Aux fondements du capitalisme managérial : Connaissance et rapports de classe

mardi 4 août 2015, par Gérard Duménil *, Dominique Lévy *

Afin de caractériser la nouvelle phase dans laquelle le capitalisme est entré depuis quelques décennies, on peut affirmer sans risque de se tromper qu’il est « financier », « mondial » et « néolibéral »... Cet article se place cependant dans une perspective historique plus longue, et moins consensuelle dans les rangs de la gauche : celle de l’évolution séculaire des « rapports de production » et des « modes de production ». Nos économies et sociétés sont des « capitalismes managériaux », une expression qui souligne une hybridité entre modes de production : capitalisme, d’une part, et managérialisme, d’autre part (en français, un manager n’est rien d’autre qu’un cadre, c’est pourquoi nous préférons parler de capitalisme et de cadrisme). Cette transformation fut le résultat d’une lente évolution amorcée par l’importante révolution des institutions de la propriété des moyens de production au début du XXe siècle. Une de ses manifestations fut l’établissement d’une structure sociale faisant des cadres une nouvelle classe aux côtés des classes capitalistes et classes populaires, initialement une classe moyenne, mais aujourd’hui, une nouvelle classe supérieure.

Cette évolution a fait de la « connaissance » (de manière équivalente, du savoir ou de la compétence) un enjeu central au sein des relations sociales : un savoir d’encadrement (d’organisation, de direction, technique, scientifique…), dont les cadres ont le monopole, inextricablement lié à des hiérarchies. Du strict point de vue des rapports de production, son champ d’exercice est l’entreprise, mais il embrasse toutes les institutions sociales, étatiques ou non, nationales ou internationales. Il s’étend au-delà du salariat dans les professions libérales. C’est dans cette relation cadriste que se noue le rapport « savoir-pouvoir » dans les sociétés contemporaines. Quoiqu’il leur soit très antérieur, ce rapport cadriste fait un large usage des nouvelles techniques de l’information, mais on ne saurait faire surgir le rapport de classe d’une quelconque évolution technologique autonome.

La première section est consacrée aux structures de classe du capitalisme contemporain. La seconde contient la discussion plus directe du rapport savoir-pouvoir.

Cet article emprunte à de nombreux travaux antérieurs, récemment synthétisés et développés dans notre livre La grande bifurcation [1]. C’est notamment dans ce livre qu’on trouvera notre analyse des perspectives politiques.

I. Empirie et théorie du capitalisme managérial

Cette section introduit à l’analyse des structures de classe du capitalisme managérial, dont le trait fondamental est la montée d’une classe de cadres. Cette analyse est menée aux deux points de vue complémentaires et symétriques, ceux de l’empirie et de la théorie.

A. Un marqueur des structures de classe : le profil des revenus

Aucune série statistique ne permet de tracer sans ambiguïtés les lignes de partage qui traversent les structures de classe, et l’empirie ne saurait se substituer à la théorie. Pourtant, l’examen des hiérarchies et compositions des revenus est très suggestif. On va en faire ici usage en guise d’entrée en matière.

Une grande publicité a entouré récemment la publication des données rassemblées par Thomas Piketty et ses collaborateurs concernant la montée des inégalités. Elles disent également d’autres choses si on les examine à d’autres points de vue. Elles nous informent sur la composition des hauts revenus – revenus du travail et du capital (loyers, intérêts et dividendes) –, en particulier concernant les revenus du fameux 1 % du sommet des hiérarchies (que certains mouvements sociaux ont pris pour cible de leur contestation [2]).

Plaçons-nous aux États-Unis, où ces tendances sont les plus accentuées (conjointement au Royaume-Uni). Quelles sont les familles composant le 1 % dans ce pays (soit un peu plus de 1 600 000 familles en 2013) ? On y trouve bien entendu les grandes familles capitalistes, dont une fraction importante du revenu est le revenu du capital. Nous sommes bien dans un « capitalisme ». Pourtant, 80 % des revenus perçus par ce groupe privilégié sont des salaires, y compris toutes les bonifications (le pourcentage est celui des salaires rapportés à la somme des salaires et revenus du capital). Également frappante est l’observation que, dans les années 1920, 60 % des revenus de ce groupe étaient, symétriquement, formés de revenus du capital. Cette ascension séculaire des salaires fut très régulière, et ne fut pas affectée par la succession de la Seconde Guerre mondiale, du compromis social de l’après-guerre, ainsi que des financiarisation, déréglementation et mondialisation néolibérales [3].

Ces salariés du haut des hiérarchies forment un groupe incomparablement plus nombreux que le petit monde des PDG. En fait, l’étude du profil des inégalités montre que cette invasion des sommets par les salaires au détriment des revenus du capital est, aux États-Unis, l’apanage de couches réunissant entre 5 et 10 % des ménages au plus haut. Nous y voyons l’expression quantitative de l’accession graduelle des salariés du haut des hiérarchies à un nouveau statut de classe supérieure aux côtés des classes capitalistes, ce que vient appuyer l’observation que cette salarisation des sommets de la pyramide sociale s’est combinée dans le néolibéralisme à la hausse des inégalités, dont ces salaires sont le principal vecteur. En s’en tenant à l’essentiel, on peut donc affirmer qu’au début du XXe siècle, le 1 % du sommet des hiérarchies de revenus était une classe de capitalistes, alors que cette catégorie sociale est, aujourd’hui, devenue principalement une classe de cadres. Nous sommes dans un « capitalisme managérial ».

Au plan géographique, ces évolutions sont beaucoup moins avancées en Europe continentale, notamment en France. Si de vraies gauches n’accèdent pas au pouvoir, on peut cependant pronostiquer que nous allons suivre une voie similaire. Les données récentes indiquent que ce processus est déjà amorcé.

B. Les cadres sont-ils une classe ?

Notre perspective théorique est celle d’un marxisme fondamentaliste et révisionniste.

Fondamentalisme. Marx a posé une thèse sur l’histoire, faisant grand cas de la production. Chaque époque de l’histoire de l’humanité se distingue par un canal d’appropriation par un groupe social particulier du travail (du produit du travail) d’un autre groupe. Des exemples de tels canaux sont la corvée dans le féodalisme ou la plus-value dans le capitalisme. Ce travail accaparé est désigné par Marx comme le « surtravail », et les groupes sociaux impliqués dans cette appropriation sont définis comme classes sociales. Dans l’analyse de Marx, l’histoire a, de plus, un sens (une direction), dont le fil conducteur est le progrès de la « socialisation » de la production (au sein de réseaux comme celui de la grande entreprise ou de la division sociale du travail entre ces entreprises, ainsi que dans le tissu des institutions de coordination et de contrôle aux plans national et mondial). Ce grand déterminisme économique est étroitement articulé aux luttes de classes dans une relation d’interdépendance complexe (notamment, la socialisation dans le capitalisme engendra la classe prolétarienne, fer de lance des luttes et fossoyeuse de la classe capitaliste), laissant une place à des degrés de contingence significatifs selon les aléas inhérents aux modalités et dénouements des luttes [4].

Révisionnisme. De manière très optimiste, et dans la continuité des courants universalistes ouverts par les Lumières, Marx pensait que la convergence de ces tendances et luttes engendrerait nécessairement la transition vers une société porteuse de l’émancipation de l’humanité par élimination des dominations de classe. À ce titre, on peut affirmer, qu’il se trompait lorsqu’il voyait dans un tel dénouement le produit quasi direct des contradictions du mode de la production capitaliste. Les tendances sous-jacentes au développement de la production capitaliste provoquèrent, en fait, la montée d’une classe d’organisateurs et de compétents, les cadres, dans les entreprises et les institutions sociales, possédant le statut potentiel de nouvelle classe dominante dans un nouveau mode de production. Nous appelons « hypothèse cadriste », cette thèse que les nouveaux rapports de production sont susceptibles d’accéder à l’autonomie, dans un mode de production (un mode d’appropriation du surtravail) post-capitaliste, qu’on peut qualifier de managérialisme ou cadrisme.

Cette ascension de la classe des cadres s’est réalisée dans deux contextes, celui du capitalisme managérial et celui, éphémère, des sociétés se réclamant du socialisme. Les rapports de production caractéristiques des formations sociales actuelles sont hybrides, marqués par la coexistence des deux types de relations : des rapports de propriété concernant les classes capitalistes, et de contrôle concernant les classes de cadres. Le nouveau canal de l’appropriation du surtravail (devenu le canal dominant comme le suggèrent les données de Piketty) est un canal salarial. Ce rôle central du salaire (par le biais des inégalités de salaire) cache la nature de classe de ce nouveau rapport de production (prolongeant ainsi l’occultation, déjà inhérente au capitalisme, où des individus déclarés égaux en droit, employeurs et employés, acheteurs et vendeurs de la force de travail, se rencontrent sur des marchés). De cette hybridité découle la structure sociale ternaire du capitalisme managérial avec ses trois classes : capitalistes, cadres, et classes populaires d’ouvriers et d’employés (abstraction faite de toutes les classes intermédiaires d’artisans et commerçants indépendants). Comme dans toute transition de ce type (par exemple, durant l’Ancien Régime), la coexistence des deux classes supérieures suscite des processus de métissage (des nobles-entrepreneurs dans l’Ancien régime, des capitalistes-cadres dans le capitalisme managérial). Dans les pays se réclamant du socialisme, les états-majors révolutionnaires s’établirent en tant que dirigeants du mouvement social, formèrent l’embryon d’une nouvelle classe après la victoire, et engendrèrent finalement une nouvelle classe de cadres héritière de la révolution. La notion de « capitalisme d’État », c’est-à-dire d’un capitalisme sans classe capitaliste est insoutenable et témoigne de la panique créée à gauche par l’évocation des cadres comme une classe, et, a fortiori, comme classe dominante.

Dans un cadre marxiste strictement orthodoxe, la référence à la production et aux rapports de production pose un problème difficile concernant les cadres des instances gouvernementales et des administrations (les représentants élus et les hauts fonctionnaires). Marx leur confère un statut auxiliaire comme frange supérieure de ce qu’il désignait comme des « bureaucraties ». Il ne les intégra jamais aux structures de classe (si ce n’est, peut-être, de manière incidente, dans un sens possiblement étendu du terme « classe »). À partir du moment où le statut de classe est reconnu aux cadres d’entreprise par le biais d’un canal spécifique d’appropriation du surtravail, cette position théorique devient difficile à tenir. La mise à jour du cadre analytique de Marx que nous avons entreprise reste certainement incomplète. Ce qu’on a désigné plus haut comme un « révisionnisme » ne serait qu’un premier pas parmi ceux restant à accomplir. Ce constat suggère que Marx a bien posé une thèse sur l’histoire, jusqu’alors indépassée, mais qu’il est sans doute abusif d’affirmer qu’il a fondé la science de l’histoire (au sens althussérien) [5].

II. La dialectique du savoir et du pouvoir

La connaissance, ou le savoir, ou la compétence jouent un rôle décisif dans la définition des nouveaux rapports de production (des nouveaux rapports d’appropriation du surtravail), des nouvelles configurations de classe et des structures étatiques. Une notion comme celle de « savoir », ainsi mobilisée dans la caractérisation de rapports sociaux de domination, n’en sort pourtant pas indemne. Le rapport cadriste, dans ses dimensions économique et politique, ne se conçoit pas en référence à la seule accumulation de connaissances – un savoir abstrait, a priori très noble – mais se définit dans une relation bipolaire savoir-pouvoir, dont le contenu est dicté par des pratiques sociales. Affirmer que le savoir n’y joue qu’un rôle fictif serait erroné ; prétendre que le savoir « constitue » la classe en tant que telle serait également abusif.

Le recours à la notion de « savoir-pouvoir » évoque directement les analyses de Michel Foucault. Il ne fait aucun doute que le savoir est un outil potentiel de domination, qu’il a fonctionné comme tel, et qu’il continue de le faire. Le caractère spécifique de notre cadre analytique est que nous ne n’attribuons pas à cette propriété le statut d’une réfutation des thèses que Marx posa sur l’histoire des sociétés humaines, en particulier du rôle central prêté à la production (à l’appropriation du surtravail) [6].

A. Le savoir-pouvoir dans le champ de l’économie

On peut appréhender le rapport cadriste dans le champ de l’économie au confluent de plusieurs grands processus historiques [7].

Dans la petite production du XIXe siècle, le savoir-faire des artisans de production était déjà significativement organisé en amont du marché, tout en préservant l’indépendance des producteurs, dans ce que des historiens ont appelé la « fabrique collective » [8], c’est-à-dire l’articulation autonome des processus de travail indépendamment de la coordination d’un capitaliste (ou a fortiori d’un cadre). Le processus de socialisation changea, cependant, de forme et s’approfondit au fil des progrès de la manufacture, puis dans le passage à la grande industrie à l’échelle de l’atelier et sous la tutelle du propriétaire, comme dans la fameuse manufacture d’épingles décrite par Adam Smith, où chaque travailleur était confiné à l’exécution d’une tâche très précise. Les gains en productivité ainsi réalisés et supportés par la mécanisation privaient les artisans, incapables de soutenir la concurrence des manufactures, de leur autonomie potentielle. Il en résulta une double expropriation, celle des moyens de production et des savoir-faire par le capitaliste-entrepreneur, à travers un ensemble de mutations institutionnelles et techniques dans lesquelles les cadres jouèrent un rôle de plus en plus important. La tutelle de l’atelier se doublait de la dépossession des savoirs qui joua et joue encore un rôle clef dans le maintien des dominations de classe par-delà l’expropriation des moyens de production.

Avec la croissance de la taille des entreprises, les tâches de ce que Marx appelait le « capitaliste actif » (par opposition à l’actionnaire et le détenteur d’obligations) se complexifièrent et se multiplièrent. Ces tâches sont des tâches techniques et de gestion (de management) : l’achat de matières premières, l’embauche (la gestion des personnels), l’organisation de l’atelier, la surveillance, la commercialisation des marchandises et services, etc. Dès le XIXe siècle, ces activités débordaient de plus en plus les capacités et compétences d’un seul individu ou d’un noyau familial. Les propriétaires-entrepreneurs déléguèrent ces fonctions à des salariés, donnant progressivement naissance à de véritables états-majors de gestion, des cadres d’entreprise (entourés d’employés les secondant) [9].

Simultanément, les capitalistes s’attachaient temporairement ou durablement les services d’ingénieurs, chimistes, architectes…, capables de définir des procédés de fabrication, de concevoir des machines et des moyens de transport, l’architecture des édifices, l’architecture navale, le tracé des mines, etc.

Au terme de ces évolutions, l’exercice du savoir est devenu l’objet d’un monopole, celui de l’initiative, de la décision et de l’autorité qu’entérine la hiérarchie. La structure de l’entreprise consacre désormais la séparation des tâches de production et d’« organisation » au sens large (englobant la maîtrise des procédés techniques ou la commercialisation). Cette séparation se double du clivage entre les fonctions spécifiquement cadristes et les activités auxiliaires assurées par des employés. On sait également que cette séparation du « geste » de production et de l’organisation possède ses limites, car l’intervention des travailleurs au-delà de la position d’exécutant dans laquelle ils sont confinés reste une condition essentielle du bon déroulement du processus de travail. La « compétence technique » et le « savoir-faire » offrent une certaine résistance aux relations de classe.

Cette grande mécanique sociale est celle des pouvoirs de classe, mais elle est aussi celle de leur « reproduction », car la connaissance est, d’une part, la condition et le produit de son exercice, et est, d’autre part, transmise hors des lieux de travail par les milieux familiaux et, plus généralement, sociaux. Nous laissons ici de côté cet aspect sociologique.

B. Le savoir-pouvoir dans le champ du politique

La seconde facette du rapport cadriste, au moins aussi importante que la précédente, a trait à la direction (la position de dirigeant) dans le champ du politique. On fait ici référence aussi bien à la direction des organisations politiques, à la « représentation », quel que soit le processus de sélection (l’élection ou le choix par des instances supérieures), qu’à la haute administration, sans que la frontière puisse être strictement tracée. L’idée clef est que, dans nos régimes politiques, la conduite des affaires publiques (et de la contestation) est l’apanage de cadres politiques et administratifs. La connaissance (la compétence politique) y joue un rôle équivalent au précédent dans la définition de la position hiérarchique supérieure. On y retrouve donc naturellement la même « dialectique » : le savoir-faire justifie la position privilégiée (d’élu, de haut fonctionnaire, de dirigeant politique), qui, symétriquement, est le vecteur de l’acquisition des connaissances et de la préservation de leur monopole. Là également, on ne saurait nier le rôle de la connaissance/compétence, ni en faire un facteur autonome (c’est-à-dire appréhendé hors du rapport social).

Ce trait cadriste du savoir-pouvoir dans le champ du politique – le fait que la vie politique est conduite par des cadres au nom d’une compétence revendiquée – a été identifié depuis longtemps, et ses risques pour la démocratie soulignés. Sans remonter à l’Antiquité, on sait que Jean-Jacques Rousseau dénonça les risques inhérents à la « représentation » (la délégation de l’action politique) : « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée
 » [10]. Pourtant, une société doit être gouvernée et administrée. Cette tension entre la délégation nécessaire de la volonté populaire – corrélative au monopole de fait de la connaissance – et l’usurpation des pouvoirs qu’elle autorise minent le fonctionnement de l’ensemble des institutions dites « démocratiques ». Il est hors de question d’en brosser ici un quelconque tableau historique. On en évoquera brièvement trois types de circonstances.

Un premier contexte est celui de la Révolution française, qui combina les dynamiques inhérentes à une révolution bourgeoise (qu’on peut à ce titre comparer à celles gouvernant les révolutions anglaises du XVIIe siècle) aux valeurs d’émancipation qu’avaient ouvertes certains courants des Lumières. Il en résulta une tension proprement extraordinaire dans l’exercice d’une représentation à prétention populaire, dont Robespierre fut la figure emblématique [11]. On peut également évoquer la Conjuration des égaux de Gracchus Babeuf, qui, quant à lui, avait compris et déclaré sans ambiguïtés que l’égalité en droit est un vain mot sans égalité économique, mais dont le groupe, comme tous les autres représentants de mouvements sociaux, se trouva confronté, dans la conduite de la lutte, au choix de la délégation de la direction au bénéfice d’un noyau étroit, voire d’un leader unique, et qui envisageait, dans l’administration sociale qui aurait suivi la victoire, la remise entre les mains de « magistrats » de l’organisation de la distribution des produits. Pas d’égalité sous le joug de la propriété ; quelle égalité sous le règne de la délégation ?

Le grand arc séculaire de ce qu’on appelait dans les années 1970 le « marxisme-léninisme » (par exemple, sous la plume d’Althusser et de ses collaborateurs) fut tout entier traversé par cette même tension entre une déclaration de démocratie radicale et la délégation des pouvoirs inhérente au cadrisme politique. Déjà, au sein de la Première Internationale, Marx fut accusé d’incarner un courant « autoritaire » face aux revendications anarchistes. Il comprit, après la Commune de Paris, qu’il décrivit comme un modèle de démocratie directe, la nécessité de l’organisation en Parti (avec un P majuscule, cette fois, c’est-à-dire autre chose que le parti, au sens du « parti pris », du Manifeste). Lénine poussa le réalisme jusqu’à proclamer la nécessaire existence et le rôle directeur d’une avant-garde révolutionnaire, tout en caressant l’idéal d’une démocratie radicale (« tout le pouvoir aux soviets »). L’avenir a prouvé qu’il y avait beaucoup de vérité dans les jugements de Rousseau et de Lénine !

C. Les cadres, les autres classes et leur classe

La concentration des pouvoirs de décision entre les mains d’une minorité détenant un certain savoir est un trait fondamental des deux aspects du rapport cadriste dans les champs de l’économique et du politique.

Dans une société où les rapports de production demeuraient clairement pré-cadristes, il existait des « cadres », au sens d’individus placés dans une position hiérarchique supérieure au nom d’une connaissance (un savoir-faire, une compétence). Qu’il s’agisse de la production ou du politique et de l’administratif, l’exercice de leur pouvoir venait alors s’articuler à la structure de classe de l’époque, où ils trouvaient une place auxiliaire, ce qui n’interdisait pas l’éventuelle affirmation de traits spécifiques dans des phases historiques particulières. Dans les entreprises capitalistes antérieures au capitalisme managérial, le pouvoir cadriste embryonnaire s’exerçait ainsi au nom des propriétaires. Comme l’ont montré les révolutions du XVIIe et XVIIIe siècles, toute délégation de l’action politique populaire aboutit à une telle intégration des cadres politiques et administratifs aux réseaux des classes dominantes alors existantes. Cela n’empêcha pas, par ailleurs, la mise en marche du grand processus de constitution de la grosse machine étatique moderne sous l’Ancien Régime, que continuèrent la Révolution française et les régimes qui suivirent, où les cadres administratifs jouèrent un rôle clef avant même la transformation radicale de l’entreprise [12].

Dans les sociétés où le rapport cadriste est inscrit dans les rapports de production (notamment au sens de l’appropriation salariale d’un surtravail), en voie de consolidation et allant à la rencontre des agents des structures gouvernementales et administratives, la situation est autre. Une fois la classe constituée, ces options des cadres peuvent être davantage (dans une mesure plus ou moins grande selon la maturité du rapport cadriste) l’expression du point de vue de leur propre classe. La poursuite de la socialisation dans ses formes d’organisation extérieures à l’entreprise est à l’origine d’un processus de convergence entre les deux dynamiques, celles de l’économique et du politique, qui perdent d’ailleurs beaucoup de leur autonomie. Dans ces sociétés, les cadres s’insèrent dans le jeu des dominations et luttes de classe en tant que classe.

C’est dans les pays se réclamant du socialisme que cette identification des cadres à leur nature de classe, aux plans économique et politique, fut la plus poussée, car ils avaient éliminé les autres classes supérieures. La connaissance se trouvait ainsi promue au statut de prétendue assise sociale exclusive des hiérarchies. On rappellera, de manière anecdotique, que la propagande du Parti communiste chinois le présente encore de nos jours comme le Parti du savoir. Dans nos sociétés, cette identification s’exprime de manière plus subtile dans le jeu des alliances : l’alliance entre cadres et classes populaires des premières décennies de l’après-Seconde Guerre mondiale et l’alliance entre classes capitalistes et cadres dans le néolibéralisme.

Notes

[1G. Duménil and D. Lévy. La grande bifurcation. En finir avec le néolibéralisme. La Découverte, Coll. « L’horizon des possibles », Paris, 2014.

[2« Ce que nous avons tous en commun, c’est que nous sommes les 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité et la corruption des 1 % restant. » Occupy Wall Street’ to Turn Manhattan into ‘Tahrir Square’ http://www.ibtimes.com/occupy-wall-street-turn-manhattan-tahrir-square-647819.

[3Voir la Figure 3 de G. Duménil et D. Lévy, « Neoliberal Managerial Capitalism : Another Reading of Piketty’s, Saez’s, and Zucman’s Data », à paraître dans l’International Journal of Political Economy, Été 2015 (voir http://www.jourdan.ens.fr/levy).

[4Par exemple, à un siècle d’intervalle, les révolutions anglaise et française ont établi la primauté politique des bourgeoisies sur l’absolutisme hérité du féodalisme, témoignant de l’inexorable dynamique des rapports de production. Pourtant, les configurations des alliances de classe et le jeu des luttes ont engendré des trajectoires très distinctes dans les deux pays.

[5On sait qu’Althusser identifiait dans la trajectoire intellectuelle du jeune Marx une « coupure épistémologique », possédant deux volets : la fondation de la théorie scientifique de l’histoire, « le matérialisme historique », et d’une philosophie, le « matérialisme dialectique » (autrement appelé « théorie de la méthode »).

[6On trouvera une vision de la relation Marx-Foucault comme relation de complémentarité dans le livre de Jacques Bidet, Foucault avec Marx, La Fabrique, Paris 2014.

[7Voir la grande fresque dressée dans S. Pollard, The Genesis of Modern Management. A Study of the Industrial Revolution in Great Britain, London : Edward Arnold ; Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1965.

[8On peut consulter le livre que Maurizio Gribaudi a récemment consacré à la vie ouvrière à Paris. La fabrique collective y est définie de la manière suivante : « un système de production fondé sur la coordination et l’intégration des produits du travail d’un nombre important de maîtres ouvriers, travaillant seuls ou avec le concours d’un nombre restreint d’ouvriers ou de proches » (p. 177), témoignant de l’étroite articulation de processus de production artisanaux individuels (ou quasi individuels) (Paris ville ouvrière. Une histoire occultée, 1789-1848, La Découverte, Paris 2014).

[9Une étape cruciale fut la révolution de la gestion (révolution managériale) à la fin du XIXe siècle et au début du XXe aux États-Unis. On peut citer à ce propos : T. Veblen, Absentee Ownership and Business Enterprise in Recent Times. The Case of America, B.W. Heubsch, New York, 1923 ; J. Burnham, The Managerial Revolution : What is Happening in the World, New York 1941 ; A.D. Chandler, The Visible Hand. The Managerial Revolution in American Business, Cambridge, 1977.

[10Jean-Jacques Rousseau, Œuvres, Gallimard, Pléiade, t. III, p. 429.

[11D’ailleurs, Robespierre, grand lecteur de Rousseau comme bien d’autres, rappela la proposition de Rousseau concernant la représentation, pour s’en désolidariser en partie : « Rousseau a dit qu’une nation cesse d’être libre, dès le moment où elle a nommé des représentants. Je suis loin d’adopter ce principe sans restriction […]. » (Maximilien Robespierre, Œuvres, Paris, Société des études robespierristes, t. IV, p. 142.) Il était lui-même un représentant !

[12On touche ici aux attaques bien connues, menées par François Furet, contre l’interprétation de l’histoire par Marx, visant à redonner sa place à l’autonomie de l’État vis-à-vis de ses déterminants « sociaux », c’est-à-dire « de classe ». François Furet, Marx et la Révolution française, Textes de Marx présentés, réunis, traduits, par Lucien Calvé, Flammarion, Paris, 1986.

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