Le temps court commence le 20 décembre 2018 lorsque le président Donald Trump décide de rapatrier la moitié du contingent militaire et déclare sur la chaîne CBS : "On verra ce qui va se passer avec les Talibans. Ils sont fatigués, tout le monde est fatigué. Nous devons ramener nos gars à la maison". C’était une promesse de campagne mais les talibans comprennent aussitôt que le rapport de force des négociations, engagées à Doha depuis septembre, tourne en leur faveur puisque la seule obsession de D. Trump est désormais d’en finir au plus vite [1]. Le 29 février 2020 l’accord de Doha est signé entre les États-Unis et les talibans. Les titres de la presse internationale rivalisent alors sur le thème de « jamais l’Afghanistan n’a été aussi proche de la paix ». Incroyable méprise, il ne s’agissait pas d’un accord de paix puisque le gouvernement afghan en était totalement exclu, mais d’un accord fixant les conditions peu glorieuses et le calendrier du retrait de "toutes les forces étrangères" d’Afghanistan [2]. Ainsi les Américains signaient au nom tous les pays sous commandement de l’OTAN, tandis que les talibans ne cédaient pas un pouce de leurs exigences, la plus surprenante étant celle de l’avant dernier alinéa qui engage les États-Unis à demander au Conseil de sécurité des Nations unies d’entériner les textes de l’accord, ce qui fut fait 10 jours plus tard par le vote de la Résolution 2315 à l’unanimité des 15 membres du conseil [3]. Contrairement aux agences afghanes, russes, turques, indiennes et chinoises, la grande presse d’Occident n’a pas mentionné cette résolution qui referme pourtant le piège des talibans sur les États-Unis et les pays associés !
Ainsi, quand Joe Biden arrive aux affaires, il ne remet pas en cause le principe d’un retrait qu’il appelle d’ailleurs depuis longtemps de ses vœux, mais propose plusieurs fois, en février et mars, de renégocier les termes de l’accord de Doha dont dépendent le calendrier et le mode opératoire du retrait. Le mollah Baradar, chef négociateur taleb, lui fait alors savoir qu’il n’y a rien à négocier puisque les États-Unis ont eux aussi signé la résolution de l’ONU qui valide l’accord. Joe Biden jette donc l’éponge le 14 avril, en annonçant le retrait total et le plus rapidement possible. L’OTAN est contrainte de faire de même. Le piège refermé, la double impotence politique et militaire des pays de la coalition ouvre aux talibans un véritable boulevard : le 14 avril ils ne contrôlaient encore que 73 districts sur 400, mais la presque totalité du pays, dont la capitale Kaboul, quatre mois plus tard ! Le mécanisme de reconquête n’a donc rien de surprenant, c’était écrit. En revanche la rapidité du processus a surpris les talibans eux-mêmes et montre à quel point le moral de la population et même de l’armée était déjà au plus bas, 20 ans après le début de l’intervention internationale. Nous sommes cette fois dans le temps long.
La défaite des talibans en novembre 2001, deux mois après les attentats du 11 septembre, consacre la gloire de l’Alliance du Nord opposée au régime taleb, mais consacre aussi une vision "hémiplégique" du pays par l’Occident. Les talibans étant alors tous pashtounes, on se méfie des Pashtounes en général à tel point que le premier gouvernement provisoire issu des accords de Bonn de décembre 2001, compte 23 ministres de l’Alliance du Nord contre 7 Pashtounes. Ces derniers représentent pourtant la moitié de la population afghane, de quoi alimenter les ressentiments qui se nourrissent ensuite des premières graves bavures de l’armée américaine, dès janvier 2002, comme le bombardement d’un mariage à Uruzgan, la ville de Mollah Omar, ou l’attaque aérienne d’un convoi d’une soixantaine de "khans" de la tribu Zadran, en route vers Kaboul pour faire allégeance au nouveau président Karzaï ! Le lecteur de cet article excusera l’auteur de se citer lui-même mais, condamnant la confusion entre la partie -les talibans- et le tout -le peuple pashtoune dans son ensemble- j’avais à maintes reprises écrit et dit sur les ondes, dès la fin 2001, que le choix des décideurs internationaux serait déterminant :"Soit les chefs des tribus pashtounes sont invités dans la boucle de consultations pour une réconciliation nationale, et les talibans défaits se dissoudront comme sucre dans une tasse de thé. Soit on continue cette ostracisme anti pashtoune et les talibans deviendront le fer de lance d’une reconquête de l’Afghanistan qui, derrière la bannière de la charia, sera comprise par les chefs de tribu comme une reconquête pashtoune du pays"…
C’est malheureusement la seconde solution qui a prévalu jusque l’effondrement de 2021, le plus souvent par totale ignorance de l’anthropologie politique du pays, ce que concède sans vergogne le général américain McChrystal, commandant de l’OTAN en Afghanistan en 2009 et 2010, devant le "Council on Foreign Relations", le 7 octobre 2011, jour du 10e anniversaire de l’intervention américaine :"Nous ne connaissions pas l’Afghanistan. La plupart d’entre nous, moi y compris, […] avions à un degré effrayant une vision simpliste de son histoire". Et plus récemment, le quotidien Dawn du 10 décembre 2019 [4] cite le Général Douglas Lute, conseiller Afghanistan de G.W. Bush et de Barack Obama :« Nous n’avions pas la plus brumeuse notion de ce que nous faisons là » !
Mais ces aveux n’ont pas remis en cause une sorte d’arrogance diffuse des décideurs internationaux, certains de la validité en toutes circonstances de nos savoir-faire en termes de démocratie, de droits humains et de bonne gouvernance. Et pourtant, malgré des programmes de terrain, réussis et pérennes, que disaient récemment certains chefs de tribus aux jeunes soldats de l’armée afghane ? :« Ne perdez pas votre vie pour rien. Rendez les armes, les Américains s’en vont, les talibans sont des Afghans comme nous, on pourra discuter avec eux »… Retour à la case départ, une leçon d’histoire au coût de 20 ans, de 200 000 morts et de 2000 milliards de dollars en dépenses militaires !