1. Le ressort de la croissance est cassé
En trois ans, le prix du baril de pétrole a dégringolé des trois quarts de sa valeur, et celui des matières premières a suivi le même mouvement. Depuis plus d’un an, le moteur principal de la croissance économique mondiale, la Chine, se grippe, et la chute de sa demande aux autres pays entraîne ces derniers dans le ralentissement, sinon la récession. Le Brésil, autre grand pays émergent, s’effondre, et le Japon est embourbé dans la stagnation depuis vingt-cinq ans. Les États-Unis, dont la reprise était montrée en exemple, s’essoufflent déjà.
La « révolution » des gaz de schiste et autres combustibles non conventionnels s’est retournée contre ses promoteurs. L’augmentation de la production de combustibles est venue au moment précis où la demande a diminué. L’attitude de l’Arabie saoudite et l’arrivée de l’Iran sur le marché du pétrole ont accentué le revirement : les prix se sont donc effondrés et ont rendu non rentables les combustibles non conventionnels.
Deux facteurs aggravent les choses. D’une part, les politiques d’austérité menées par tous les gouvernements, en particulier en Europe, sont, au sens propre, contre-productives. D’autre part, toutes les grandes banques centrales du monde (la FED, la BCE, la Banque du Japon, la Banque d’Angleterre et même la Banque de Chine) injectent à jet continu des masses de liquidité impressionnantes : on les estime en cumulé à environ 20 000 milliards de dollars. C’est la politique dite d’assouplissement monétaire (quantitative easing – QE – en anglais) qui, au lieu de relancer l’économie productive, sauve les banques en difficulté ou relance la formation de bulles financières… jusqu’au moment où, depuis le milieu de l’année 2015, les Bourses se mettent à dévisser de concert. Non seulement les banques centrales inondent les marchés de liquidités, mais certaines baissent les taux d’intérêt directeurs à presque zéro, voire négatifs. [1] La hausse des prix des obligations concomitante de la baisse des actions fait donc courir le risque d’un krach encore plus dangereux que celui de 2007-2008, parce que les États, dont les budgets ont été fragilisés à cause du sauvetage précédent, ne pourront pas recommencer cette opération. D’une certaine manière, la situation actuelle confirme ce que disait Keynes dans l’entre-deux-guerres : c’est le couplage entre la politique monétaire et la politique budgétaire qui fait la force d’une politique économique. Or, la politique monétaire actuelle a beau être « accommodante », selon l’expression désormais consacrée, elle entre en contradiction avec la politique budgétaire partout restrictive.
Ce que craignent donc par dessus tout les banquiers, c’est que, lors de la prochaine débâcle bancaire, ce soient leurs actionnaires qui seront appelés à payer les pots cassés et non plus les contribuables. La Banque des règlements internationaux (BRI), d’une part, fait état dans son rapport [2] de mars 2016 d’un endettement privé et public colossal, et, d’autre part confirme le fait que les banques font face, selon la terminologie châtiée de l’institution, « à des turbulences ». En réalité, l’atonie de l’économie, les taux d’intérêt au plus bas et des créances douteuses dans les bilans des banques contribuent à faire grandir leur inquiétude : la Deutsche Bank a enregistré une perte de 7 milliards en 2015, et, en moyenne, les banques européennes ont 15 % de leurs créances qui sont douteuses ; parmi elles, les banques françaises n’en ont que 5 %, mais pourraient voir s’évanouir un tiers de la valeur de ces créances douteuses. Au total, la BCE, qui a procédé à l’évaluation de la qualité des actifs de 130 banques, a estimé à 876 milliards d’euros le montant de leurs actifs douteux. Pendant ce temps, beaucoup de grands groupes industriels et financiers comblent d’aise leurs actionnaires : à l’image de Vivendi qui, après avoir engrangé quelque 34 milliards d’euros de trésorerie en vendant des participations (SFR, GVT, Maroc Télécom), rachète ses propres actions et augmente les dividendes (en 2015, avec un résultat net de 1,9 milliard, Vivendi a versé 4 milliards de dividendes, et 8 milliards de dividendes et de rachats d’actions auront été versés en deux ans). [3]
Source : BRI, « Un calme précaire fait place à des turbulences sur les marchés financiers », 6 mars 2016, p. 11.
Dans ce contexte, peut-on penser que la chute des cours boursiers n’a pas de rapport avec celle des profits ? Finalement, comment interpréter la cassure de l’économie mondiale ?
2. La finance hors-sol n’explique rien
L’illustration la plus marquante de la coupure que font certains théoriciens entre la sphère productive et la sphère financière est donnée par le modèle proposé par André Orléan. Dans un de ses derniers articles, « La valeur économique comme fait social : la preuve par les évaluations boursières » [4], il entend appliquer la définition d’un fait social de Durkheim : « des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel [elles] s’imposent à lui ». L’appliquer à quoi ? À la formation des valeurs boursières, qui constitueraient une « preuve » de la démarche.
Très explicitement, Orléan annonce sa démarche comme un prolongement de la thèse qu’il avait soutenue dans L’empire de la valeur [5]. J’adhère pleinement à l’idée que la valeur est un fait social et non pas le fruit de décisions individuelles, mais le modèle que développe Orléan laisse sur le bord la discussion contradictoire à laquelle son livre avait donné lieu. [6]
Quel est ce modèle ? Il y a d’abord un présupposé : la valeur économique relève de la même épistémologie que les valeurs philosophiques ou religieuses. Ainsi, « les valeurs sont, non pas des mesures, mais bien des forces qui font agir les hommes en leur donnant des raisons de vivre et des buts à atteindre. Selon cette approche, les valeurs sont à l’origine de l’énergie qui fait fonctionner la société. C’est l’influence qu’elles exercent qui pousse les hommes à se dépasser, à s’élever au-dessus d’eux-mêmes (…) ; raison pour laquelle on ne peut s’en tenir à l’hypothèse d’individualités fixées une fois pour toutes. Cette approche, qui trouve aisément à s’illustrer du côté des valeurs religieuses ou morales, s’applique aussi bien à la valeur économique. » Ce présupposé est-il tenable ? Peut-être, s’il y avait commensurabilité des valeurs et de la valeur. Est-ce le cas ? Je ne le pense pas. [7]
Que se passe-t-il sur les marchés financiers selon Orléan ? « À contre-courant des automatismes les plus ancrés de l’analyse économique néoclassique, qui toujours construit le prix par agrégation en partant des estimations privées, il s’agit de jeter sur les faits boursiers une autre lumière afin de faire émerger une manière nouvelle de les comprendre. (…) Les estimations individuelles se construisent à partir de la convention financière, c’est-à-dire à partir du marché lui-même, et non l’inverse. C’est le marché financier qui informe les investisseurs et non le contraire. La valeur, sous la forme du prix, est d’emblée collective. Avec cette conception alternative, l’acteur n’est plus le souverain qui détermine les prix. Tout au contraire, il est agi par le marché. Cette causalité « inversée » est particulièrement visible lors des épisodes de bulles. »
Dans cet article, Orléan abandonne – ou laisse de côté – l’amalgame qu’il faisait entre la théorie de la valeur de Marx et celle des néoclassiques. Il ne réfute ici que cette dernière, mais tout en gardant cette coupure entre la sphère financière et le système productif et ses rapports sociaux. Or, en quoi le refus de considérer les évaluations individuelles conduisant à des prix de marché dément-il la nécessité de regarder ce qu’il se passe dans le système productif ?
Par quel mystère l’imitation à la hausse des prix boursiers se transforme-t-elle (souvent brutalement) en imitation à la baisse ? « Cependant, lorsque le poids de l’imitation passe un certain seuil critique, se produit un changement qualitatif dans le comportement collectif, à savoir que les deux opinions cessent d’être réparties à égalité ; une des deux opinions – a priori n’importe laquelle – l’emporte sur l’autre. Autrement dit, ce modèle nous donne à voir l’émergence spontanée d’une majorité au sein d’une population qui est pourtant sans convictions personnelles tranchées ! Tel est le résultat fondamental qui ici nous intéresse. Il en est ainsi parce que, localement, les choix des voisins ne se répartissent pas nécessairement de façon strictement égale entre les deux options, même si chacun d’entre eux fait un choix purement équiprobable. Cela tient à la nature aléatoire des choix. […] Pour qu’il en soit ainsi, il importe cependant que l’intensité des interrelations dépasse un certain seuil. En dessous de ce seuil, le fonctionnement global du groupe ou du marché ne s’éloigne pas de la simple somme des préférences individuelles. »
Le modèle d’Orléan ne permet pas de savoir pourquoi l’imitation « passe un seuil critique ». Orléan regarde les entreprises des nouvelles technologies et il constate que, dans la période de la bulle internet, la valorisation boursière atteignait des sommets astronomiques, sans rapport avec les profits réels des entreprises. Soit ! Et alors ? La bulle ne s’est-elle pas effondrée parce que justement cet écart était intenable ? On pourrait encore formuler le problème non résolu autrement : le modèle d’Orléan vise-t-il à expliquer les variations du niveau des prix des actifs financiers et, au-delà, celles du niveau des prix des marchandises en général, ou bien à expliquer leur niveau lui-même ? [8]
Certes, comme le montre Orléan, la valeur ne résulte pas d’appréciations individuelles. Mais elle ne résulte pas plus d’un marché financier qui agirait sur les individus, sans que ce marché ne soit lui-même le produit d’un système socio-économique et non celui de simples représentations hors-sol. [9]
3. La crise capitaliste est une crise de la valeur
Pour comprendre la crise capitaliste, il faut revenir à ce qu’est le capitalisme. Le capitalisme est un système socio-économique tendu vers la production de toujours plus de valeur pour le capital. Quand cette production rencontre des difficultés, alors la crise n’est pas loin. Mais cette tendance chronique revêt aujourd’hui un caractère structurel, systémique, parce qu’à la difficulté traditionnelle de faire produire aux travailleurs toujours davantage de plus-value transformable en argent s’ajoute celle de fonder cette production sur une base matérielle de ressources en voie de raréfaction ou de dégradation accélérées. Crise sociale et crise écologique font la crise actuelle du capitalisme mondial.
C’est cette trame qui donne lieu à un débat tout à fait renouvelé. Le pionnier de l’alerte sur une éventuelle « stagnation séculaire » est l’économiste américain Robert Gordon. [10] Le débat a maintenant franchi l’Atlantique. [11]
Les termes de ce débat peuvent être résumés de la manière suivante. D’une part, sur le long terme, la forte progression de la productivité du travail pendant les « Trente Glorieuses » n’est peut-être qu’une parenthèse dans l’histoire du capitalisme, du moins dans les pays développés. D’autre part, aujourd’hui, le constat est que tous les grands secteurs industriels dans le monde sont en surproduction ou en surcapacité de production (automobile, sidérurgie, cimenterie, raffinage, verre, papier, chimie, pharmacie...) Le risque de baisse de la rentabilité du capital grandit alors. D’autant plus que le capitalisme s’est installé dans une tendance à la baisse de la croissance de la productivité du travail, quelle que soit la façon dont on mesure celle-ci. La tertiarisation des économies n’est pas pour rien dans cette tendance. Peut-on parier sur le progrès technique pour relancer la dynamique de l’économie ? Rien n’est moins sûr si l’on regarde l’évolution de ladite productivité totale des facteurs, censée mesurer le rôle du progrès technique.
Évolution du PIB en France depuis 1950

Évolution de la productivité horaire du travail en France depuis 1950
France Stratégie, « Comprendre le ralentissement de la productivité en France », La Note d’analyse, n° 38, janvier 1016.
Taux de croissance annuel moyen de la productivité horaire du travail (en %)
France | Zone euro | Allemagne | Italie | Espagne | Royaume-Uni | États-Unis | Japon | |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
1890-2012 | 2,46 | 2,48 | 2,45 | 2,70 | 2,34 | 1,77 | 2,18 | 3,07 |
1890-1913 | 1,80 | 1,87 | 2,28 | 1,64 | 1,15 | 0,71 | 1,73 | 2,03 |
1913-1950 | 1,52 | 1,32 | 0,98 | 1,82 | 0,68 | 1,25 | 3,00 | 1,76 |
1950-1975 | 4,70 | 5,32 | 5,33 | 6,30 | 5,62 | 2,78 | 2,25 | 6,65 |
1975-1995 | 2,76 | 2,68 | 2,45 | 2,62 | 3,72 | 2,55 | 1,19 | 3,17 |
1995-2007 | 1,59 | 1,18 | 1,58 | 0,71 | 0,03 | 2,30 | 1,89 | 1,55 |
2007-2012 | 0,27 | 0,30 | 0,02 | –0,32 | 2,13 | –0,35 | 0,84 | 0,72 |
G. Cette, « Croissance de la productivité : quelles perspectives pour la France ? », France Stratégie, 27 septembre 2013.
Taux de croissance annuel moyen de la productivité globale des facteurs (en %)
France | Zone euro | Allemagne | Italie | Espagne | Royaume-Uni | États-Unis | Japon | |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
1890-2012 | 1,76 | 0,82 | 1,54 | 1,66 | 1,43 | 1,04 | 0,58 | 1,55 |
1890-1913 | 1,34 | 0,43 | 1,72 | 1,15 | 0,62 | 0,52 | 0,71 | 0,48 |
1913-1950 | 1,18 | 0,41 | 0,62 | 1,13 | 0,15 | 0,93 | 0,48 | 0,74 |
1950-1975 | 3,55 | 1,68 | 3,23 | 3,99 | 4,02 | 1,28 | 0,61 | 4,02 |
1975-1995 | 1,69 | 1,00 | 1,55 | 1,56 | 2,37 | 1,55 | 0,37 | 1,67 |
1995-2007 | 1,10 | 0,50 | 0,84 | 0,28 | –0,65 | 1,55 | 0,71 | 0,81 |
2007-2012 | –0,29 | 0,62 | –0,24 | –0,92 | 0,52 | –0,99 | 0,55 | 0,37 |
G. Cette, « Croissance de la productivité : quelles perspectives pour la France ? », op. cit.
Évolution de la productivité totale des facteurs dans le monde [12]
Voilà pour le constat. Quelle interprétation en donner, loin de l’aveuglement néoclassique et loin aussi de la croyance idéaliste dans les seuls mécanismes autoréférentiels ? L’hypothèse proposée est de revenir à la loi capitaliste de la valeur théorisée par Marx.
Le taux de profit est le déterminant fondamental du capitalisme (et non pas le PIB, comme font semblant de le croire les reconstructeurs d’indicateurs). Ce taux de profit se décompose en une variable de répartition des revenus et une variable d’efficacité du capital technique mis en œuvre. Il augmente si la productivité du travail augmente plus vite que les salaires (c’est-à-dire si le taux de plus-value prélevée sur la force de travail s’accroît) et si l’efficacité du capital s’améliore (parce que les machines sont plus performantes ou parce que les matières premières sont plus accessibles).
Cela se formalise simplement ainsi :
variation du taux de profit = variation de la part des profits dans le produit national + variation de l’efficacité du capital ;
avec variation de la part des profits = (taux de variation de la productivité du travail – taux de variation des salaires) / taux de variation de la productivité du travail,
et variation de l’efficacité du capital = taux de variation de la production – taux de variation du stock de capital.
Lorsque les contradictions sociales sont suffisamment aiguisées (le capital rencontre des limites à la baisse des salaires ou des obstacles à la réforme du code du travail !) et que les contradictions écologiques ne peuvent plus être ignorées, le système a toutes les chances de partir en vrille : financiarisation accrue (la nature, le vivant…), fracturation sociale… En d’autres termes, lorsque l’exploitation de la force de travail accrue ne suffit plus à compenser la perte d’efficacité du capital, la crise structurelle est aux portes.
Le rétablissement du taux de profit dans les pays capitalistes développés depuis le début des années 1980 jusqu’au milieu des années 2000 a été obtenu essentiellement par la dévalorisation de la valeur de la force de travail, c’est-à-dire en jouant sur la variable de répartition ci-dessus : le taux de croissance des salaires a été inférieur à celui de la productivité du travail, sorte de « règle d’argent » de la phase néolibérale du capitalisme, ce qui signifie une augmentation du taux d’exploitation (taux de plus-value) de la force de travail.
Mais la pérennisation de cette situation s’est heurtée à deux obstacles. D’une part, les gains de productivité du travail se sont affaiblis et il s’agit donc d’une difficulté de faire produire de la valeur par la force de travail, car, pour le dire de manière imagée, le capitalisme n’a pas encore inventé la vingt-cinquième heure par jour : l’augmentation du taux d’exploitation a donc des limites. D’autre part, la dévalorisation relative des salaires finit par provoquer un problème de débouchés aux marchandises, c’est-à-dire une difficulté de réalisation monétaire de la valeur, et donc, au final, une tension défavorable sur le taux de profit.
in M. Husson, « Stagnation séculaire ou croissance numérique ? », op. cit.
Alors, une relance keynésienne de la croissance suffirait-elle à refaire partir de l’avant la machine capitaliste ? Non, pour deux raisons. D’abord, croyant avoir affaire à une crise conjoncturelle, elle ferait l’impasse sur le caractère structurel de la crise. Ensuite, le capitalisme est moins à même de satisfaire des besoins d’ordre qualitatif, d’ordre collectif, que les besoins matériels traditionnels qu’il suscite sans cesse.
Cela ne justifie pas pour autant de prôner une décroissance immédiate. [13] Si une transition sociale et écologique était amorcée, il s’ensuivrait un temps de croissance économique, par la relance d’investissements de transformation de l’appareil productif, dans le sens de la qualité et de la durabilité des produits, de l’évolution des systèmes d’énergie et de transports, de l’isolation des logements et bâtiments, etc.
Placer l’analyse de la crise capitaliste sous le signe d’une crise de la valeur est enfin l’occasion de réfléchir à nouveau sur la distinction entre la valeur économique et la richesse sociale. [14] Le capitalisme est avide de la première et se moque bien de la seconde.