Secoués par le coup d’État financier perpétré contre la Grèce et par le revirement brutal de Syriza, qui a accepté au final une austérité pire que celle dénoncée auparavant, nous avons choisi d’ouvrir un chantier de réflexions autour des questions stratégiques qui se posent aux mouvements sociaux et politiques qui n’entendent pas renoncer pour autant à contester et à remettre en cause le pouvoir de la finance, du capital et des institutions les représentant. En sachant désormais (mais pourquoi diable l’avions-nous oublié ?) que la violence de la classe adverse n’a pas de limites.
La quasi-totalité de ce numéro des Possibles (dans son dossier mais aussi dans sa partie « débats ») est donc consacrée aux questions soulevées par ces événements et aux moyens pour retrouver, non seulement des marges de manœuvre politiques, mais aussi des raisons d’espérer.
Le dossier démarre par un article de Gabriel Colletis qui, après avoir rappelé les conditions dans lesquelles Syriza avait gagné les élections du 25 janvier 2015 – en faisant une « confiance naïve en la construction européenne » –, montre que le principal problème est de construire un nouveau modèle de développement économique pour la Grèce. En effet, vu le niveau catastrophique des conditions de vie imposées par les politiques néolibérales, « l’enjeu consiste à développer l’industrie et l’agriculture grecques dans leur ensemble ». Tel est le sens de l’appel initié par Gabriel Colletis pour un « avenir pour la Grèce ».
Les crises de l’Argentine au début de la décennie 2000 et de la Grèce aujourd’hui sont-elles comparables ? Jonathan Marie montre qu’elles ont un point commun, celui de subir une contrainte monétaire très forte. En Argentine, un arrimage ferme du peso au dollar, en Grèce une intégration dans une zone de monnaie unique. Dans les deux cas, la conséquence fut une perte totale de l’autonomie de la politique monétaire. Et, dès l’instant où les balances commerciales ne sont plus équilibrées, les entrées de capitaux pour les équilibrer sont obtenues par l’augmentation de l’endettement public. Le changement de régime monétaire a alors permis à l’Argentine de briser le cercle déflationniste. La Grèce pourrait-elle faire pareil ? Oui, sans doute, mais le contexte est beaucoup plus difficile pour elle.
Vient ensuite un article de Bruno Théret qui propose de créer dans chaque pays une « monnaie fiscale » complémentaire à l’euro, celui-ci passant du statut de monnaie unique à celui de monnaie simplement commune. La proposition est reprise par Pierre Khalfa et Thomas Coutrot. Ses avantages pourraient être nombreux, notamment redonner à l’État une capacité à émettre de la monnaie pour financer ses dépenses, gagées par l’anticipation du paiement des impôts grâce aux bons mis en circulation, et bien sûr échapper aux marchés financiers tout en réduisant les déficits dits jumeaux de l’État et du commerce extérieur. Jean-Marie Harribey discute cette proposition : supposerait-elle de faire appel à l’épargne existante des ménages avant la mise en circulation de cette nouvelle monnaie, auquel cas il n’y aurait qu’une substitution d’une monnaie à une autre, ou bien s’agirait-il d’une véritable création monétaire ? L’enjeu est important, car de la réponse à la question dépendront la nécessité ou non de la maîtrise de la banque centrale et la capacité à promouvoir un développement de qualité.
Peter Wahl, économiste allemand et membre du conseil scientifique d’Attac Allemagne, s’interroge pour savoir s’il existe une hégémonie allemande en Europe. Cela mérite réflexion, d’autant que cette idée a pris de l’importance avec l’affaire grecque, où l’on a vu le ministre Wolfgang Schäuble faire montre d’une très grande intransigeance. Mais Peter Wahl nuance cette appréciation au regard de la situation réelle de l’économie allemande, dont l’avance sur celles de la France et du Royaume-Uni n’est pas telle qu’elle assure à l’Allemagne une véritable hégémonie politique. De plus, d’autres enjeux se greffent là-dessus, notamment la situation créée en Ukraine par l’annexion de la Crimée par la Russie. En revanche, la position allemande vis-à-vis des petits pays de l’Union européenne est sans conteste dominante.
Felipe Van Keirsbilck examine l’état, c’est-à-dire la faiblesse, des mouvements sociaux et des forces politiques devant la détermination des forces néolibérales à faire plier le gouvernement Tsipras. Et, au vu de cette faiblesse, Felipe Van Keirsbilck écarte toute posture faisant de Tsipras un héros ou un traître. Malgré des initiatives prometteuses (Marches européennes, constitution de réseau Alter Sommet), les mobilisations n’ont pas encore été à la hauteur du défi. C’est l’occasion d’apporter une salutaire clarification de la notion de souveraineté, qui ne peut être réduite à une souveraineté nationale, parce que la crise (les crises) est (sont) une question avant tout sociale et non pas nationale : les changements nationaux seront indispensables, mais ne suffiront pas sans mouvement social et politique européen.
Deux articles reviennent alors sur les « erreurs stratégiques » commises par le gouvernement Syriza. Le premier, de Janette Habel, soutient la thèse qu’il existait plusieurs stratégies possibles, mais que c’est la pire qui a été choisie par Alexis Tsipras. En amont de ce choix, l’erreur fondamentale avait été de ne préparer aucun plan alternatif au diktat européen. Il convient donc, conclut Janette Habel, de se préparer à une épreuve de force, car « rester dans l’euro n’est pas compatible avec un programme anti-austérité et antilibéral ».
Le second article, de Catherine Samary, exprime une conviction assez proche : pour être en mesure de refuser tous les « tina », il faut « peser là où se prennent les décisions stratégiques ». Cela signifie une indispensable articulation entre les résistances au sein des institutions parlementaires et les résistances extra-parlementaires. Et, au sujet de l’euro, nous devons, dit-elle, refuser de l’essentialiser, et, au lieu de poser le problème de façon binaire, l’important est de discuter en amont du projet politique.
Sommes-nous en présence d’un problème intra-européen ? Pas du tout, répond Gus Massiah qui voit dans « la bataille de Grèce un épisode d’une guerre mondiale prolongée ». Guerre commencée avec la victoire du capitalisme financier dans les années 1970. Elle est « une offensive pour le rétablissement de l’hégémonie impérialiste par rapport aux succès de la révolution de la décolonisation. Elle a combiné les coups d’État économiques et financiers, les interventions militaires et de redoutables offensives idéologiques et culturelles. » Mais l’offensive néolibérale n’est pas sans contradictions. C’est là que l’enjeu démocratique revêt toute son importance pour ouvrir à nouveaux frais le débat stratégique.
Le problème est si peu intra-européen que, dans le monde entier, les migrations sont un phénomène irrépressible. Et l’Europe s’y trouve confrontée sans possibilité de fuir. Dans un texte fort, qu’il intitule « Europe et réfugiés : l’élargissement », Étienne Balibar demande : « Que doit leur offrir l’Europe ? Ce ne peut être que l’accès à la citoyenneté européenne. Il va donc falloir que cette dernière notion enfin prenne corps, ou sorte des limbes dans lesquels elle est maintenue par le refus des États d’ouvrir la voie à la supranationalité. En posant au début de cet article qu’on assiste à un élargissement démographique de l’Union européenne, c’est cette perspective que je voulais indiquer. Il doit s’agir d’une perspective réglée, normalisée, mais elle est inéluctable. »
La partie « débats » de ce numéro des Possibles s’ouvre sur un article de Phlippe Corcuff, qui poursuit son travail réflexion en quête d’une reconstruction d’un chemin d’émancipation sociale. Il tire le bilan des échecs révolutionnaires du XXe siècle et de la perte de légitimité des organisations traditionnelles et des intellectuels auto-proclamés, et le chemin recherché se situerait hors des schémas qu’il appelle « unifiés ». Au premier rang des chantiers à ouvrir, celui de l’État, lancinant impensé, car au fétichisme de l’État est associé celui du cadre national aujourd’hui, selon lui, étriqué.
Samy Johsua se demande ensuite ce qui permet de définir l’identité d’un individu, alors que celui-ci est intégré dans un faisceau de relations sociales multiples. « Soit une “jeune femme arabe habitante des quartiers nord de Marseille, et supportrice de l’Olympique de Marseille”. Quelle est son identité ? Ou, comme on l’entend parfois, qui est-elle “vraiment” ? Eh bien, il n’y a pas de réponse claire à cette question. […] Alors ? Prolétaire, jeune, femme, arabe ; et on l’aura compris, une liste indéfinie d’autres caractéristiques. Mais dont la signification est construite socialement. »
Pendant que nous essayons à tâtons de mener ces réflexions stratégiques, nos adversaires ne perdent pas de temps. Steffen Stierle, économiste-chercheur allemand pour le groupe Die Linke au Bundestag, explique la feuille de route que le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, prépare pour approfondir l’Union économique et monétaire à l’horizon 2025. On reconnaît dans ce plan la patte néolibérale, prônant la discipline budgétaire, le « pacte de responsabilité » et, bien entendu les « réformes structurelles » du modèle social. La période semble propice aux experts bruxellois : il faut profiter de la crise pour faire avaler les changements institutionnels nécessaires et renforcer l’Union bancaire. Et, ce qui ne manque pas de sel, J.-C. Juncker pense que, pour atteindre ces objectifs, il faut approfondir la démocratie. Cela s’appelle la « troïka for all ».
Les interrogations théoriques peuvent se nourrir de l’expérience historique. Gérard Gourguechon revient sur l’histoire de la Sécurité sociale, cette institution qui vient, en France, de fêter ses 70 ans. Il en retrace la genèse, la mise en place, sur la base des préconisations du Conseil national de la Résistance, et déjà les contradictions sociales qu’elle a soulevées. En filigrane, comment assurer l’universalité des droits ? Au total, 70 ans de luttes et de compromis plus ou moins boiteux en fonction des rapports de force dans la société. Et ce n’est pas terminé, car se pose toujours la question de la meilleure façon (la plus juste) de financer une sécurité sociale pour tous : quelle assiette pour les cotisations sociales, vieille pomme de discorde dans le syndicalisme français ?
Bataille non terminée, la preuve en est donnée par la dernière négociation (le mot camoufle souvent une défaite) entre les syndicats et le Medef sur les retraites complémentaires des salariés du privé. Christiane Marty décortique le nouvel « accord » qui se solde par une régression accentuée, pour ceux (surtout celles) qui ont eu des carrières difficiles et qui devront travailler jusqu’à 63 ans pour bénéficier d’une pension à taux plein. Donc, régression assurée du niveau des pensions. Pendant ce temps où l’on oblige les salariés à travailler toujours plus tard, le nombre de seniors au chômage augmente.
La régression sociale voisine avec l’incurie et le cynisme des gouvernants qui s’apprêtent à venir en grande pompe à Paris pour participer à la Conférence sur le climat de l’ONU, dite COP 21. Qu’en ressortira-t-il ? Pas grand-chose sans doute, puisque la confiance absolue est accordée au libre jeu du marché s’emparant du climat. Gaël Giraud, Alain Grandjean et Benoît Leguet démontrent que la proposition de fixer un prix du carbone unique à l’échelle mondiale est une vue de l’esprit. En effet, elle suppose qu’un prix unique puisse être appliqué indifféremment à tous les pays, à tous les secteurs, qui sont dans des configurations économiques totalement différentes et dont les responsabilités dans les émissions de gaz à effet de serre n’ont rien à voir entre elles.
La revue des revues préparée par Jacques Cossart est fidèle à sa tradition. Y sont présentés l’encyclique papale Laudato si « consacrée » à la préservation de l’environnement et du climat, le projet de l’Unesco pour « repenser l’éducation » qui doit être un « bien commun », l’aide internationale à la pauvreté toujours aussi chiche, l’origine des inégalités grandissantes de revenus, et les revirements théoriques, sinon politiques, du Fonds monétaire international devant l’inefficacité totale de ses préconisations. D’un bout à l’autre, tout semble être affaire de croyances… Il est vrai que, de la main de Dieu à celle du Marché (avec majuscule, s’il vous plaît !), il n’y a qu’un pas.
On n’a pas découvert la lune en voyant la violence de classe assumée sans états d’âme par le FMI, la BCE et la Commission européenne, prêts à tout pour pérenniser un système exploiteur, délétère, injuste et cynique. Mais la piqûre de rappel fait son office. Il est possible de dessiner des pistes pour desserrer l’étau des men in black. Ce n’est pas hors de portée. Un plan B n’est pas un plan sur la comète. Mais il est temps de s’y atteler.