L’aiguisement dramatique de la crise grecque en juillet dernier était le point culminant d’un processus qui date de bien avant : l’émergence de l’Allemagne comme facteur très influent dans la gestion de la crise économique de l’Union européenne (UE). Y a-t-il donc de nouveau « une question allemande ? » [1] Y a-t-il maintenant une hégémonie allemande dans l’UE ?
Beaucoup d’analyses et de commentaires politiques sont convaincus que c’est le cas, y compris l’opinion majoritaire à gauche [2], en Europe et en Allemagne. Pourtant, il faut se demander si nous n’avons pas affaire à une mixture maussade d’espoirs illusoires d’un côté et de craintes exagérées de l’autre. D’ailleurs, depuis quelques semaines, le discours sur l’hégémonie allemande s’entend moins fort. À la lumière de la crise autour des réfugies, avec tout le chaos et le déclenchement d’énormes tendances centrifuges pour l’UE, il paraît qu’espoirs et craintes étaient un peu prématurés. Finalement, si l’on fait une analyse sobre et réaliste des ressources de pouvoir qui sont la base nécessaire de toute domination, l’hégémonie allemande a tendance à disparaître dans le brouillard.
Évidemment, si un Allemand avance de tels arguments, il risque le soupçon de vouloir défendre le pays dont il tient le passeport. Mais, en dehors du fait que l’auteur de ce texte appartient à cette espèce d’Allemands qui, dans chaque match de football, soutiennent l’adversaire de la Mannschaft, parce que toute sorte de patriotisme lui est étrangère [3], le discours sur la « question allemande » est traversé par trop d’intérêts divers et contradictoires pour qu’il puisse être accepté sans critique. L’intention ici n’est donc point de défendre la politique de Berlin – celle-ci est mauvaise dans la plupart des cas et requiert une opposition résolue. Mais il faut faire une analyse réaliste des rapports de force dans l’UE. C’est une condition sine qua non pour le combat efficace contre l’austérité et le néolibéralisme, de quelque côté qu’ils proviennent.
Qu’est-ce que l’hégémonie ?
Avant d’entrer dans les détails, quelques définitions pour éviter des malentendus :
- normalement, le concept d’hégémonie est utilisé dans les théories des relations internationales comme synonyme de dominance, sans spécification. Ainsi on parle souvent d’hégémonie américaine. Mais ici, le concept d’hégémonie est utilisé dans les sens de Gramsci : hégémonie est dominance sur la base de consensus. Derrière ce consensus, il y a quand même une base matérielle (militaire, économique, etc.) qui permet à l’hégémon de s’imposer au cas ou le consensus ne fonctionne plus. Sous le titre d’Économie politique internationale, Robert Cox et d’autres [4] ont élargi le concept de Gramsci aux relations internationales. Ce texte suit cette approche.
- « Dominance » est un concept plus simple et général et signifie qu’un acteur est capable d’imposer sa volonté à autrui.
- Pour « leadership » il n’y a pas de traduction adéquate, ni en français ni en allemand. [5] Le concept a une aura un peu moins dure que dominance et hégémonie, qui ont toujours une valeur critique sous-jacente. Son utilisation dans les discours anglo-saxons insinue un consensus et rappelle le prince bienveillant, dont parlait déjà Machiavel. Il y donc une dimension idéologique dans le concept. Quand, par exemple, Barack Obama dit : « America must always lead on the World stage », il semble convaincu que le reste du monde est d’accord, parce qu’il croit « in American exceptionalism with every fiber of my being » [6]. Pour exercer le leadership, le leader ne peut pas agir complètement de façon égoïste. Pour garantir le fonctionnement durable de sa domination, il fait parfois des concessions aux dominés.
Un aspect du concept de leadership est qu’il est utilisé pour décrire non seulement une domination durable et à travers tous les terrains politiques, mais souvent aussi des activités limitées dans le temps et focalisées sur un terrain thématique restreint.
L’Allemagne et la gestion de la crise économique européenne
Dans la gestion de la crise économique, l’Allemagne a soutenu une stricte politique d’austérité. La « règle d’or », le « pacte fiscal » et d’autres accords comme le « Two-Pack » et le « Six Pack », ainsi que les mesures pour la zone euro forment un tout qui constitue, ensemble avec les traités, un genre de constitutionnalisme néolibéral. Ce système correspond tout à fait à la vision du monde des élites allemandes.
Pourtant, ce n’est que la moitié de la vérité. Les traités, ainsi que les mesures dans la gestion de la crise, ont été établis dans un consensus au moins entre les grands joueurs. Certes, il y avait parfois des controverses et des nuances, mais les élites des autres grands pays membres, y compris la France, n’avaient pas l’air d’avoir été forcées de soutenir cette politique par une baïonnette allemande dans le dos. Et c’est encore moins le cas pour le FMI et sa participation dans la Troïka.
Certes, la France et l’Italie voulaient compléter la politique d’austérité avec une dimension keynésienne d’investissements, d’argent bon marché et des taux d’intérêt qui donnent de l’air pour respirer sous un fardeau de dettes entre 95 % du PNB (France) en 2014, via l’Espagne (101 %) jusqu’à l’Italie (136 %). Et ils l’ont obtenue : toute une série de mesures du genre quantitative easing de la BCE, comme plusieurs programmes de soutien de Bruxelles et un taux d’intérêt durable près de zéro.
Un regard sur la politique de la BCE, l’institution la plus importante dans la crise, confirme également que ce ne sont point les seuls intérêts de l’Allemagne qui dominent dans l’UE. Tandis que, sous la direction de Jean-Claude Trichet, la BCE travaillait en pleine harmonie avec Berlin et la Bundesbank, avec l’arrivée de Mario Draghi, cette harmonie fut perturbée. Rappelons-nous que le représentant allemand dans le directoire de la BCE, Jürgen Stark, a quitté son poste pour protester contre la politique de Draghi en 2011. Son successeur, Jörg Asmussen, a également quitté la BCE en 2014, officiellement pour des raisons familiales, tandis que le chef de la Bundesbank depuis 2004, Axel Weber, a lui aussi quitté son poste, opposé à l’acceptation plus ou moins tacite de la politique draghienne par Merkel en 2014. C’était avant tout l’achat d’obligations publiques des pays en crise par la BCE sur le marché secondaire que les dogmatiques à Francfort et Berlin considèrent comme financement caché de budgets d’État, ce qui est interdit par les règles. En principe, l’argument des dogmatiques n’est pas faux. Mais, sans ces mesures d’urgence hétérodoxes, on aurait déjà plusieurs pays en banqueroute. Draghi qualifiait l’attitude de ses collègues allemands de « peur perverse. » [7] Entre temps, il y a des milieux qui regrettent profondément que l’Allemagne n’ait qu’une voix dans le directoire de la BCE, comme tous les autres.
Autrement dit, l’évolution concrète de la gestion de la crise ne rentre pas dans le moule d’une domination par l’Allemagne.
Mais la crise grecque de 2015 ?
Les négociations avec le gouvernement de Syriza, par contre, ont suivi tout à fait la logique allemande. Le ministre des finances, Schäuble, était le chef de bande contre la Grèce. Il allait jusqu’à envisager l’expulsion temporaire de l’Euro, le fameux Grexit. Il a utilisé le Grexit comme levier de chantage. [8] Mais il n’était pas seul. Des pays comme la Finlande, les Pays-Bas et l’Autriche se sont rangés aux côtés de l’Allemagne par conviction. Et cette conviction ne vient pas par hasard. Ce sont des pays dont le modèle d’accumulation néo-mercantiliste ressemble à celui de l’Allemagne : dépendance excessive du secteur d’exportation, fétichisation de la compétitivité, excédent de balance commerciale permanent et créancier des moins compétitifs.
Un deuxième groupe avait des motivations propres pour se ranger derrière Schäuble : l’Espagne, le Portugal, l’Irlande et les pays baltes s’étaient soumis dans le passé sans broncher au diktat de l’austérité. Une alternative à l’austérité aurait complètement désavoué leurs politiques antérieures. Pour les pays baltes, s’ajoute le motif supplémentaire d’une haine encore profonde contre tout ce qui est de gauche.
Finalement, le groupe le plus intéressant est composé de l’Italie et de la France. Théoriquement, ces deux pays pourraient former un contrepoids à l’Allemagne. Leurs PNB pris ensemble s’élèvent en 2014 à 4 900 milliards d’euros, contre 3 800 milliards pour l’Allemagne. [9] Même s’ils ne sont pas en bonne forme économique en ce moment, cela n’explique point pourquoi ils se sont solidarisés avec Berlin. Alexis Tsipras avait même voyagé à Rome et Paris pour obtenir un peu de solidarité. En vain. Les deux présidents sociaux-démocrates ont envoyé Tsipras sur les roses. La raison est évidente : ils sont si profondément intégrés dans le néolibéralisme qu’ils ne peuvent en aucun cas permettre une alternative à gauche. Ce serait un démenti éclatant de leurs propres positions – avec le risque qu’en cas d’un succès de l’alternative, il seraient aussi marginalisés que leur parti frère grec, le PASOK. Si Hollande et Renzi avaient vraiment voulu une autre politique contre la crise grecque de juillet dernier, l’Allemagne n’aurait pas été capable de les stopper.
À la lumière de ce tableau différencié, l’interprétation de la gestion de la crise comme résultat d’une domination allemande est trop simpliste. Bien sûr, étant l’économie la plus grande dans l’UE, l’Allemagne pèse dans les décisions. Berlin était aussi particulièrement actif dans la gestion de la crise pour réaliser ses intérêts, et Schäuble et les courants de droite au sein du CDU et du SPD ont tout fait pour réanimer le visage du « moche Allemand. » Mais, au fond, il y avait une convergence d’intérêts des élites dans la plupart des pays de la zone euro, y compris la France.
La surestimation de la puissance réelle de l’Allemagne
L’hégémonie ne consiste pas seulement en un consensus, mais elle est « blindée », comme le formulait Gramsci, avec des ressources de pouvoir dur, comme le militaire. Dans les théories des relations internationales, il y a la pratique de concevoir le pouvoir et l’influence d’un pays par les catégories suivantes :
- Ressources militaires, services de « sécurité, » d’espionnage, etc.
- Potentiel économique et technologique, présence économique à l’étranger, entreprises transnationales, etc.
- Influence politique par l’appareil diplomatique, présence dans les institutions multilatérales (FMI, OMC, ONU, etc.),
- « Soft power », c’est-à-dire influence culturelle et symbolique.
Ces secteurs sont liés entre eux et se renforcent ou s’affaiblissent l’un l’autre.
Le potentiel militaire n’a pratiquement aucun impact sur les relations internes de l’UE. L’utilisation de la pression militaire est impensable aujourd’hui. Bien sûr, il y a une influence indirecte sur les rapports de force au sein de l’UE qui découle des capacités militaires vers l’extérieur. Ainsi, la force de frappe et l’armement nucléaire britannique sont une composante du statut dans la hiérarchie informelle des États membres. Le comportement militaire vers l’extérieur entre donc dans ce contexte. Ainsi, les interventions militaires presque annuelles de la France sous le masque « humanitaire » ou de « droits de l’homme » sont considérées comme symbole de grande puissance. [10]
Mais le chômage et les dettes publiques ne se combattent pas avec des missiles nucléaires ou des Rafales – sauf par l’abolition de ces derniers. Ce serait un soulagement considérable pour les budgets publics. Les dépenses militaires allemandes s’élèvent à 1,2 % du PNB en 2014, ce qui est non seulement bien en dessous des 2 %, demandés par l’OTAN, mais presque la moitié des dépenses de la France avec 2,2 % de son PNB. [11]
Quoique la qualification de l’Allemagne comme « pacifiste » soit malheureusement une exagération grossière, la Bundeswehr est un tigre en papier comparé au potentiel militaire français ou britannique. [12]
En ce moment, il y a des tentatives de la droite d’utiliser la crise ukrainienne pour augmenter les dépenses militaires. Même s’il faut s’attendre à ce que cela ait un certain effet, il est peu probable que la situation changera de façon substantielle. Les effets de la participation de la Bundeswehr dans les guerres de Yougoslavie – une grande quantité d’immigrants vient aujourd’hui des Balkans, à commencer par le Kosovo « libéré » par l’OTAN – et d’Afghanistan confirment cette hypothèse, ainsi qu’un regard sur le désastre du « regime change » en Irak, en Libye et en Syrie.
En ce qui concerne les ressources politiques, il n’y a pas d’avantage allemand non plus. Au contraire, avec leur siège permanent et le droit de véto dans le conseil de sécurité de l’ONU et les relations toujours étroites avec leurs anciennes colonies, la France et le Royaume-Uni ont un statut élevé, auquel l’Allemagne n’a pas accès. Aussi, le droit de vote dans le conseil de l’UE prévoit le même quota de 8,2 % pour l’Italie, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne.
On pourrait objecter ici que les « mécanismes informels du pouvoir » (Bourdieu) jouent un rôle important. C’est vrai que beaucoup de décisions de l’UE sont prédéterminées (ou avortées) avant qu’elles voient le jour dans les procédures formelles. Quand il s’agit d’intérêts vitaux, il ne faut pas beaucoup d’imagination pour comprendre qu’un coup de téléphone de Merkel à Jean-Claude Juncker fait plus d’effet qu’une douzaine de résolutions du Parlement européen. Mais il n’y a aucune raison de croire, qu’un coup de téléphone de François Hollande ou David Cameron soit moins efficace.
Le « soft power » est un concept difficile à opérationnaliser et encore moins à quantifier. [13] Pourtant, on comprend que ce facteur a de l’importance. Par exemple, l’industrie culturelle [14] et la culture populaire des États-Unis ont des effets énormes dans le monde entier. Elles transportent une image du pays et de l’American way of life qui est attractive pour beaucoup. Il n’y a aucun autre pays avec un potentiel comparable.
Parmi les pays européens, ce sont probablement le Royaume-Uni, la France et ensuite l’Italie qui possèdent une attraction culturelle/symbolique loin au-delà de leurs frontières. Par contre, l’image de l’Allemagne souffre toujours du passé nazi. Hitler reste le représentant allemand le plus connu dans le monde. Des éléments positifs, tel que la Hochkultur (haute culture) des Bach, Goethe, Beethoven, Marx, Wagner, Einstein ou Brecht ne jouent un rôle que parmi des minorités, tandis qu’au niveau populaire ce sont les BMW, le football et l’aura du Made in Germany qui possèdent un renom positif en dehors de l’Allemagne – au moins jusqu’au Dieselgate de Volkswagen. Il est évident que le « soft power » allemand ne dispose en aucun cas d’un potentiel dominant ou hégémonique par rapport aux autres grands pays de l’UE.
Reste donc l’économie.
Les limites économiques du potentiel allemand
Il est vrai que l’économie allemande est la plus grande dans l’UE. Quatrième au niveau mondial après les États-Unis, la Chine et le Japon, le PNB allemand est, avec 3 850 milliards de dollars, nettement devant celui de la France avec 2 820 milliards, ce qui fait une distance d’environ un tiers (voir tableau 1) [15].
États-Unis | 17 419 |
---|---|
Chine | 10 360 |
Japon | 4 601 |
Allemagne | 3 852 |
Royaume-Uni | 2 941 |
France | 2 829 |
Italie | 2 144 |
Source : Banque mondiale, Online Database
On voit dans le tableau que la distance entre les États-Unis et la Chine est aussi considérable que celle entre la Chine et le Japon. Mais les rangs sont beaucoup plus serrés entre les économies européennes. Le statut de super-puissances pour les États-Unis et la Chine est immédiatement visible. Mais le poids de l’Allemagne est loin d’être d’une supériorité semblable. La France et l’Italie prises ensemble dépassent largement l’Allemagne avec 4 290 milliards USD.
Il est aussi vrai que les chiffres du chômage sont nettement plus hauts en France (10,5 % en avril 2015) qu’en Allemagne (6,2 % en juin 2015). Mais quand on sait que, depuis les « réformes » de Hartz IV » sous le gouvernement Schröder, il existe un très grand secteur de travail précarisé avec 43,3 % de tous les salariés, [16] dont la majorité sont des femmes, la performance économique de l’Allemagne perd son aura de modèle et de supériorité.
Quant au taux de croissance ; la situation est similaire. Les chiffres de l’Allemagne pour la moyenne des trois dernières années (0,7 %) n’ont rien d’hégémonique comparés au Royaume-Uni (1,8 %). Comparé à la France (0,4 %) [17], on pourrait plutôt dire qu’au royaume des aveugles, les borgnes sont rois.
On pourrait continuer à l’infini avec ce genre de comparaisons. Même si dans quelques cas l’Allemagne arrivera en tête, son potentiel n’est pas suffisant pour exercer une véritable domination ou hégémonie.
Leadership dans la crise ukrainienne ?
Outre la crise économique, le discours sur l’hégémonie allemande a fleuri dans le contexte de la crise ukrainienne. Autour de la conférence de sécurité de Munich en février dernier, c’étaient avant tout les milieux néo-conservateurs et atlantiques qui ont conjuré un leadership allemand. Le président fédéral allemand, Joachim Gauck, est proche de ces cercles et un secteur important des grands médias le soutient. Dans le climat tendu du conflit armé à l’époque, on pourrait avoir l’impression que ces forces voulaient pousser Berlin vers une politique encore plus agressive contre la Russie.
Mais, quoique la chancelière et son ministre de l’extérieur social-démocrate aient pendant un certain temps largement soufflé sur les braises du conflit ukrainien, la position gauckienne restait minoritaire parmi les élites allemandes. Merkel semble avoir compris, à partir d’un certain moment, que le jeu avec le feu devient trop dangereux. L’accord de Minsk II est issu de cette prise de conscience. II est remarquable pour deux raisons : le format et des concessions substantielles pour Moscou.
Le format est appelé « format Normandie ». À l’occasion de la commémoration du soixante-dixième anniversaire du débarquement des alliés en Normandie, François Hollande était le premier représentant d’un pays de l’OTAN à avoir invité le président russe après l’incorporation de la Crimée dans la Fédération russe. Hollande et Merkel ont utilisé l’événement pour arranger une rencontre commune avec Poutine et Porochenko, d’où naissait d’abord le « protocole de Minsk » (Minsk I) en septembre 2014, qui avait comme contenu un armistice. Cet armistice ne fonctionnait pas, mais sous l’impression d’une défaite militaire pour Kiev en février 2015, l’accord de Minsk II fut signé. Aujourd’hui, ce dernier s’est montré efficace – au moins pour geler le conflit. On verra dans l’avenir, si le processus va encore plus loin.
Le format avec la France, l’Allemagne, l’Ukraine et la Russie exclut l’UE. Federica Mogherini, la haute-commissaire pour les relations extérieures de Bruxelles, ne joue aucun rôle. Mais ce qui est encore plus intéressant, c’est que la Pologne, qui avait participé à l’accord avec Yanoukovitch le jour précédant sa chute, ne fait pas partie du « format Normandie. » La raison est simple : la Pologne appartient au camp des « faucons » qui préconise une politique agressive envers la Russie. Il n’est donc pas surprenant que Varsovie considère Minsk II comme une lâcheté. Mais aussi pour Kiev, l’accord était difficile à avaler. Ainsi, Porochenko n’était pas capable jusqu’à présent de réaliser plusieurs règlements de l’accord, tels qu’une amnistie pour les séparatistes et un changement de la constitution vers un statut fédéraliste du Donbass.
Regardé superficiellement, le « format Normandie » exclut aussi les États-Unis. Mais deux jours avant de signer Minsk II, Merkel était à Washington, où elle a obtenu le feu vert d’Obama pour le processus. Bref, Minsk II est en effet l’expression d’un leadership, c’est-à-dire qu’on a imposé à d’autres acteurs une certaine gestion de la crise. Mais c’était un leadership partagé entre la France et l’Allemagne. Et c’était un leadership de deux sous-chefs avec le vrai chef à Washington, à l’arrière-plan. Cette configuration n’est donc pas non plus conforme à l’image d’une hégémonie allemande.
Conclusion
L’évolution concrète de la gestion de la crise depuis 2010 montre que la politique d’austérité et l’approfondissement des règles néolibérales ne sont pas imposés seulement par l’Allemagne, mais que c’est un projet partagé par les élites à travers l’UE. Ce projet est basé sur une convergence d’intérêts de classe. Dans cet intérêt commun, Berlin a accepté des compromis, comme c’était toujours le cas au cours de situations critiques dans le processus d’intégration.
Regardant les ressources de pouvoir allemandes, on voit que ce n’est que dans le domaine économique que le pays est devant la France ou le Royaume-Uni. Quoique le domaine économique soit très important pour les rapports de force au sein de l’UE, l’avance allemande n’est pas si grande qu’on pourrait parler d’une supériorité suffisante pour exercer une véritable domination sur les autres grands pays comme la France ou le Royaume-Uni.
C’est autre chose pour les pays plus petits. Il y a une hiérarchie informelle dans l’UE, mais aussi formellement visible dans le droit de vote ou dans le quotas quand il s’agit de partager le financement du budget et d’autres tâches dans l’UE. Mais, comme le montre la crise actuelle des réfugiés, il suffit qu’un groupe de pays s’associent dans une coalition comme l’ont fait plusieurs pays à l’est, pour pouvoir bloquer la politique de l’Allemagne (même si, dans ce cas, c’est regrettable d’un point de vue émancipateur).
On pourrait donc plutôt parler d’un condominium franco-allemand, c’est à dire un leadership commun. Savoir si cela fonctionne toujours est autre chose. Il y a donc un problème d’hégémonie dans l’UE, mais il n’est pas si simpliste que le discours de la « question allemande » le suggère.