Pour le comprendre, il faut savoir que le code du travail est né en 1910 après la catastrophe de Courrières de 1906 dans le Pas-de-Calais. Lors de cette tragédie, 1099 mineurs avaient perdu la vie au fond des puits. Le patron avait exigé que le travail reprenne en cessant la recherche des survivants, car sinon le charbon polonais allait arriver et il allait mettre la clef sous la porte. Une douzaine de jours plus tard, treize puis un survivants étaient réapparus. Le choc émotionnel avait été tel qu’on avait décidé de créer le ministère du travail pour qu’il échappe aux exigences du ministère de l’économie.
Le droit des humains au travail
Le choix fondamental a été d’adapter le travail aux humains et non pas les humains au travail. Si nous avons exigé les 3 X 8 : 8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de repos, ce n’est pas pour plaire aux patrons des entreprises, c’est pour plaire aux humains, pour qu’ils puissent vivre avec leur travail.
Aussi, lorsque le Président Hollande annonce qu’il allait « adapter le droit au travail aux besoins des entreprises », c’est une contre-révolution conceptuelle. Elle n’a rien de « moderne » et rien à voir avec la « crise » : c’est le retour au XIXe siècle, bien avant 1906, aux débuts du salariat post-esclavage, quand il n’y avait ni lois ni cotisations sociales.
Cela n’a rien à voir non plus avec l’emploi : François Hollande l’avoue le 21 février 2016 en précisant que cette loi « n’aura pas d’effets en termes d’emploi avant plusieurs mois. Mais il s’agit d’installer un nouveau modèle social ». Il ne pouvait mieux reconnaître que le chômage était un prétexte, et qu’il visait surtout à rompre avec le droit du travail existant.
Le projet dit El Khomri est donc une remise en cause idéologique ultra-libérale de décennies de combat des syndicats et de la gauche pour protéger les salariés. Même les patrons ont été surpris de ce projet de loi qui va plus loin que ce qu’a fait la droite.
Cent ans durant, le code du travail a été construit pour que les droits des humains au travail échappent aux exigences aveugles du marché, de la rentabilité, de la compétitivité. C’est un code exceptionnel en ce qu’il est fait de luttes et de sang, de sueurs et de larmes, il est le produit de 1920 à 1936, de 1945 à 1968, de 1995 à 2002, de grèves, d’occupations, de manifestations, de négociations et de lois de la République.
Car, il faut le redire, dans une entreprise, il n’y a pas égalité entre les deux parties cocontractantes, patronat et salariat : dans le contrat de travail, il y a inégalité, le salarié est subordonné, c’est un « lien de subordination juridique permanent » et c’est pour cela qu’il existe une « contrepartie », un code spécifique de droits.
En fait, les lois du travail sont – et doivent rester – universelles en ce qu’elles sont attachées aux droits humains, quelles que soient la taille de l’entreprise, sa spécificité, sa branche. Elles doivent l’emporter sur les « contrats », sur les « accords », sur les « dérogations », les « exceptions » et non pas l’inverse. C’est ce qui est garanti par la déclaration des droits de l’homme de 1948, par la charte européenne des droits fondamentaux de l’homme de 1999, par des conventions de l’OIT comme celles n° 81 ou 158.
S’il existe une « Organisation internationale du travail », c’est pour que ces droits humains s’étendent universellement et non pas pour que le président Hollande ou la loi El Khomri les rabougrissent, de dérogation en dérogation, aux besoins de chaque employeur, entreprise par entreprise.La prétendue crise de migration a des dimensions qui vont bien au-delà des défis de la migration et l’asile en tant que tels.
Le droit du travail doit être constitutif du droit de la concurrence et non pas piétiné au nom de la concurrence. Tous les pays qui utilisent le travail des enfants, qui imposent des journées épuisantes doivent être combattus et sanctionnés, non pas imités.
Certes, on peut modifier, renforcer le code du travail. Mais nul ne peut le réécrire en entier, tant il est le fruit, dans ses mille détails, de l’expression historique des rapports de force sociaux. Il est l’ordre public social, l’état de droit dans les entreprises, les lois de la République face au marché. En cela, le code est l’indice de mesure de la qualité d’une civilisation.
Le code est le droit le plus intime, le plus vital, le plus essentiel pour les salariés. Il est le plus petit, le plus lisible de tous les codes. Il est le code le moins enseigné, le plus dénigré, le plus fraudé, hélas.
Un projet à rejeter
À partir de l’article 1 du « préambule » du projet El Khomri, tout s’explique, tout est faux et tout doit être rejeté : il affirme que « les libertés et droits fondamentaux de la personne »… peuvent être soumis à des limitations « si elles sont justifiées par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise ». Les droits des salariés sont ainsi, non plus protégés en tant que droits de l’homme, mais soumis à un état d’urgence permanent, selon les nécessités décrétées par les besoins de profit et de dividendes du seul employeur et de ses actionnaires.
Alors, tout le reste se comprend :
Si les lois El Khomri-Badinter, Macron, Valls et Cie cassent les règles de vie élémentaires, au détriment de l’être humain, de sa santé, de sa vie de famille, et du partage de l’emploi, en ne voulant plus de durée légale pour toutes et tous, c’est pour le « bon fonctionnement de l’entreprise ». Dans le préambule dit Badinter il n’y a pas de chiffres : alors qu’en droit du travail, les chiffres incarnent les principes, 35 heures, 48 heures, 151,66 heures, 1600 heures, car le code du travail s’est construit autour des chiffres de la réduction du temps de travail depuis 170 ans.
La notion de durée légale est « de facto » supprimée, les entreprises en décideront, au cas par cas, le pistolet sur la tempe de leurs salariés. Les syndicats majoritaires (élus avec un quorum !) pourront même être court-circuités par les syndicats minoritaires qui auront le droit d’en appeler au patron pour qu’il organise un référendum à ses ordres.
Le gouvernement essaie de mentir en niant la subordination des salariés obligés, comme chez Smart, de signer des « accords » sous une violente pression patronale et un chantage à l’emploi. Mais le gouvernement a lui-même violé une loi dont il cherche pourtant à faire principe, celle qui énonce que toute modification du droit du travail et du droit social doit, avant d’arriver au Parlement, avoir été négociée entre partenaires sociaux : au contraire, le gouvernement a même piétiné tout principe et menacé de passer en force, sans vote, par le seul 49-3.
Le projet de loi El Khomri est le nom donné à l’attaque finale du Medef de Pierre Gattaz : « Le code est l’ennemi n° 1 des patrons. » Le Medef veut remplacer la subordination caractéristique du contrat par une « soumission librement consentie ». D’où l’engouement nouveau orchestré pour « l’ubérisation », pour les contrats « civils » sans droit ni lois, ni horaires, ni smic. Le rapport de la commission Badinter en finit avec un code du travail spécifique et le remplace par un mixte avec le code civil, où les contrats commerciaux et les statuts d’indépendants sont mis sur le même plan que l’ex-contrat de travail. La « personne » » remplace le salarié. Le salarié est traité comme l’indépendant. Uber peut s’y retrouver, Attali et Macron sont passés par là.
Dans cette loi ignominieuse, les technocrates libéraux et patronaux se sont « lâchés » sans retenue. Finies les 35 heures et les 48 heures, les heures supplémentaires pourront être compensées et non plus majorées. Il deviendra possible de travailler 12 heures par jour par « simple accord ». Le repos quotidien de 11 heures pourra être fractionné. La forfaitisation par accords individuels pourra aller au-delà de toute durée maximale, y compris 48 heures et 60 heures. L’annualisation du calcul des horaires se fera sur… 3 ans ! Les congés payés ne sont plus obligatoires, le salarié pourra y renoncer pour de l’argent. Un apprenti pourra travailler 40 heures. Il n’y a même plus d’âge plancher pour le travail des enfants (lesquels dès 14 ans, sont moins protégés face aux risques de chutes ou machines dangereuses). La précarité est démultipliée, trois CDD de suite sont autorisés au lieu de deux. Il n’est plus interdit de payer à la tâche. Il n’y a plus de limites pour le port des charges. Il n’y a plus de plancher de 24 heures pour les temps partiels. La mensualisation, c’est fini. Le patron décidera du jour où commence la semaine, ainsi il pourra éviter toute majoration du dimanche.
Si ses profits et dividendes baissent, le patron pourra modifier les horaires à la hausse et les salaires à la baisse (la loi Warzmann de Sarkozy l’avait autorisé pour un an, la loi Sapin l’avait prévu pour deux ans, avec la loi El Khomri, ce sera pour cinq ans). Les inaptes au travail pourront être chassés. La médecine du travail, les prud’hommes, l’indépendance de l’inspection du travail, les institutions représentatives du personnel sont laminés.
Les licenciements pourront être préprogrammés dès la signature du contrat et les patrons licencieurs abusifs verront leurs condamnations abaissées au maximum. Alors que dans notre société sécuritaire les délinquants « ordinaires » sont soumis à un « plancher », voilà qu’il est instauré un « plafond » pour les délinquants patronaux.
Ils veulent aller vers le licenciement sans motif comme aux États-Unis. À quoi ça sert de faciliter les licenciements ? À faciliter les licenciements ! Pas un seul emploi de plus, mais au contraire des emplois de moins. C’est une loi pro-chômage, car toute dérégulation facilite à la fois les pertes d’emplois et la non-création d’emplois. S’il y a du boulot pour 12 heures par jour et 60 heures par semaine, pourquoi y a-t-il des millions de chômeurs ? Il y aura encore plus de reculs économiques, car ce sont les salariés bien formés, bien traités, bien payés qui produisent le plus, pas les flexibles, pas les précaires.
Ce projet de loi est une déclaration de guerre à 18 millions de salariés. Si tous ne le savent pas, nous entendons, par l’action collective, les alerter, les informer, contribuer avec leurs syndicats, leurs élus, les mobiliser. C’est tellement important et historique que cela mérite une indignation et une révolte massive pour le retrait total de ce projet de loi dit « El Khomri ».