Cet article figurera dans le livre, Europe, l’expérience grecque. Le débat stratégique, Éditions Le Croquant, décembre 2015.
Disons-le sans fard, l’acceptation par le gouvernement Tsipras d’un nouveau mémorandum constitue une défaite politique majeure, non seulement pour Syriza, qui a immédiatement explosé, mais surtout pour le peuple grec et pour tous les peuples d’Europe. « Les propositions de l’Eurogroupe sont de la folie. Cela va au-delà de la sévérité, vers l’envie de vengeance, la destruction totale de la souveraineté nationale et aucun espoir de soulagement (… ) c’est une trahison grotesque de tout ce que le projet européen était censé représenter ». C’est ainsi que le « prix Nobel d’économie » Paul Krugman a qualifié « l’accord » du 13 juillet. Alors que Syriza s’était engagé à restaurer la souveraineté populaire et en finir avec les politiques néolibérales, il a accepté des mesures d’austérité d’une violence inouïe et la mise sous tutelle du pays. Comprendre ce qui s’est passé, évaluer les possibilités d’autres chemins, en tirer les leçons pour l’avenir est une nécessité absolue sous peine de faire une croix définitive sur la possibilité d’une alternative au néolibéralisme en Europe et de laisser la voie libre aux forces d’extrême droite. Cela suppose d’abord de ne pas reprendre l’antienne de la trahison de Tsipras, car ce n’est pas de trahison qu’il s’agit, mais de stratégie.
Une rupture dans l’histoire de la construction européenne ?
Pendant plus de six mois, le gouvernement grec a négocié le couteau sous la gorge. La violence de la réaction des institutions européennes après les victoires électorales de Syriza en janvier et surtout au référendum du 5 juillet semble avoir surpris nombre de commentateurs, pour qui l’Union européenne aurait montré son vrai visage. Pourtant, pour n’en rester qu’à la Grèce, les deux mémorandums précédents avaient abouti à une catastrophe humanitaire sans que les gouvernements de l’Union et la Troïka ne s’en préoccupent aucunement. Le sort fait à la Grèce, mais aussi à d’autres pays européens – Espagne, Portugal, Irlande –, montre que la violence des institutions européennes n’est pas apparue avec la victoire de Syriza. Le traitement fait aux migrants en est un autre exemple qui ne date pas d’aujourd’hui.
La nature de l’Union européenne et de ses procédures s’est imposée avant la crise grecque à d’autres pays européens, notamment en Europe de l’Est, dont les populations ont servi de « laboratoires » pour un « dumping fiscal et social sur tout le continent. Comme l’écrit Roger Martelli : « L’Union européenne est dominée par le libéralisme, “ultra” ou “social” ? On le sait depuis longtemps. Elle n’est pas un espace démocratique, mais le terrain par excellence de la gouvernance ? Belle découverte. (...) Les leaders actuels de l’Union, c’est-à-dire les responsables des États nationaux, ont décidé d’aller au bout de leur logique concurrentielle, dérégulatrice, technocratique et sécuritaire ? Nous n’avions pas besoin d’attendre cet été pour le savoir, nous qui avons connu le référendum de 2005 et ses conséquences [1]. »
Dans un ouvrage écrit à l’occasion des élections européennes de 2014, Que faire de l’Europe ? Désobéir pour reconstruire [2], la Fondation Copernic et Attac pointaient « l’émergence d’un fédéralisme d’un type nouveau, fondé sur la discipline financière. Dans l’espoir d’assurer définitivement la crédibilité des États et de l’Union aux yeux des marchés financiers, les dirigeants européens sont en train d’expérimenter une forme nouvelle : un fédéralisme autoritaire néolibéral, au sein duquel la souveraineté des États est à la fois mise en commun et entre parenthèses par un système de contraintes juridiques soustraites à la pression démocratique ». Traité après traité, directive après directive, l’Union européenne est devenue une machine juridique dont l’objectif est d’empêcher tout débat démocratique réel, d’exclure de la décision citoyenne les politiques économiques et sociales et de museler ainsi la souveraineté populaire. Les politiques économiques se réduisent à appliquer une série de normes, impératifs catégoriques sur lesquels les peuples n’ont rien à dire. C’est cette construction que la victoire de Syriza remettait en cause. Les institutions et les gouvernements européens avaient parfaitement compris l’enjeu de la situation : un succès de Syriza ruinerait trente ans de néolibéralisme en Europe et risquerait d’entraîner une contagion dans toute l’Europe, à commencer par l’Espagne avec Podemos. Comme l’avait exprimé sans retenue M. Juncker, « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ».
La rupture est donc moins dans la découverte du caractère néolibéral et antidémocratique de l’Union européenne que dans la mise en évidence de ses conséquences politiques. L’expérience des négociations entre la Grèce et la Troïka a montré qu’on ne peut espérer convaincre les mandataires de l’oligarchie financière de relâcher leurs politiques d’austérité dans une discussion rationnelle de bonne foi sans leur imposer un rapport de force. Cette leçon doit être retenue. Pour la première fois depuis la Révolution française, un pays européen faisait face à la coalition de toutes les classes dirigeantes des autres pays, les armées étant remplacées ici par la finance avec la BCE comme artillerie. Tout gouvernement de gauche voulant rompre avec les politiques néolibérales fera face à l’opposition acharnée des dirigeants européens. On n’ouvrira pas le champ des possibles alternatives aux politiques néolibérales sans qu’un pays provoque une crise politique majeure en Europe. Et c’est dans le feu de cette crise politique et la contagion à d’autres pays que naîtra – ou non – l’espace public européen nécessaire à la refondation du projet européen.
Une Europe allemande ?
Dans la coalition des pays européens, l’Allemagne, première puissance économique du continent, a donné le la. Y a-t-il pour autant une Europe allemande ? Frédéric Lordon a raison de noter que « l’Allemagne dans cette affaire n’a jamais poursuivi de projet positif de domination, et que ses comportements n’ont jamais été gouvernés que par la peur panique de souffrir, dans le partage communautaire, l’altération de principes qui lui sont plus chers que tout [3] ». Mais ces principes, s’ils sont chers au gouvernement allemand, ont été adoptés par tous les gouvernements de la zone euro car ils correspondent au credo de l’oligarchie financière et sont les plus adéquats pour assurer sa domination. Les autres gouvernements, en particulier français, n’étaient pas obligés de suivre la position allemande. Ils la partageaient pour l’essentiel, les plus acharnés contre le peuple grec étant ceux qui avaient fait subir des cures d’austérité implacables à leur peuple comme ceux d’Espagne, de Finlande ou encore des pays d’Europe de l’Est.
Le gouvernement français n’était d’ailleurs pas en reste. Rappelons la déclaration du ministre des finances Michel Sapin : Alexis Tsipras « doit faire atterrir ses troupes et Syriza redescendre sur terre [4] ». Dans une déclaration curieusement interprétée en France comme une « ingérence inadmissible », le ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble rapportait ainsi les plaintes françaises quant aux difficultés à imposer des réformes structurelles : « La France serait contente que quelqu’un force le Parlement, mais c’est difficile, c’est la démocratie (...) Si vous en parlez avec mes amis français, que ce soit Michel Sapin ou Emmanuel Macron, ils ont de longues histoires à raconter sur la difficulté à convaincre l’opinion publique et le Parlement de la nécessité de réformes du marché du travail » (16 avril 2015 à Washington).
La divergence entre dirigeants français et allemands apparue à la fin du processus de négociation était largement en trompe-l’œil. Les dirigeants allemands et les plus extrémistes parmi les européens ont fini par se convaincre, après l’épisode du référendum, qu’il valait mieux expulser la Grèce de la zone euro, ce qui aurait servi d’exemple à tous les autres pays et permis ainsi de discipliner la zone euro. Les dirigeants français renâclaient au contraire devant cette éventualité au vu des conséquences imprévisibles d’une sortie de la Grèce. Mais François Hollande et Angela Merkel étaient d’accord sur le fond : le gouvernement grec devait capituler. Le soutien du président français à Alexis Tsipras ressemblait fort à la corde soutenant le pendu. De même, les divergences entre FMI et institutions européennes ne portent pas sur les « réformes » à imposer : le FMI vient de « sauver » l’Ukraine d’une cessation de paiement après l’annulation d’une part de ses dettes et un rééchelonnement, mais avec baisse des retraites, hausse des tarifs d’électricité et de chauffage payés par les ménages, poursuite des privatisations...
Si les institutions et les gouvernements européens ont fait bloc contre la Grèce, cela n’empêche pas que des contradictions existent. Elles risquent même de s’amplifier. Déjà, les orientations de la BCE ne sont admises que du bout des lèvres par le gouvernement allemand. La mise en œuvre du programme SMP [5] avait déjà entraîné en 2011 la démission de Jürgen Stark, le chef économiste de la BCE, et la Bundesbank s’est opposée publiquement tant à l’OMT [6] qu’au programme actuel de rachat de titres publics et privés sur le marché secondaire. Début 2014, la Cour constitutionnelle allemande a déclaré contraires au droit européen ces politiques de la BCE et a porté l’affaire devant la Cour de justice de l’Union européenne, qui devrait trancher définitivement fin 2015.
Le dernier épisode a vu une modification des rapports de pouvoir au sein des institutions européennes. Il a confirmé le rôle central de la BCE qui a été le bras armé de l’étranglement financier de la Grèce. Mais les tensions se sont aggravées entre une BCE extrêmement attachée à l’intégrité de la zone euro – dont dépend son existence même – et certains dirigeants européens, notamment en Allemagne, prêts à prendre le risque d’un Grexit malgré les alertes britanniques et américaines sur les conséquences imprévisibles de l’événement. Il a vu aussi l’effacement relatif de la Commission et le rôle de premier plan joué par l’Eurogroupe, cette instance qui réunit les ministres des finances de la zone euro et n’a aucune existence juridique. La réforme du fonctionnement de la zone euro est d’ailleurs à l’ordre du jour. Lors d’une réunion de l’Eurogroupe, Wolfgang Schäuble aurait proposé de réduire les pouvoirs de la Commission européenne et de confier les principales décisions de politique économique à une autorité indépendante, ce qui a entraîné une réaction indignée de l’ancien président de la Commission Romano Prodi, le traitant de… populiste [7].
L’épisode grec, l’incapacité de l’Union à résoudre la crise migratoire, la suspension, de fait, de l’espace Schengen qui s’en est suivie montrent des institutions européennes dépassées qui semblent impuissantes à peser sur le cours des choses. Alors que règne la plus grande incertitude sur le terrain économique et financier où la crise pourrait connaître un nouveau développement, l’Union apparaît fragilisée, tant dans ses mécanismes de décision que sur le fond des politiques menées. Une question se pose : combien de temps cela va-il pouvoir durer comme cela ?
La Grèce avait-elle des marges de manœuvre ?
Syriza a gagné les élections en promettant à la fois d’en finir avec l’austérité et de rester dans l’euro comme le souhaitait une grande majorité de Grecs malgré la politique haïe de la Troïka. Ce mandat supposait donc la recherche d’un compromis.
Thessalonique : un programme modéré en quête de compromis
Le programme de Syriza, dit de Thessalonique, pariait sur sa possibilité. Il s’agissait d’un programme relativement modéré, d’inspiration keynésienne, en quatre points : une renégociation des contrats de prêts et de la dette publique, considérée de façon unanime – en particulier par le FMI – comme insoutenable ; des mesures pour lutter contre la crise humanitaire et rétablir les droits sociaux ; la reconstruction démocratique de l’État, avec notamment la lutte contre la corruption et l’évasion fiscale ; un plan de reconstruction productive : arrêt des privatisations, politique industrielle orientée par des critères sociaux et écologiques.
Pourtant, même modeste, ce programme, par ses aspects redistributifs et sociaux, prenait acte de l’échec économique des politiques d’austérité, entrant ainsi en contradiction frontale avec l’ordre néolibéral patiemment construit depuis une trentaine d’années. La tâche du gouvernement grec s’annonçait donc ardue, alors même que le faible poids économique de la Grèce (2 % du PIB de la zone euro), le faible impact systémique européen d’une éventuelle faillite de ses banques, dans un contexte de politique monétaire accommodante [8] de la BCE, pouvaient laisser penser qu’une sortie de la Grèce de la zone euro serait tout à fait gérable. Imposer un compromis à des gouvernements dont l’objectif était la capitulation grecque, que ce soit dans ou hors de la zone euro, paraissait donc très difficile, d’autant plus que les mouvements sociaux européens n’ont pas réussi à peser sur leurs gouvernements ni sur les institutions européennes.
Le gouvernement grec n’avait-il pour autant aucune marge de manœuvre ? Certes, tout compromis renvoie à des rapports de force et le cadre des négociations était particulièrement déséquilibré. Mais, face à la stratégie d’étranglement financier mise en œuvre par les eurocrates, le gouvernement grec est resté attentiste.
Desserrer l’étau financier
L’étranglement a été progressif mais rythmé par plusieurs moments clefs. Un des plus importants se déroule début février, soit quelques jours à peine après la victoire de Syriza. La BCE annonce qu’elle cesse d’accepter les titres publics grecs comme garanties (collatéraux) lors des opérations de refinancement des banques grecques. Ces dernières peuvent certes continuer à bénéficier de l’accès à l’aide à la liquidité d’urgence (ELA), mais à un taux d’intérêt beaucoup plus élevé, et selon l’humeur de la BCE [9]. De plus, celle-ci refuse de débloquer 1,9 milliard correspondant aux intérêts qu’elle a engrangés sur les titres grecs qu’elle possède [10]. Face à des actes d’intimidation financière, le gouvernement grec n’a pas réagi.
Pour contrer la pénurie de liquidités orchestrée par la fuite des capitaux et la décision de la BCE, outre le contrôle des capitaux, une mesure préconisée par de nombreux économistes pouvait pourtant être prise : la création d’un moyen de paiement complémentaire ou IOU (« I owe you »), une « monnaie » dont la valeur serait garantie par les recettes fiscales. Elle « permettrait de relever plusieurs défis de court terme : relancer l’économie locale, financer les services publics de base et réduire la dette de court terme (‘‘dette flottante’’) en ne recourant plus aux marchés financiers pour la financer » [11]. Sa convertibilité au pair avec l’euro étant garantie, un tel dispositif s’apparente en fait à un prêt à court terme que les citoyen-ne-s accordent à leur gouvernement [12]. Dans la situation de la Grèce, il s’agirait alors d’un geste autant politique qu’économique. Le « réseau » de cette monnaie peut s’étendre à l’agriculture, à la petite production marchande et à tout circuit de distribution prêt à coopérer dans une résistance politique et sociale aux diktats de la BCE. Sa logique est non pas de renforcer la compétitivité à l’exportation, mais de maximiser les relations économiques internes au pays sur des bases de la mobilisation populaire et de l’extension de formes d’auto-organisation et de solidarités exprimant aussi une façon de vivre et produire autrement.
Le gouvernement grec aurait pu alors tenir le discours suivant : « nous sommes attachés à la construction européenne et voulons rester dans l’euro, mais vous nous étranglez pour nous empêcher de stopper l’austérité ; nous ne nous laisserons pas faire et c’est pourquoi nous prenons cette mesure. » Un tel discours aurait eu l’assentiment du peuple grec, rencontré une large sympathie chez les autres peuples européens et renforcé notablement la position de Tsipras dans les négociations.
Contrôle des capitaux et moratoire sur la dette
Deux autres mesures unilatérales auraient pu être mises en œuvre pour desserrer l’étau financier. D’abord, bien sûr, le contrôle des capitaux. 25 milliards d’euros ont été retirés des banques grecques entre décembre 2014 et février 2015 [13]. Pour éviter une hémorragie qui s’est poursuivie et qui a mis les banques grecques à genoux, le contrôle des capitaux était donc essentiel. Or le gouvernement grec a attendu que la BCE l’oblige à l’instaurer en catastrophe fin juin, lorsqu’elle a bloqué la fourniture de liquidités et imposé la fermeture des agences bancaires.
Certes, le contrôle des capitaux est contraire aux traités européens, où le principe de libre circulation des capitaux est un point central. Mais une exception est admise pour « des motifs liés à l’ordre public ou à la sécurité publique ». Ainsi, la Grèce aurait pu s’appuyer sur le précédent de Chypre, en mars 2013, au moment de la crise financière qui avait touché ce pays ; les restrictions n’ont été totalement levées qu’en avril 2015. La BCE et la Commission l’avaient accepté car le plan de sauvetage des banques chypriotes proposé par le FMI et l’Eurogroupe mettait à contribution les déposants, ce qui avait entraîné des retraits massifs de la part des particuliers comme des entreprises. Ce contrôle des capitaux s’était accompagné d’un féroce plan d’ajustement structurel. Jeroen Dijsselbloem, très libéral président de l’Eurogroupe, avait lui-même évoqué la possibilité d’un contrôle des capitaux le 18 mars 2015 sur la radio néerlandaise BNR. Le gouvernement grec aurait pu le prendre au mot, tout en indiquant qu’il serait prêt à lever les contrôles dès que l’étranglement du pays prendrait fin.
La seconde mesure concerne la dette [14]. En général, un État ne rembourse jamais vraiment sa dette : lorsque les titres arrivent à échéance, il emprunte de nouveau sur les marchés financiers. Mais la Grèce, qui n’a plus accès aux marchés financiers, est obligée, non seulement de payer les intérêts de sa dette, mais aussi de rembourser le principal. C’est pourquoi les dirigeants européens exigent que ce pays dégage un fort excédent budgétaire primaire (hors du paiement des intérêts de la dette) pour pouvoir rembourser avec ses ressources propres tout ou partie du principal. Entre août 2014 et juin 2015, la Grèce a ainsi remboursé 17 milliards d’euros à ses créanciers sans recevoir un euro de nouveau crédit. Le poids de la dette est donc un obstacle à toute politique progressiste dans le pays. Or, les gouvernements européens ont refusé toute renégociation de ce fardeau, alors même que la quasi-totalité des économistes, y compris ceux du FMI, indiquent que cette dette ne pourra jamais être remboursée. Dans cette situation, le gouvernement grec pouvait décider unilatéralement d’un moratoire sur le remboursement de tout ou partie de la dette pour l’année 2015, tout en indiquant qu’il se tenait prêt à négocier dans l’intérêt de toutes les parties.
Une voie étroite
Le choix n’était donc pas binaire entre sortie de l’euro ou capitulation. Une troisième solution aurait été possible qui combinait négociations et affrontement, avec la prise de mesures unilatérales par le gouvernement grec. Si Tsipras et ses proches ont refusé même d’envisager de telles mesures – alors que Yanis Varoufakis en a suggéré certaines fin juin –, c’est qu’ils avaient peur d’être entraînés dans une logique de sortie de l’euro, qu’ils voyaient comme la catastrophe absolue. Mais même si c’était le cas, nul n’est obligé de garder le pouvoir pour mener une politique qu’il a combattue.
Il semble que in fine l’objectif de rester dans l’euro l’ait emporté sur tous les autres. À partir de ce moment, le gouvernement grec ne pouvait que reculer toujours plus. Toutes les lignes rouges qu’il avait lui-même fixées – sur la réforme des retraites, sur la TVA, sur les privatisations – se sont ainsi effacées les unes après les autres dans la recherche désespérée d’un accord. Pire, la menace d’une expulsion de la Grèce de la zone euro a pu alors être utilisée par les plus déterminés des dirigeants européens, en particulier les Allemands, comme moyen de chantage ultime contre la Grèce. De moyen de pression potentiel pour la Grèce, le Grexit s’est transformé en moyen de pression sur la Grèce.
Quelle stratégie de rupture ?
L’Union européenne est un carcan pour les peuples. Comment décadenasser un espace verrouillé par des traités et les directives qui en sont issues ? La sortie de l’euro est-elle la condition nécessaire, le préalable à tout processus de rupture avec le néolibéralisme ?
Le champ stratégique européen
La Grèce a eu à affronter la coalition de tous les États européens et des institutions européennes. En face, les mouvements de soutien au peuple grec sont restés limités et n’ont pas permis de peser sur le cours des choses. Le peuple grec est resté isolé. Cette situation renvoie à l’échec actuel des tentatives de construction d’un mouvement social européen capable d’agir comme force unifiée face aux institutions européennes. La disparition du Forum social européen, la faiblesse du processus qui l’a remplacé (l’Altersummit), l’intégration organique de la social-démocratie européenne dans les institutions de l’Union européenne, la carence totale de ce géant aux pieds d’argile qu’est la Confédération européenne des syndicats, le caractère éclaté des mobilisations européennes [15] ont empêché l’émergence d’un contre-pouvoir à l’échelle européenne, alors même que les politiques se décident essentiellement à ce niveau [16]. Pour certains, cette situation s’explique par l’absence de peuple européen. Celui-ci n’existant pas, il serait alors logique que l’on ne puisse construire un mouvement social à l’échelle européenne et qu’en particulier le mouvement de solidarité avec la Grèce ne se soit pas développé.
Cet argument est curieux à plusieurs titres. Remarquons d’abord que de puissants mouvements ont existé à l’échelle mondiale sans que l’on puisse parler de « peuple mondial ». Lors de la guerre du Vietnam, par exemple, le mouvement international de solidarité avec le peuple vietnamien a été un des facteurs qui ont contribué à l’échec de l’intervention des États-Unis. Plus récemment, le mouvement altermondialiste a été capable de mobilisations non négligeables, notamment contre le G20 et au moment du déclenchement de l’intervention américaine en Irak. L’absence de mouvements sociaux dans un pays signifierait-elle l’inexistence du peuple de ce pays ?
Mais c’est surtout la façon de poser la question d’un peuple européen qui est inadéquate dans cette approche [17]. L’impossibilité d’un peuple européen est en général argumentée par l’existence de différences culturelles irréductibles entre les pays d’Europe. Pas de peuple européen, pas de construction européenne possible. La formation d’une communauté politique serait conditionnée à l’existence d’un substrat culturel commun.
L’exemple des États-Unis, pays d’immigration qui voit cohabiter nombre de communautés culturelles se référant à une appartenance nationale, montre pourtant que cette condition n’est pas indispensable. C’est au contraire la volonté de s’intégrer à une communauté politique, symbolisée par la Constitution des États-Unis, qui fonde l’unité de ce pays. La cas du Canada est encore plus éclairant, où l’unité linguistique et culturelle n’existe pas, avec les Provinces anglophones, le Québec francophone et les multiples peuples autochtones [18]. Le « peuple » n’est pas une entité immuable tombée du ciel, mais une construction historique liée aux combats communs. Le peuple français par exemple – mais il en est ainsi de tous les peuples – n’a pas existé de toute éternité, depuis « nos ancêtres les Gaulois » ! Il s’est progressivement créé, dans la conflictualité, dans la construction de valeurs et d’intérêts communs, d’un destin partagé, avec pour événement fondateur la Révolution française.
Le diagnostic sur l’impossible « peuple européen » est le reflet en miroir, tout aussi inepte, de l’utopie des fédéralistes européens, faisant de l’Europe la simple transposition à une échelle continentale de l’État-nation unifié. Cette approche « unitariste » du cadre politique passe ainsi totalement à côté d’un fait historique nouveau : la construction en Europe d’un nouvel objet politique qui n’est pas le décalque à une échelle plus vaste de l’État-nation et qui ne fait pas disparaître ce dernier.
Peuple européen ou espace public ?
Déplorer l’absence d’un peuple européen passe donc à côté des vrais enjeux, qui sont plutôt du côté de l’absence d’un espace public européen, c’est-à-dire d’un débat public qui soit d’emblée européen. Mais pas plus qu’un peuple, un espace public n’est donné a priori : il résulte d’une histoire, il peut se déliter ou se renforcer selon les liens d’interdépendance symbolique ou matérielle qui se créent ou non entre citoyen-nes de divers espaces politiques nationaux.
Dans le contexte actuel d’inégalités et de décompositions sociales imposées partout par le capitalisme néolibéral et les élites transnationales, les tendances à l’éclatement des États-nations (Royaume-Uni, Belgique, Espagne, Italie...) se renforcent en Europe occidentale, après l’éclatement soviétique et balkanique et maintenant l’émiettement de multiples États post-coloniaux (Proche-Orient, Afrique...). Face aux dévastations imposées par la mondialisation du capital, les replis identitaires, intégristes, xénophobes, islamophobes ou nationalistes, se généralisent. La possibilité grandit d’un éclatement de la zone euro et de l’Union européenne, objets d’une vindicte populaire justifiée dans beaucoup de pays, notamment d’Europe méridionale et en France. Mais il est indispensable que ce probable éclatement débouche sur une refondation démocratique et non sur un fractionnement et des rivalités dont l’histoire récente nous a enseigné les terribles dangers.
La construction d’un espace public européen est une tâche historique dont le processus technocratique et néolibéral de construction européenne a cru pouvoir se passer. Mais elle est aujourd’hui absolument nécessaire pour engager une refondation démocratique du projet européen, lui-même indispensable à la construction de la coopération mondiale sans laquelle l’humanité ne résoudra pas les défis vitaux que sont les inégalités, les migrations et le changement climatique. Nous ne serons capables de construire cet espace public qu’en portant les débats et les conflits à ce niveau, en construisant des mobilisations européennes.
Les difficultés actuelles de la construction de rapports de force à l’échelle européenne renforcent la tentation d’abandonner le terrain européen. L’exemple de la Grèce vient de nous rappeler qu’une rupture au niveau national peut être étouffée en l’absence d’appui dans d’autres pays.
L’existence d’un espace public européen, la construction d’un mouvement social, capables de faire contrepoids aux institutions européennes, sont donc décisifs, même si d’expérience nous savons que cela ne sera pas facile.
L’essor des mouvements sociaux à l’échelle européenne est donc un point clef, mais ceux-ci ne pourront à eux seuls enclencher une refondation de la construction européenne. Sans changement des politiques publiques, les victoires partielles risquent de rester sans lendemain. Ouvrir une crise politique en Europe est la condition nécessaire pour accélérer la constitution de l’espace public européen et faire renaître l’espérance d’une construction différente. Or les rythmes politiques diffèrent encore profondément d’un pays à l’autre : le basculement ne sera pas simultané mais commencera nécessairement dans un (ou quelques) pays. Une telle crise ne pourra éclater que si un pays ou un groupe de pays pionniers décident de rompre unilatéralement avec les politiques néolibérales. Comment une telle rupture peut-elle s’effectuer ?
La sortie de l’euro, condition préalable à la rupture ?
Disons-le tout net, si l’alternative se réduisait à choisir entre une sortie de l’euro et la poursuite des politiques néolibérales, il n’y aurait pas d’hésitation à avoir. Une sortie de l’euro ne serait certes pas indolore, mais son impact doit être comparé à une situation qui va s’aggravant année après année, avec des politiques d’austérité de plus en plus dures qui, dans le cas de la Grèce, ont abouti à une catastrophe économique et humanitaire.
Mais il faut tordre le cou à deux idées souvent avancées par les partisans de la sortie de l’euro. La première est qu’il pourrait y avoir une sortie ordonnée de la zone euro, fondée sur une négociation et un compromis avec les institutions européennes [19]. Si les dirigeants européens voulaient un compromis, ils pourraient le trouver sans prendre les risques qu’implique toute sortie de l’euro. Leur objectif est au contraire de faire plier tout gouvernement voulant rompre avec le cours néolibéral, pas de faciliter sa réussite par une sortie ordonnée de l’euro. Permettre la sortie en douceur d’un pays de la zone euro serait accréditer l’idée qu’il y a une vie après l’austérité et après l’euro. La sortie ne peut être que conflictuelle.
La seconde idée est que la sortie de l’euro pourrait être indolore ou presque. Dans le cas de la Grèce, Frédéric Lordon, qui en est partisan, note que « il faut avoir l’honnêteté de reconnaître qu’entre difficultés logistiques de la réinstallation de la drachme, imperfections de la mise en place des contrôles de capitaux, super-dévaluation de fait, immédiateté de l’inflation importée, temps de réponse des exportations, etc., un processus de sortie-défaut commencera par une phase passablement chaotique, dont la stabilisation, puis la matérialisation des bénéfices, demanderont au moins douze et plus probablement dix-huit mois [20] ». On peut ajouter à cette liste le fait qu’une dévaluation massive de la monnaie appauvrirait encore plus les Grecs et que la drachme serait immédiatement soumise à la spéculation financière. Le risque est alors d’entrer dans un cycle dévaluation-inflation-dévaluation entretenu par la spéculation contre la monnaie. De plus, on assisterait au vu du « temps du réponse des exportations » à un creusement du déficit commercial, la croissance éventuelle des exportations ne permettant pas de compenser le renchérissement des importations. En effet, l’équilibre actuel du commerce extérieur grec n’a été obtenu que par une baisse des importations due à la récession. Si une dévaluation améliore provisoirement la compétitivité-prix, elle ne permettra pas de résoudre un des gros problèmes de la Grèce, celui d’une structure de l’offre de biens et de services particulièrement inadaptée [21].
À l’inverse, l’annulation totale ou partielle de la dette, qui devra accompagner le retour à la monnaie nationale, redonnerait des marges de manœuvre budgétaire. Il permettrait d’autre part d’utiliser la création monétaire pour financer le redémarrage économique du pays et engager la transition énergétique. Mais le déficit commercial perdurerait néanmoins, et les nécessaires apports extérieurs en capitaux donneraient une arme importante aux marchés financiers.
La sortie de l’euro ne serait donc ni la catastrophe absolue souhaitée ou redoutée par certains, ni la voie royale annoncée par d’autres. Mais ses bénéfices seraient aléatoires et n’interviendraient sans doute que deux à trois ans plus tard. La Grèce est certes un cas particulier avec son économie détruite par cinq années d’une austérité monstrueuse. Mais, peu ou prou, cette analyse peut être appliquée à de nombreux pays, parmi lesquels la France.
Mais le problème est au moins autant politique qu’économique. Dans de nombreux pays, y compris la France, la grande majorité de la population est opposée à une sortie de la zone euro, alors même que l’on assiste à un rejet massif des politiques d’austérité [22]. Comment construire une majorité politique ? L’objectif affiché doit-il être la sortie de l’euro, ou bien plutôt les alternatives concrètes à l’austérité [23] ? Et comment mener la bataille de l’opinion publique européenne si l’on claque d’emblée la porte de la zone euro alors qu’une expulsion conflictuelle, orchestrée par les institutions pour punir un gouvernement fidèle à ses promesses électorales, pourrait enclencher une dynamique européenne de solidarités populaires beaucoup plus probablement qu’une sortie froidement revendiquée ?
La leçon grecque, c’est que pour rompre avec les politiques néolibérales, il faut prendre le risque d’une expulsion de la zone euro. Au départ, la plupart des mesures que devrait prendre un gouvernement pour mettre en œuvre une transformation sociale et écologique ne nécessitent pas en elles-mêmes une sortie de l’euro. Mais certaines peuvent être en contradiction avec les traités européens comme le Pacte de stabilité et le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) de la zone euro. Il est aussi fort probable que l’arrivée au gouvernement d’un parti ou d’une coalition de gauche radicale entraînerait une flambée des taux d’intérêt sur les obligations d’État et que la BCE n’interviendrait pas pour arrêter la spéculation financière, espérant ainsi mettre le pays à genoux.
Un gouvernement de gauche devrait donc prendre des mesures unilatérales pour sortir les finances publiques de l’emprise des marchés financiers. Pour financer la reconversion écologique de l’économie, il serait ainsi possible de reconstituer un « circuit du Trésor » par lequel le ministère des finances a largement financé la reconstruction française dans les années 1945-1970, en centralisant la trésorerie des institutions et banques publiques et en imposant un « plancher de bons du trésor » aux banques privées [24]. Au-delà de telle ou telle mesure concrète [25], il s’agit fondamentalement d’enclencher un processus de désobéissance aux traités et aux directives européennes et d’engager un bras de fer avec les institutions européennes.
L’issue de ce bras de fer n’est pas donnée d’avance. Même si le traité de Lisbonne ne prévoit aucune possibilité d’exclure un pays de la zone euro, l’expulsion du pays « rebelle » serait possible. La Grèce en a été menacée explicitement. Mais si les conséquences du Grexit pouvaient sembler maîtrisables par les institutions européennes, il en irait tout autrement dans le cas de l’Espagne et a fortiori de la France. Une politique résolue de désobéissance aux traités, ayant un appui populaire dans le pays concerné mais aussi ailleurs – les mesures prises le seraient au nom d’une autre conception de l’Europe – pourrait accroître notablement les contradictions évoquées plus haut. La désobéissance peut être conçue et popularisée, non comme l’amorce d’un éclatement des solidarités européennes, mais au contraire comme un outil pour accélérer l’émergence d’une communauté politique européenne. Rompre avec l’Europe telle qu’elle est pour refonder une « autre Europe », telle est la perspective que nous défendons, y compris à partir d’un seul pays. Dans la zone euro autant que possible, en dehors si nécessaire. Mais au nom de l’intérêt des peuples d’Europe et du monde.