Pour les autres migrants, une partie d’entre eux a été dirigée dans d’aléatoires « centres d’accueil et d’orientation » (CAO) dispersés et improvisés sur tout le territoire de l’hexagone. Ces « centres de répit » ont pour but affiché de permettre à ces réfugiées et réfugiés de formuler une éventuelle demande d’asile et pour objectif inavoué de les inviter à quitter la France avant de recevoir un OQTF. Quant à l’autre partie, soit environ 3000 migrantes et migrants, leurs abris de fortune sont progressivement la proie des bulldozers. En effet, par décision préfectorale du 12 février 2016, toute la partie sud de la nouvelle « jungle » de Calais doit être évacuée avant le 1er mars. Mettant en doute la légalité de l’arrêté, le Tribunal administratif de Lille en a (provisoirement ?) suspendu l’exécution [1]. En cause : la mosquée, une église, une école, une bibliothèque, une tente d’accueil pour les femmes et les enfants, menacées d’être rasées ; ces « lieux de vie » (« soigneusement aménagés et répondant à un besoin réel ») devraient être épargnés. Mais, au mépris de l’ordonnance des juges, le 29 février 2016, un jour avant le délai prévu par l’arrêté préfectoral, les bulldozers sont là et les CRS agissent, détruisant, incendiant et molestant migrantes et migrants. La préfète du Pas-de-Calais, Fabienne Buccio, allègue que l’État désormais offre à chaque migrant « une solution humanitaire »… Pour interdire l’accès des exilés à l’autoroute, les destructions avaient d’ailleurs déjà commencé au début février : une église et une mosquée ont été rasées à cette occasion [2]. Le no man’s land ainsi créé permet aux CRS de surveiller les mouvements des migrants et de les asperger de gaz lacrymogènes ; il faut entraver leurs tentatives de rejoindre le port ou l’entrée du tunnel, voire l’Angleterre au risque de leur vie, en général avec l’aide de passeurs qui ont profité de ces obstacles répressifs pour tripler leurs tarifs.
Négation de l’humanité : la collaboration de deux ministres
C’est ainsi donc qu’en collaboration avec son collègue Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, le Premier ministre Manuel Valls tente de rendre invisibles exilées et exilés, qu’ils soient réfugiés au sens de la convention de Genève de 1951 (tels les Syriens, mais aussi les Afghans et les Irakiens, sans oublier les Érythréens et les Soudanais) ou migrants (provenant surtout de l’Afrique subsaharienne). Toutes et tous ont été les victimes des discriminations les plus sévères, de menaces quant à leur vie et de violences répressives ; elles découlent d’actes de guerre ou d’une misère économique dont les pays occidentaux sont en général les complices, sinon les protagonistes mêmes. Pire encore, en élevant des barrières sécurisées, les deux ministres nient les légitimes aspirations de migrantes et migrants ; en les privant des requis de l’hygiène la plus élémentaire, ils en nient l’humanité ; en les évacuant et les expulsant, ils en nient l’existence même. Condamnés à des conditions de vie dégradantes et indignes, celles et ceux qui pour seul crime ont été contraints à fuir les menaces pesant sur leur survie sont condamnés à la disparition – au mépris de leur santé physique, au mépris de leur réalité émotionnelle, au mépris de leur équilibre psychique.
Victimes dans leurs propres pays des entorses les plus sauvages aux droits de l’homme, traumatisés par les violences subies autant chez eux que dans leurs parcours aléatoires vers l’Europe, exilées et exilés se voient privés en France des mêmes droits élémentaires de la personne ; et on ne parle pas des droits sociaux : logement, santé, formation, travail…
Et pourtant écoles, centre culturel, lieux de culte, échoppes et petits cafés sont nés entre abris et tentes aux toitures précaires, le long de cheminements dans la poussière ou la boue, auprès des points d’eau et des cabines d’aisance à ciel ouvert, sous les averses orageuses, dans les vents tempétueux de l’hiver, ou l’été dernier sous le soleil mordant d’une saison caniculaire. Fondement d’une humanité partagée, indispensable à sa survie, la construction sociale et culturelle de l’homme renaît avec ses repères spatiaux et ses lieux de sociabilité, quelles que soient les conditions de précarité imposées à son développement : nécessité de l’ « anthropopoiesis ». Sans doute également dans le conflit et l’affrontement, les liens sociaux se tissent et organisent la « jungle » (la désignation est celle des migrants), spatialement et culturellement. De cette élémentaire urbanité, les associations de soutien sont les artisans, avec les migrants eux-mêmes. Souvent des associations locales, dans un région que l’on dit pourtant économiquement et moralement déprimée, mais aussi des groupes de bénévoles anglais, d’une remarquable efficacité.
Les étapes de la fermeture et de la répression
N’oublions pas que le bouclement du port de Calais et de l’accès au tunnel par des barrières sécurisées n’a été possible que par la manne des 15 millions d’euros acceptés par Bernard Cazeneuve en septembre 2014 des mains de son homologue anglaise Theresa May. Sans la moindre sensibilité pour l’humiliation subie, le ministre a consenti, de la part du Royaume-Uni, à une externalisation de la frontière analogue à celles que l’Union européenne impose aux pays du sud de la Méditerranée ; elle les contraint à retenir chez eux migrantes et migrantes, et à les renvoyer dans leur pays d’origine. Le sale boulot, c’est pour les autres, pour les moins favorisés.
Dans le Calaisis, cette politique de répression et de destruction a désormais une longue et triste histoire. Après sa création à la fin des années 1990 près de Calais, fermeture du centre de Sangatte, géré par la Croix-Rouge, sur ordre de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur ; naissance des « jungles » autour de Calais ; en septembre 2009, destruction de ces campements précaires par Éric Besson, ministre de la migration et de l’identité nationale dans le gouvernement Sarkozy ; reflux d’une partie des migrants dans les rues de Paris autour de la gare de l’Est ; en juin 2014, évacuation de plusieurs squats installés dans Calais même et fermeture de l’espace de distribution des repas ; à l’automne 2014, ouverture d’un centre de jour limité à 400 personnes et installation d’une nouvelle jungle autour de ce camp « Jules Ferry » ; au printemps 2015, tous les migrants survivant à Calais sont invités à se regrouper sur ce terrain insalubre, en un véritable ghetto concentrationnaire, cependant que le ministre de l’Intérieur renforce les barrières bloquant l’accès au port et au tunnel, tout en réprimant cruellement celles et ceux qui tentent de les franchir.
Les prétextes allégués pour ces mesures répressives sont toujours les mêmes : lutter contre les filières des passeurs, éviter l’appel d’air. On connaît la réalité : si le centre de Sangatte a accueilli jusqu’à 1600 exilées et exilés au début des années 2000, ils étaient cet hiver jusqu’à 7000 à se mesurer aux barrières élevées et aux CRS déployés par Bernard Cazeneuve…
De Calais à la Méditerranée orientale
Fondamentalement, il en va de même à l’autre extrémité de l’Union européenne, en mer Égée. De manière globale, on le sait : la fermeture des frontières méridionales de l’UE aux migrantes et migrants a provoqué en Méditerranée la mort de 3270 hommes, femmes et enfants en 2014 (selon l’estimation de l’Organisation internationale pour les migrations) ; ils ont été plus de 3770 à perdre la vie en 2015 à l’occasion de différents naufrages ; et, dans un mouvement qui s’est dessiné depuis le début des années 2000, le chiffre des morts s’élève désormais à 25 000. J’ai dénoncé ailleurs un crime contre l’humanité au sens de l’article 7 du « Statut de Rome » de la Cour pénale internationale (17.7.1998) [3].
Autant du point de vue du nombre des migrants que de la répression policière, la situation s’est encore alourdie durant l’année 2015. En particulier, en raison de la répression féroce et des bombardements dont les Syriennes et les Syriens sont les victimes, autant par le régime de Bachar et Assad que par la volonté de Vladimir Poutine, aux morts en Méditerranée centrale dans la périlleuse traversée entre la Libye et la Sicile se sont ajoutées les victimes du passage maritime entre la Turquie et Grèce, essentiellement vers l’île de Lesbos. En janvier 2016, un nouveau naufrage provoquait la mort de plus de 33 personnes parmi lesquelles cinq enfants ; et, ce mois-là, 46 240 réfugiés sont arrivés en Grèce alors qu’ils n’étaient plus que 2000 à parvenir en Italie. Selon l’OIM, plus de 800 exilés, hommes, femmes et enfants, ont perdu la vie en 2015 en tentant de rejoindre l’une des îles grecques de la mer Égée.
La réponse de l’UE à ce déplacement dans le mouvement migratoire ?
Elle est triple.
- Érection de nouvelles barrières physiques. Depuis plusieurs années de Ceuta et Melilla, au large de Gibraltar, au fleuve Evros au nord de la Grèce et à la frontière maritime de la Bulgarie, des clôtures hérissées de barbelés et des patrouilles sur mer soutenues par l’agence Frontex retiennent et rejettent exilées et exilés. Avec l’augmentation du nombre des personnes condamnées à l’exil par la guerre et la répression en Syrie, mais aussi en Irak et en Afghanistan d’une part, au Soudan et en Érythrée de l’autre, ce sont tour à tour la Hongrie, la Croatie, la Slovénie, l’Autriche et finalement la Macédoine qui, dès l’été 2015, ont érigé clôtures et palissades sécuritaires. Tandis que plusieurs pays du nord de l’Europe (y compris la Belgique, craignant le un reflux de migrants vers Zeebruges depuis les campements de Calais et de Grande-Synthe) ont rétabli les contrôles à leurs frontières en enfreignant sans vergogne les accords de Schengen, la « route des Balkans » est devenue aussi risquée et aléatoire que les traversées maritimes. La Grèce est mise sous pression avec l’installation contrainte de cinq « hotspots » : par une distinction discriminatoire, ces centres doivent opérer le tri entre réfugiés (en fait : demandeurs d’asile) à admettre provisoirement et migrants (sous-entendu : « économiques ») à retenir et à renvoyer. S’y ajoute de la part de la Commission européenne la menace d’exclure de l’espace Schengen un pays qui, en plus d’un troisième plan d’austérité dévastateur, doit recevoir chaque mois des dizaines de milliers de migrants.
- Interventions militaires. À l’opération « Sophia » de contrôle armé sous l’égide de Frontex (une dizaine de bateaux de guerre engagés) jusque dans les eaux territoriales de la Libye, lancée le 7 octobre 2015, répond désormais le mandat d’intervention en mer Égée assumé par l’OTAN (pas moins…) en février 2016. Pour les deux opérations, il s’agirait de stopper « illegal trafficking and illegal migration » – en Méditerranée centrale d’une part, en mer Égée de l’autre. La musique est connue, de Calais au sud de l’Italie, des opérations terrestres du même genre, tel le « Mos Majorum » de l’automne de 2014, l’ont montré : il faut en fait contrôler, retenir et expulser migrantes et migrants. La création toute récente dans le cadre d’Europol d’un « European Migrant Smuggling Center » le dit bien, sachant qu’en raison de frontières barricadées le seul moyen pour les exilés pour atteindre l’Italie ou la Grèce est le recours aux services d’un passeur [4].
- Externalisation des frontières. La Commission européenne a promis trois milliards d’euros à la Turquie pour garder sur son territoire des réfugiés qui, provenant essentiellement de Syrie, sont désormais au nombre de 2,4 millions [5]. L’UE s’est livrée à cette occasion à un marchandage aussi sordide qu’il est implicite. En échange du service rendu par le régime islamo-fascisant de Recep Tayyip Erdogan en bouclant sa frontière occidentale, elle gardera le silence sur les Kurdes qui sont à la fois bombardés en Syrie nord-orientale, dans la bande de terre qu’ils ont gagnée sur Daesh, et réprimés dans les villes de l’est du pays, soumises à un couvre-feu mortifère [6]. Et elle reste tout aussi silencieuse face aux intimidations et à la répression dont sont victimes les universitaires et intellectuels qui ont signé en janvier 2016 l’appel des « Academics for peace ».
Évacuations de migrants, évacuations de Rroms
C’est donc non seulement la base matérielle de la survie de plusieurs milliers d’êtres humains qui est menacée et en partie détruite à Calais ; mais aussi les espaces éphémères des liens sociaux les plus élémentaires, reconstruits dans les conditions les plus précaires, qui sont peu à peu rayés de la carte du Calaisis. Le parallèle est évident avec les innombrables évacuations et anéantissements de campements dont les Rroms sont les victimes depuis le discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy (11 128 personnes touchées par 111 évacuations en 2015 [7]). Les dernières expulsions en date, dans la région parisienne : l’évacuation et la destruction du campement du Samaritain par le maire communiste de La Courneuve (en dépit du plan de relogement élaboré par Médecins du monde et la Fondation Abbé-Pierre) ; puis l’expulsion policière des Rroms habitant le bidonville de la Petite ceinture dans le 18e arrondissement. Dans les deux cas, les solutions de relogement, exigées par la loi, sont totalement lacunaires et des familles entières sont à nouveau forcées à survivre à ciel ouvert, dans les rues de Paris. Comme pour les migrants, on assiste au dessin discriminatoire d’une catégorie de personnes qui « n’ont pas vocation » à résider en France, au dénigrement des personnes concernées auprès de la population, à la destruction de leurs lieux de vie, à la privation de tous les droits élémentaires de la personne, en particulier pour la santé et pour la scolarisation des enfants.
Dans les deux cas, au-delà de toute composante raciste, c’est la situation d’extrême précarité partagée par un groupe de personnes qui entraîne la négation de leur humanité, physique et morale.
Cohabitation éco-socialiste
Que faire ?
Avec l’aide de l’État qui pourrait transférer dans le soutien aux exilées et exilés les sommes énormes qu’il dépense pour les réprimer, les refouler ou les détruire, nous devons cohabiter avec migrantes et migrants. Une partie de la population de Calais le fait, de manière remarquable, depuis plusieurs années. C’est aussi le cas en Méditerranée centrale, avec l’extraordinaire travail de soutien solidaire accompli par les habitants et le maire de Lampedusa. Depuis l’été dernier, on assiste à un même élan de réconfort pratique et moral aux migrantes et migrants (quand ce ne sont pas leurs cadavres) échouant sur les plages de l’île de Lesbos. Et, sur le continent, Barcelone, qui s’est déclarée avec d’autres cités européennes « ville-refuge » à l’automne dernier, est prête à le faire ; mais elle attend encore les exilées et les exilés que doit lui envoyer l’UE… Aux campements de fortune et aux camps d’enfermement doivent se substituer des « maisons des réfugiés » [8]. Rétablir migrantes et migrants dans leurs droits élémentaires, c’est en fait défendre les droits individuels et sociaux de la personne pour les résidents eux-mêmes.
Certes, la solidarité n’appartient pas aux valeurs fondant le néolibéralisme économiste, financier dont la Commission européenne est imbue. Et, autant du point de vue idéologique que dans la pratique d’un capitalisme mondialisé et d’un néocolonialisme économiste qui asservit les populations de la planète aux plus riches, un rééquilibrage des relations économiques et culturelles avec les pays les plus défavorisés s’impose. Il n’ira pas sans une rupture (éco-socialiste) avec un paradigme destructeur des hommes et de leurs environnements [9].