demande du comité social et économique central (CSEC) d’Amazon, et publié en janvier 2021, le cabinet d’expertise Progexa pointe une précarisation accrue et des conditions de travail rétrogrades.

Les intérimaires représentent ainsi 44% de l’effectif moyen en 2019, une part en augmentation qui atteint plus de 55 % en moyenne sur l’année dans 5 des 7 centres de distribution. Les horaires atypiques se développent : organisation de l’activité en trois-huit, généralisation du travail de nuit et du week-end, augmentation des temps partiel, heures supplémentaires, journées de 12 heures… Le rapport pointe aussi une accélération des départs qui progresse de moins de 8 % en 2016 à 13,2 % en 2019. Un·e salarié·e sur deux a moins de trois ans d’ancienneté.

Le taux d’absentéisme compressible ne cesse d’augmenter sur la période étudiée, atteignant des niveaux particulièrement alarmants à Lauwin Planque (10,4%) et Montélimar en 2019 (10,7%). Les taux de fréquence des accidents du travail se situent très au-dessus de la moyenne des entreprises françaises, ce qui est aussi observé aux États-Unis : « Dans une étude menée sur 23 entrepôts Amazon, le Center for Investigative Reporting observa que le taux de blessures graves y était plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale dans le secteur du stockage et du traitement des marchandises » rapporte MacGillis.

Modelage des territoires et déni de démocratie

Dans son livre, Alec MacGillis se penche également sur l’impact de la progression d’Amazon sur les territoires. «  Certes, il y a toujours eu des régions plus riches que d’autres aux États-Unis, mais l’écart ne cesse de se creuser  » avance-t-il. Les régions se spécialisent : d’une part, celles qui accueillent les dirigeants et l’encadrement supérieur d’Amazon – Seattle en est le meilleur exemple – dont la plus grande partie est devenue inabordable pour les classes moyennes. De l’autre, celles qui vont être choisies pour l’implantation des entrepôts ou des data centers, régions sinistrées qui connaissent un fort taux de chômage.

« Plus la richesse se concentre dans certaines villes, plus elle se concentre au sein des villes dans certains quartiers, exacerbant des déséquilibres de longue date, quand elle ne délogeait pas tout bonnement les plus démunis » ajoute MacGillis. Au sein des villes ou des régions, Amazon joue un rôle « surdimensionné  » sur l’organisation du territoire : « au fil du temps et de son ahurissante expansion, elle a segmenté le territoire en différents types de lieux, chacun ayant un rang, un revenu moyen et un objectif bien définis. » C’est également le cas en France, comme le note Thomas Legrand sur France Inter, où « Amazon, Uber et Airbnb ont plus d’impact sur le logement, l’environnement, l’urbanisme que les élus. » (15/07/22)

Aux États-Unis, l’emprise d’Amazon s’est accrue grâce au soutien actif de certains élus. La France n’est pas épargnée par ces pratiques. Les « Uber Files » ont démontré l’implication personnelle d’Emmanuel Macron dans la dérégulation progressive du marché des taxis et des VTC au profit d’Uber. Le président a mis la même détermination à lever toutes les barrières au développement d’Amazon. C’est grâce à lui que les entrepôts d’Amazon ont échappé au moratoire sur les entrepôts d’e-commerce prôné par la convention citoyenne sur le climat. La signature de clauses de confidentialité imposée aux élus des territoires visés par les projets d’Amazon et le recours à des promoteurs comme prête-nom pour dissimuler la construction de ses nouveaux entrepôts est un déni de démocratie. Heureusement les citoyen·nes sont vigilant·es et ont réussi à déjouer ces pratiques à Fournès, Montbert, Petit-Couronne et Fontaine. La lutte continue !

Laurence Boubet

Notes

[1Les Amis de la Terre, « E-commerce et emploi, la grande casse sociale », mars 2022

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