Connaissance et rapport capital/travail dans la crise du capitalisme

mardi 4 août 2015, par Carlo Vercellone *

La place grandissante de la connaissance et de la dimension cognitive du travail est l’un des traits marquants du nouveau capitalisme. Toutefois, le rôle clé que la connaissance joue dans la dynamique économique, n’est pas en tant que tel une nouveauté historique. Les questions qui se posent et qui ont constitué le point de départ du programme de recherche sur le capitalisme cognitif peuvent alors être formulées en ces termes : quels sont les outils les plus adaptés pour appréhender le rôle nouveau de la connaissance dans l’accumulation du capital ? Et surtout, quelles sont les relations qu’elle entretient avec les métamorphoses du travail et de la régulation du rapport salarial ?

Pour contribuer à répondre à ces questions, on partira de certains fondements marxiens pour l’élaboration d’une économie historique de la connaissance qui met l’accent sur les enjeux de savoir et de pouvoir se nouant autour de l’organisation de la production. Puis, nous caractérisons à l’aide de quelques faits stylisés le rôle joué par la connaissance dans la mutation actuelle du rapport capital/travail en soulignant les contradictions opposant la logique du capitalisme cognitif et les conditions de reproduction d’une société de la connaissance.

1. La connaissance comme enjeu clé du rapport capital/travail

À notre sens, le débat sur la place de la connaissance dans les nouvelles formes de la soumission du travail au capital doit partir d’un enseignement clé légué par Marx et relatif à la nature du travail. Il s’agit de la manière dont le travail en tant qu’activité cognitive, unité indissociable de la pensée et de l’action, est le propre et, par certains aspects, l’essence même de l’homme. Dans cette optique, un point crucial nous semble être le suivant : si la dimension cognitive du travail est l’essence même de l’activité humaine, elle peut pourtant constituer un obstacle au contrôle capitaliste du processus de production et donc à l’accumulation de capital. En particulier, les connaissances, codifiées ou tacites, contrôlées par le travail sont pour le capital la source d’une incertitude structurelle relative à l’exécution du contrat de travail. L’achat et la vente de la force de travail concernent la mise à disposition, de la part du travailleur, d’une quantité de temps et non du travail effectif des salariés, ce qui renvoie à la distinction aristotélicienne entre puissance et acte. La question marxienne liée à ce hiatus entre force de travail et travail, entre la connaissance et sa mise en œuvre effective au service du capital, anticipe ce que la théorie économique standard appelle le problème de l’incomplétude du contrat de travail.

En simplifiant à l’extrême, d’un point de vue théorique, il est possible d’identifier deux solutions possibles et opposées à ce dilemme, même si elles se sont toujours combinées dans proportions variables tout au long de l’histoire des modèles productifs.

La première solution, trouvant en un certain sens son accomplissement dans les principes de l’organisation scientifique du travail, consiste à faire passer le contrôle de la connaissance dans les mains du capital, en prescrivant précisément les tâches dans leurs temps et modes opératoires. La subjectivité du travailleur est dans ce cas idéalement niée et séparée du travail lui-même, même si la réalisation de ce processus se heurte toujours à des limites structurelles.

La seconde solution consiste en l’acceptation, nolens volens, de la dimension cognitive du travail, et partant de l’autonomie dont disposent les travailleurs dans l’organisation du procès de production. Il en résulte que si le travail ne peut plus être prescrit, ce qu’il faut prescrire c’est la subjectivité même des travailleurs, afin qu’ils mettent volontairement leurs connaissances au service de l’entreprise.

L’enjeu clé traversant toute l’histoire du capitalisme représenté par les rapports de savoir et de pouvoir qui se nouent autour de l’organisation de la production apparaît ainsi clairement, et ce pour deux raisons principales.

La première est que ceux qui maîtrisent les connaissances productives peuvent aussi se rendre maîtres de l’intensité, de la quantité et de la qualité du travail. La nature toujours en partie tacite de la connaissance, son caractère indissociable de la subjectivité du travailleur, joue ici un rôle essentiel. Il est utile de noter à ce propos que par « connaissance tacite » on ne doit pas entendre le seul sens qui lui a été attribué par Michael Polanyi, à savoir que nous en savons toujours davantage que ce que nous sommes en mesure d’exprimer. Elle doit être aussi comprise comme une connaissance tacite délibérée, consciemment dissimulée, qui s’exprime dans le cadre d’une divergence objective d’intérêt entre capital et travail et qui fait du caractère tacite de la connaissance un instrument essentiel de résistance et d’affirmation de l’altérité du travail à la rationalité économique du capital.

La seconde raison est que ceux qui détiennent les savoirs productifs, ce que Marx appelle les puissances intellectuelles de la production, peuvent aussi aspirer à gérer la production. Cette aspiration ne se rapporte pas au seul pouvoir de définir l’organisation du travail, mais aussi et surtout à la possibilité d’en maîtriser le sens et les objectifs sociaux. Elle renvoie en dernière instance aux questions fondamentales de l’économie politique, à savoir : que produire ? De quelle manière ? Pour qui ? Pour satisfaire quels besoins ?

Le concept marxien d’exploitation ne se réduit pas à la simple appropriation de la plus-value issue du surtravail des salariés, ce qui la circonscrit à la sphère de la répartition. Il désigne aussi et surtout l’aliénation du travail par rapport au contenu, au sens et aux finalités de son activité productive. Il renvoie, en somme, à l’absence de démocratie dans l’organisation capitaliste de la production. Cette imbrication des concepts d’exploitation et d’aliénation nous permet d’introduire une distinction importante entre deux autres notions, celle d’intelligence et celle de connaissance.

En effet, comme le soulignait Gorz (2003), la connaissance est beaucoup plus « pauvre » que l’intelligence. Cette dernière se rattache aux sujets, à leur capacité de contextualiser leurs connaissances et à s’interroger sur le sens et les finalités sociales de leurs activités. En somme, l’intelligence peut porter potentiellement le conflit sur le terrain même des buts sociaux de la production et s’opposer à la logique du capitalisme, qui sélectionne les « connaissances utiles » en fonction de leur rentabilité et de leur degré de marchandisation. Cette tension contribue à expliquer la façon dont le capitalisme cognitif favorise l’éclatement et la spécialisation des savoirs de telle sorte que « la grande majorité connaît de plus en plus de choses mais en sait et en comprend de moins en moins » (Gorz, 2003, p. 111). Il en résulte la constitution de corps de spécialistes de plus en plus pointus et enfermés dans un savoir partiel, au détriment d’une pensée holistique capable de questionner les connaissances qu’ils mobilisent dans la production.

Finalement, l’importance de cette dynamique conflictuelle portant sur le contrôle des puissances intellectuelles de la production explique pourquoi le développement de la division capitaliste du travail, notamment à la suite de la première révolution industrielle, a consisté à essayer de vider, autant que possible, le travail de sa dimension cognitive et à le transformer dans son contraire, c’est-à-dire en une activité mécanique et répétitive. Nous avons là l’origine de la tendance que Marx caractérise comme le passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle du travail au capital. Cependant, cette tendance, qui a trouvé sur bien des aspects son aboutissement historique dans le modèle de croissance fordiste, restera toujours imparfaite et inachevée. C’est sans cesse qu’un nouveau type de savoir tendra à se reconstituer au niveau le plus élevé du développement de la division technique et sociale du travail, comme Marx lui-même semblait déjà l’envisager lorsque, dans les Grundrisse, il développa les hypothèses du General Intellect et d’une crise de la logique de la subsomption réelle.

2. Connaissance et rapport capital/travail dans le capitalisme cognitif : des contradictions inédites

La crise sociale du fordisme, dont la crise actuelle montre le caractère en grande partie irrésolu, a correspondu à un niveau supérieur de grande crise par rapport aux autres grandes crises de mutation ayant traversé l’histoire du capitalisme industriel.

Elle a en effet affecté certains invariants parmi les plus essentiels du capitalisme industriel, en tant que système historique d’accumulation. Cette nouvelle grande « mue » du capitalisme trouve notamment son origine dans une remise en cause de la tendance à la polarisation des savoirs propre au capitalisme industriel. Ce renversement correspond à une crise de la logique de la subsomption réelle, du moins du point de vue du procès de travail. Il se traduit par l’affirmation d’une nouvelle hégémonie des connaissances vivantes, incorporées et mobilisées par le travail, par rapport aux savoirs formalisés, incorporés dans le capital constant et l’organisation managériale des firmes. En somme, le savoir et le travail intellectuel ne sont plus, comme l’affirmait la théorie économique de la connaissance depuis Smith, « la principale ou la seule occupation, d’une classe particulière de citoyens  » ou l’apanage d’un secteur spécialisé de l’économie (Arrow, 1962). Ils se dispersent au sein de la société, et ces formes de dispersion de la connaissance vont progressivement se manifester au sein même des organisations et des rapports inter-firmes. Le point de départ de ce bouleversement plonge ses racines dans les conflits sociaux qui, à partir de la fin des années 1960, ont déterminé, en même temps que la crise sociale du taylorisme, une formidable expansion du salaire socialisé et des services collectifs du welfare au-delà des compatibilités du compromis fordiste.

Il en est résulté le développement de la scolarisation de masse et la formation d’une intellectualité diffuse. Ce phénomène ne correspond pas, de surcroît, au lent déploiement d’une tendance de longue période. Il s’agit en revanche d’un processus accéléré à l’échelle de l’histoire, impulsé par la demande de démocratisation de l’accès au savoir, conçue à la fois comme un moyen de mobilité sociale et de réalisation de soi, en rupture avec les normes du rapport salarial fordiste et de la société disciplinaire.

Il faut souligner à cet égard un argument essentiel concernant la genèse du nouveau capitalisme. La mise en place d’une économie fondée sur la connaissance précède d’un point de vue logique et historique la genèse du capitalisme cognitif. Ce dernier étant le résultat d’un processus de restructuration par lequel le capital tente d’encadrer et de soumettre à sa logique les conditions collectives de la production des connaissances et d’étouffer le potentiel d’émancipation inscrit dans l’essor d’une intellectualité diffuse.

Nous avons là l’ouverture d’une phase historique inédite relative au rapport capital/travail et au rôle de la connaissance dans l’économie. Deux évolutions majeures témoignent de l’importance de cette mutation qui affecte l’ensemble des conventions industrielles concernant la régulation du rapport salarial et l’organisation de la production.

La première évolution a trait à un fait stylisé souvent évoqué par les théoriciens de l’économie de la connaissance (Foray, 2009). Il est fait référence ici à la tendance historique à travers laquelle la part du capital nommé intangible (R&D, mais surtout éducation et santé) a dépassé celle du capital matériel dans le stock global du capital, et est devenue l’élément déterminant de la croissance. L’interprétation de ce fait stylisé présente au moins deux significations majeures, mais systématiquement passées sous silence par la littérature mainstream sur la knowledge-based economy.

La première est que cette tendance est étroitement liée aux facteurs à la base de l’essor d’une intellectualité diffuse : celle-ci rend compte de la partie la plus significative de la hausse du capital nommé intangible et représente aujourd’hui l’élément essentiel de la croissance à long terme. Ce que l’on nomme capital immatériel est donc en réalité incorporé pour l’essentiel dans les hommes et correspond aux facultés intellectuelles et créatrices de la force de travail. Autrement dit, pour utiliser la méthode marxienne de la critique de l’économie politique, le concept de capital immatériel (représentant aussi aujourd’hui, dans ses différentes composantes, la partie la plus importante de la capitalisation boursière) est un véritable oxymore qui, comme le soulignait Gorz dès 2003, contribue à expliquer la croissance du capital fictif et l’instabilité chronique du capitalisme financiarisé.

La seconde signification est que les ressorts sociaux et les véritables secteurs moteurs d’une économie fondée sur la connaissance ne se trouvent pas uniquement dans les laboratoires de R&D des grandes firmes. Ils correspondent surtout aux productions de l’homme par l’homme, assurées traditionnellement en Europe par les institutions communes du Welfare State (santé, éducation, recherche publique, etc.), selon une logique non marchande. Cette conclusion est par ailleurs confirmée par une analyse comparative à l’échelle internationale. Elle permet de mettre en évidence une corrélation positive forte entre le niveau de développement des services non marchands et des institutions du Welfare, d’une part, et celui des principaux indicateurs de développement et de performance économique et sociale d’une économie fondée sur la connaissance, d’autre part (Lucarelli et Vercellone, 2011). Un corollaire de ce constat est qu’un faible degré d’inégalités sociales et de genre va de pair avec une diffusion beaucoup plus importante des formes d’organisation du travail les plus avancées et, partant, avec une moindre vulnérabilité du système économique à la concurrence internationale des pays émergents (Lundvall et Lorenz 2009).

Malgré leur importance, ces faits sont occultés dans le débat sur la crise actuelle. L’explication de ces omissions renvoie à l’enjeu stratégique que représente pour le capital le contrôle biopolitique et la colonisation marchande des institutions du Welfare. Santé, recherche, éducation, formation et culture forment non seulement les modes de vie et la subjectivité, mais elles constituent aussi les piliers de la régulation des mécanismes de transmission et de production des connaissances. De plus, les productions de l’homme par l’homme représentent une part croissante de la production et de la demande sociale qui, jusqu’à présent a été principalement assurée en dehors de la logique marchande et à travers l’emploi d’un travail improductif de plus-value.

Nous avons là sans doute l’une des explications les plus logiques de l’irrationalité macro-économique des politiques pro-cycliques et des plans d’austérité réclamés par les marchés financiers et la Troïka.

Si la logique marchande dans ces secteurs s’étend, la santé, l’éducation ou la recherche correspondent à des activités qui ne peuvent être soumises à la rationalité économique du capital, sinon au prix d’un rationnement des ressources, d’inégalités sociales profondes et finalement d’une baisse drastique de la qualité et de l’efficacité sociale de ces productions, ce qui risquerait à terme de saper les ressorts mêmes de cette économie fondée sur la connaissance dont se nourrit le capitalisme cognitif et financiarisé. Trois arguments principaux plaident pour cette thèse.

Un premier argument est lié au caractère intrinsèquement cognitif, interactif et communicationnel de ces activités où le travail ne consiste pas à agir sur la matière inanimée, mais sur l’homme lui-même dans une relation de coproduction de services. En effet, sur le plan de l’organisation de la production et des critères d’efficacité, ces activités échappent à la rationalité économique du capital qui, elle, repose sur une conception essentiellement quantitative de la productivité que l’on peut résumer par une formule lapidaire : produire toujours plus avec moins de travail et de capital afin de réduire de cette manière les coûts et d’accroître les profits. Or, ce type de rationalité a pu tant bien que mal faire preuve d’une certaine efficacité dans la production de marchandises standardisées destinées à la consommation privée des ménages. Cependant, les productions de l’homme par l’homme relèvent d’une rationalité productive complètement différente de celle du capitalisme industriel. Plus précisément, deux éléments principaux distinguent la logique de la production de l’homme par l’homme de celle de la fabrication de biens matériels reproductibles, au sens de David Ricardo.

D’une part, comme le remarquait déjà Marx dans le chapitre VI inédit du Capital, ni l’activité du travail, ni le produit (qui correspond à l’homme lui-même dans la singularité de chaque individu), ne sont véritablement standardisables. D’autre part, dans ces activités, l’efficacité en termes de résultats repose sur un ensemble de variables qualitatives liées à la communication, à la densité des relations humaines, au souci et donc à la disponibilité de temps pour l’autre, que la comptabilité analytique des entreprises n’est guère capable d’intégrer, sinon comme des coûts et des temps morts improductifs.

La tentative d’élever la productivité et la rentabilité de ces activités ne peut donc se faire qu’au détriment de la qualité, et de ce fait de l’efficacité sociale de ces activités. Nous avons en somme une contradiction flagrante entre la conception capitaliste et la conception sociale de la productivité qui résulte immédiatement de la nature intrinsèquement collective, cognitive et coproduite de ces activités.

Le deuxième argument est lié à la manière dont, dans un secteur comme la santé, le développement du progrès technique se traduit souvent plutôt par une baisse que par une augmentation de la productivité totale des facteurs, contrepartie d’une amélioration générale de la qualité des soins et donc de la qualité de vie et de la productivité sociale de la force de travail (Boyer 2002).

Un troisième argument est lié aux distorsions profondes que l’application du principe de la demande solvable introduirait dans l’allocation des ressources et dans le droit à l’accès à ces biens, en déterminant des pratiques discriminatoires et une logique de rationnement affectant tout autant la quantité que la qualité des prestations fournies.

La seconde évolution concerne la manière dont, tant du point de vue de la création de la valeur que de l’emploi, l’hégémonie fordiste d’une division technique du travail cède la place à celle d’une division cognitive du travail. Dans ce cadre, l’efficacité productive ne dépend plus de la décomposition du processus de production en opérations répétitives et prescrites. Elle repose sur la polyvalence et la complémentarité de divers blocs de savoirs que les travailleurs mobilisent collectivement pour réaliser un projet productif et s’adapter à une dynamique de changement continu. La hausse de la dimension cognitive du travail entraîne celle de sa partie « invisible », difficilement codifiable et prescriptible. Cela est d’autant plus vrai que le travail cognitif, contrairement au travail taylorien, tend à empiéter sur l’ensemble des temps de vie. De par sa nature, il fait appel à une activité qui se déroule tant en dehors que dans le cadre de l’entreprise et de l’horaire officiel de travail. Les frontières traditionnelles entre travail et non-travail s’estompent, et cela à travers une dynamique éminemment contradictoire. Il s’ensuit la déstabilisation de deux éléments essentiels régissant les termes canoniques de l’échange capital/travail dans le capitalisme industriel.

Tout d’abord, dans les activités intensives en connaissances, où le produit du travail prend une forme éminemment immatérielle, on assiste à la remise en cause de l’une des conditions premières du contrat salarial, à savoir la renonciation de la part des travailleurs, en contrepartie du salaire, à toute revendication sur la propriété du produit de leur travail. Dans des activités comme la recherche ou les logiciels, par exemple, le travail ne se cristallise pas dans un produit matériel séparé du travailleur : le produit demeure incorporé dans son cerveau et indissociable de sa personne. Cela contribue à expliquer la pression exercée par les firmes pour obtenir un renforcement des droits de propriété intellectuelle et intégrer dans les contrats de travail des clauses strictes concernant le secret, pour s’approprier les connaissances et clôturer les mécanismes permettant leur circulation. Elle explique aussi, bien que pour des raisons inverses, l’efficacité productive supérieure, en termes de qualité et d’innovation, du modèle productif du logiciel libre, où la coopération horizontale du travail, la libre circulation des connaissances et des formes de propriété fondées sur le commun comme le copyleft, se renforcent et s’alimentent l’une l’autre.

Ensuite, l’unité de temps et de lieu de la prestation de travail propre au rapport salarial fordiste en sort profondément altérée. Le temps de travail officiel n’est plus qu’une fraction du temps effectif de travail. Le vieux dilemme concernant l’exécution du contrat de travail réapparaît avec force sous des formes nouvelles. Le capital est non seulement à nouveau dépendant des savoirs des salariés, mais il doit obtenir une mobilisation active de l’ensemble des connaissances et des temps de vie des travailleurs. Cette dynamique engendre une tension croissante entre la tendance à l’autonomie du travail cognitif et la tentative du capital d’assujettir l’ensemble des temps sociaux à la logique hétéronome de sa valorisation.

Dans ce cadre, la régulation du rapport salarial est soumise à deux mutations majeures et étroitement imbriquées.

La première, sur le plan macro-économique et social, concerne le retour en force de mécanismes de désocialisation de l’économie et de renforcement de la contrainte monétaire au rapport salarial, qui ne sont pas sans rappeler ceux de l’accumulation primitive et de la subsomption formelle, au premier âge de la naissance du salariat moderne.

Les anciennes garanties nouées autour du rapport salarial fordiste, en termes de sécurité de l’emploi et de protection sociale, apparaissent au patronat comme autant de facteurs de rigidité, de désincitation au travail et de perte de contrôle sur la libre mobilité et le nomadisme du travail cognitif. Aussi, l’ancien binôme fordiste garantie de l’emploi/travail prescrit et peu qualifié semble-t-il ainsi céder la place à un nouveau modèle centré sur la combinaison structurelle de la précarité et du phénomène du déclassement, où, par ce concept, nous désignons un processus de dévalorisation des conditions d’emploi et de rémunération par rapport aux qualifications certifiés et aux compétences effectivement mobilisés par les travailleurs dans le processus de production. En un certain sens, on peut affirmer que déclassement et précarité diffuse sont au capitalisme cognitif ce que le processus de déqualification/surqualification de la force de travail (Freyssinet, 1977) était au capitalisme industriel.

Cette dynamique risque d’avoir elle aussi des effets pervers sur le développement des forces productives d’une économie fondée sur la connaissance. La mobilisation des savoirs des travailleurs et les économies dynamiques d’apprentissage impliquent en fait un horizon de long terme et une sécurité de revenu assurant le renouvellement des connaissances et la variété des trajectoires professionnelles.

La seconde mutation, sur le plan des pratiques de gestion des ressources humaines, a trait à la manière dont le capital est conduit à reconnaître au travail une autonomie croissante dans l’organisation de la production, même si cette autonomie est contrôlée et se limite au choix des moyens pour atteindre des objectifs hétéro-déterminés. Comme pour la création de la valeur, les dispositifs managériaux de contrôle du travail se déplacent eux aussi de plus en plus en amont et en aval de l’acte productif direct. La prescription tayloriste du travail cède la place à la prescription de la subjectivité et de l’obligation du résultat. Le travail, dans ce cadre, doit lui-même prendre en charge la tâche de trouver les moyens de réaliser les objectifs fixés par la direction de l’entreprise souvent de manière délibérément irréaliste. Le but est de pousser ainsi les travailleurs à une adaptation totale aux objectifs de l’entreprise, en intériorisant en même temps comme une faute l’incapacité de les réaliser pleinement. Le tout est complété par une batterie de tests et d’enregistrements comptables des compétences qui touchent souvent les composantes les plus intimes de la subjectivité d’un travailleur. Le résultat est un véritable système d’injonctions paradoxales qui concerne aussi bien les valeurs éthiques que la réalisation d’objectifs délibérément inconciliables (qualité/quantité, fidélité à l’entreprise/solidarité envers les collègues et les clients, etc.)

Dans ce sens, on ne peut que partager la thèse de Gaulejac et Mercier (2012) selon laquelle, s’il faut trouver un nouveau Taylor de la division cognitive du travail, celui-ci serait le Becker de la théorie économique de la famille, lorsqu’il postulait que la création du sens de culpabilité et la blessure narcissique infligées aux enfants
ne sont qu’un mécanisme économiquement rationnel pour s’assurer leur fidélité et leur servitude volontaire. Il en résulte une individualisation du rapport salarial et une déstabilisation des collectifs de travail qui sacrifient aux exigences de contrôle les méthodes qui garantiraient les mécanismes les plus efficaces de régulation d’une organisation cognitive du travail.

Finalement, qu’il s’agisse de la déstabilisation des institutions du welfare, des modes de management du travail cognitif et de régulation du rapport salarial, sans oublier la tragédie des anticommons de la connaissance, il existe un nœud de contradictions profond entre la logique du capitalisme cognitif et les conditions sociales et institutionnelles susceptibles de permettre l’épanouissement d’une société de la connaissance qui porte en son sein la possibilité du dépassement de l’ordre marchand et du profit du capital.

Bibliographie

  • Boyer R. (2002), La croissance début de siècle, Albin Michel, Paris.
  • Freyssenet, M. (1977), La division capitaliste du travail, Savelli, Paris.
  • Foray, D. (2009), L’économie de la connaissance, La Découverte, Paris.
  • Gaulejac V. et Mercier A. (2012), Manifeste pour sortit du mal-être au travail, Desclée De Brouwer, Paris.
  • Gorz A. (2003), L’immatériel : connaissance, valeur et capital, Galilée, Débats, Paris.
  • Lucarelli S. et Vercellone C. (2011), « Welfare systems and social services during the systemic crisis of cognitive capitalism », European Journal of Economic and Social System, pp. 77-100.
  • Lundvall B. et Lorenz Ed. (2009), « On the Role of Social Investment in the Learning Economy : A European Perspective », in Morel N., Palier B., Palme J., (éd) What Future for Social Investment ?, Institute for Futures Studies, Digaloo, Stockholm 2009.
  • Monnier J.M. et Vercellone C. (2014), « Le capitalisme cognitif, nouvelle forme de capitalisme ? », in « Comprendre le capitalisme », Hors-série n° 5, Problèmes économiques, La Documentation Française, pp. 117-120.
  • Negri A. et C. Vercellone (2008), « Le rapport capital/travail dans le capitalisme cognitif », Multitudes, n° 32, pp. 39-50.
  • Vercellone C. (2014), Connaissance et division du travail dans la dynamique longue du capitalisme. Une approche néo-marxiste du capitalisme cognitif. Habilitation à diriger les recherches, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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