Pour une critique raisonnée du progrès humain

mardi 4 août 2015, par Alain Accardo *

L’aggravation des dégâts causés à la planète depuis deux siècles par le développement industriel a eu, entre autres effets, celui d’exacerber l’opposition entre partisans et détracteurs du « progrès ». La réalité à laquelle renvoie cette notion apparemment simple comportant en fait de nombreuses dimensions qui se surdéterminent inextricablement les unes les autres et ont toutes un impact sur la vie individuelle et collective, le débat, comme toujours au sujet d’un fait social total, engage inévitablement le sens même de l’existence des uns et des autres, en tant que personnes singulières et/ou en tant que groupes sociaux. Il n’en est que plus nécessaire de savoir le plus exactement possible de quoi l’on parle.

Le progrès, au service du capitalisme

La conception actuellement dominante du progrès est encore, pour l’essentiel, celle que nous avons héritée du XIXe siècle et qui a prévalu parce que, comme l’ont expliqué quelques éminents théoriciens du libéralisme économique, à la façon de Joseph Schumpeter, le progrès, entendu comme un processus continu et cumulatif d’innovation technologique, doit être tenu pour le moteur même de l’économie capitaliste où il est censé lier consubstantiellement l’avancée des connaissances, la croissance économique, l’accumulation des profits par les entrepreneurs et la satisfaction des besoins sociaux.

Ce point de vue « progressiste » a suscité une adhésion d’autant plus large des nations que deux guerres mondiales ont démontré l’importance vitale du développement technologique et que, par la suite, l’une des obsessions permanentes de la guerre froide, jusqu’à la fin du XXe siècle, a été la course aux armements et la compétition économique entre les grands blocs. Mais quand, après l’effondrement soviétique, le camp capitaliste et ses multinationales se sont trouvés à même de coloniser sans frein, sans mesure et sans recours la totalité de la planète, une partie des opinions publiques a commencé alors à porter, sous le nom d’« écologie », un regard de plus en plus critique sur le coût environnemental et humain du progrès productiviste-mercantiliste, coût que les gauches de gouvernement, par souci d’efficacité économique, avaient elles aussi tendance à sous-estimer. Une partie des jeunes générations, politiquement désenchantée et idéologiquement sans repères, a cru trouver dans l’adoption de cette démarche contre-progressiste un moyen commode et distinctif de s’inscrire dans le débat public. Ainsi s’est installé durablement, dans le paysage idéologique de notre temps, un courant réactionnel qui en est arrivé à confondre dogmatiquement le progrès avec l’activité économique et la performance technologique. De cette réduction initiale découle la babélisation de la réflexion sur le progrès.

Quel sens en effet cela peut-il bien avoir d’être pour ou contre « le progrès », dans l’absolu ? Le même qui, la veille, déclamait contre le progrès, se précipitera le lendemain dans un centre antirabique parce que son enfant a été mordu par un chien. En vérité, le progrès dont on débat aujourd’hui, qu’on l’encense ou qu’on le condamne, c’est bien le progrès tel que l’entendent les chantres de l’économie libérale, le progrès capitaliste, celui de l’innovation devenue à elle-même sa propre fin, celui de l’accumulation continue des biens, de la croissance ininterrompue, linéaire et mécanique de la productivité et de la rentabilité sous la pression d’une concurrence acharnée, le progrès subordonné à la multiplication illimitée des seuls besoins solvables et à l’extension indéfinie des profits des grandes entreprises, le progrès aveugle à son coût environnemental et humain, le progrès de tous les excès et de toutes les injustices, le progrès du « trading haute fréquence », le progrès pour l’argent et rien d’autre. Si importante et spectaculaire cette dimension technologique soit-elle devenue, elle ne doit pas faire oublier la dimension qu’on pourrait qualifier, faute d’un meilleur terme, de progrès ontologique en ce sens qu’il augmente l’être, et pas seulement l’avoir. Il permet à l’animal social d’acquérir une essence spécifiquement humaine et de passer, individuellement et collectivement, de la primitivité à la vie civilisée, d’aller plus loin dans la réalisation d’un modèle de vie en commun ou, comme aurait dit Elias, dans la civilisation des mœurs (c’est-à-dire dans l’atténuation de la violence institutionnalisée et incorporée). Ce progrès-là est le chemin même de l’hominisation/humanisation. Chemin de toute évidence toujours à poursuivre.

Il est évidemment très déplorable que les bourgeoisies industrielles et commerçantes du XIXe siècle, spécialement en Angleterre et en France, au premier rang des puissances impérialistes, aient été d’ardents promoteurs de ce progrès économique lié au développement des forces productives capitalistes, qui était la base même de leur domination sociale, quitte à aiguiser les contradictions internes du système en étendant la misère et les souffrances des masses opprimées, nationalement et internationalement, en même temps que la puissance et les jouissances des oppresseurs. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les classes moyennes occidentales, à la remorque de leurs bourgeoisies nationales respectives, ont adhéré à ce rêve de puissance économique dont elles recueillaient ou espéraient recueillir finalement des retombées matérielles et sociales, sous forme d’améliorations sensibles de leurs conditions de vie et de travail. Le rêve progressiste-réformiste se poursuivit après la fin de la guerre, sous le leadership du capitalisme américain. Les classes moyennes, dopées par l’hédonisme matérialiste de l’american way of life, fraîchement importé en Europe, n’eurent que davantage de raisons de penser, en bons petits-bourgeois médiocrement cultivés, que c’était la seule forme de progrès concevable, désirable et accessible, le seul idéal possible de la vie sur Terre. Les mensonges et les reniements successifs de la social-démocratie européenne firent le reste en transformant, à force de promesses dilatoires, de manipulations politiques et d’insidieuse hostilité aux classes populaires, les classes moyennes en supplétifs de la démocratie parlementaire bourgeoise. Mais lorsque, un demi-siècle plus tard, les enfants de ces classes moyennes commencèrent à se réveiller de leur rêve réformiste qui virait au cauchemar, ils étaient devenus des adultes, consciencieusement gavés et formatés idéologiquement par leurs études de commerce, de communication, de management, de journalisme, de science politique, de « sciences humaines », d’informatique et autres formations tertiaires Bac+n, et ils ne savaient plus faire la distinction élémentaire, à la portée de n’importe quel cancre un peu politisé des facs des années 1960-70, entre les deux composantes fondamentales de tout mode de production : les forces productives et les rapports de production.

Cette simple clé à mollette conceptuelle leur aurait permis d’éviter le contresens qui consiste à confondre, dans le meccano social, le mouvement des forces productives (c’est-à-dire finalement l’expression multiforme des capacités d’invention humaines) avec le cadre structurel institutionnalisé, plus ou moins figé et contraignant, dans lequel les forces productives sont historiquement obligées de se couler (par exemple les rapports de propriété du sol et des instruments de travail, les rapports de pouvoir, etc.).

Nous disposons aujourd’hui d’un recul historique suffisant pour savoir que le terme de progrès, que nous appliquons indifféremment à toute espèce d’objet ou de pratique empiriques, désigne beaucoup plus fondamentalement une sorte d’invariant structural, une dynamique poussant à aller de l’avant, à dépasser et se dépasser, intimement liée à la capacité de l’espèce humaine à apprendre, comprendre et communiquer rationnellement et donc à corriger, améliorer (pas immanquablement, mais souvent) la pratique. Devenir meilleur(s), est-ce un souci désormais caduc ? Pourquoi faudrait-il y renoncer ?

Le progrès, un invariant anthropologique

Il y a là, me semble-t-il, quelque chose comme une donnée anthropologique constitutive que certains écologistes ont un peu perdue de vue. Celle-ci ne me paraît ni bonne ni mauvaise en soi. Ambivalente, plutôt. C’est une réalité objective qui fonde la perfectibilité relative de l’Homo sapiens. Elle n’est ni à condamner ni à encenser, mais à considérer comme un des ressorts de son histoire. La question de sa valeur est en réalité celle de son actualisation par des groupes humains déterminés. La question du progrès n’est pas métaphysique : c’est celle de l’organisation concrète d’une société à un moment donné. C’est une question d’appropriation, de production, de répartition, etc., donc politique, économique et sociale, et corollairement une question de définition des besoins réels d’une population donnée à un certain stade de son développement. Nous pouvons être reconnaissants au marxisme de nous avoir sensibilisés à ces questions structurelles. Qu’une interprétation productiviste-industrialiste ait prévalu dans la vulgate du mouvement ouvrier international, cela est plus que préjudiciable, même si c’est explicable par le contexte historique. Mais on ne peut l’imputer à la vision de Marx, pour qui le sens de l’histoire, ce n’était pas l’instauration d’une société de consommation débridée, aliénée et dominée par l’argent, mais d’une société sans propriété privée des moyens de production, sans travail salarié et sans classes, où chaque individu pourrait s’épanouir librement. Pourquoi un tel idéal serait-il périmé ?

Tout au long de l’histoire, l’aspiration à une « vie meilleure » n’a cessé de hanter les peuples, fût-ce confusément, et quitte à s’inventer, prospectivement ou rétrospectivement, un âge d’or mythique. Même les sociétés traditionnelles les moins équipées pour le changement semblent avoir peu ou prou, sous une forme ou une autre, cherché à progresser, à améliorer leurs façons de vivre, de produire, de communiquer, de se gouverner, d’ordonner un peu le chaos brutal et d’humaniser la jungle. Elles ont suscité des Solon, des Hammourabi, dont le souci était d’améliorer les rapports sociaux, le vivre-ensemble, comme dit aujourd’hui le jargon à la mode. C’était encore et toujours ce à quoi aspiraient nos philosophes des Lumières. Et il est significatif que la magistrale Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, qui condense toute la philosophie du progrès des Encyclopédistes, ait été rédigée à ce moment-là par Condorcet.

Mais pourquoi l’idéologie des droits de l’Homme, qui est une des plus extraordinaires expressions de la foi dans un progrès universel de l’esprit humain que la philosophie des Lumières et la Révolution nous aient laissées, a-t-elle été d’emblée neutralisée, bafouée et pervertie par ceux-là mêmes qui auraient dû s’en faire les gardiens ? Parce que la bourgeoisie révolutionnaire du XVIIIe siècle avait compris pratiquement ce que Marx et d’autres devaient théoriser expressément au siècle suivant : que la contradiction majeure qui était au cœur du système féodal, celle dont découlait toutes les autres, la contradiction entre l’exigence de développement des forces productives (le progrès qui fait que l’existence humaine n’est pas une existence purement animale, figée dans son être) et la volonté des classes possédantes et dirigeantes (la noblesse et le haut clergé) de verrouiller les rapports sociaux, empêcherait indéfiniment la bourgeoisie montante de prendre dans le système toute la place qu’elle estimait mériter. Sauf si cette bourgeoisie imposait par la force le remplacement des anciens rapports de production par d’autres, plus conformes à la réalité de la nouvelle économie manufacturière et à ses potentialités. En toute logique révolutionnaire, la bourgeoisie du XVIIIe siècle aurait dû abolir tous les anciens rapports de production qui bloquaient son ascension. Y compris le régime de la propriété des moyens de production. Mais comme le nouveau législateur avait déjà commencé à s’enrichir et qu’il espérait s’enrichir bien davantage encore en dépouillant la noblesse et le clergé de leurs immenses richesses, il se garda bien de toucher au droit de la propriété privée, qui fut au contraire, non pas aboli par les nouvelles institutions, mais solennellement réaffirmé et renforcé. Et la bourgeoisie devint la nouvelle classe dominante, celle qui domine par l’argent et le savoir, au lieu de dominer par l’épée et la prétendue volonté du Ciel.

Le progrès, un enjeu entre les classes

En dépit des apparences, nous en sommes toujours au même point. Ou, plus exactement, la France et le reste du monde ont seulement changé de propriétaires. Les vrais propriétaires de la planète sont aujourd’hui les bourgeoisies de l’industrie, du commerce et de la banque. Pendant deux siècles, les générations successives d’anciens et nouveaux riches ont pratiqué la fuite en avant pour essayer de pallier les dégâts toujours plus étendus des crises de production et des crises financières récurrentes provoquées par le blocage de la contradiction entre les fantastiques forces de création et de transformation de la condition humaine et l’impossibilité congénitale pour le système capitaliste de se réformer lui-même pour mettre ces forces productives au service des véritables besoins sociaux de tous les peuples, au lieu de laisser des oligarchies sans vergogne se gaver et gaspiller au détriment des masses scandaleusement exploitées et réprimées partout dans le monde.

De même que la bourgeoisie révolutionnaire de 1789 avait entraîné les classes populaires dans son élan (avant de les réprimer), de même les bourgeoisies actuelles entraînent les classes moyennes et la petite bourgeoisie dans le naufrage d’un système capitaliste que la mondialisation a mené aux limites de sa capacité de fuite en avant. Mais les petits-bourgeois, par égoïsme, par inculture, par bêtise, par prétention, par lâcheté ou pour toute ces raisons à la fois, sont pour la plupart aussi incapables d’analyser clairement les contradictions du système capitaliste que pouvaient l’être les bourgeois du XVIIIe siècle, lesquels avaient, eux du moins, l’excuse d’être pré-marxistes et encore inexpérimentés sur le plan politique. En fait, les classes moyennes et leur petite bourgeoisie sont tout aussi intéressées que la bourgeoisie à la défense du capitalisme qui les fait vivre (de plus en plus péniblement). Alors, plutôt que de combattre avec lucidité et détermination le système, elles se réfugient dans des stratégies d’évitement, des échappatoires idéologiques équivoques, un attentisme réformiste ambigu, bref, de la combinazione politique qui, sous couvert d’ « écologie », les a conduites à se faire les acolytes du social-libéralisme, Celui-ci est aujourd’hui l’un des visages caractéristiques d’une bourgeoisie capitaliste en train d’assassiner la planète, et surtout ses populations les plus pauvres. Mais c’est un régime qui présente, aux yeux des petits-bourgeois, contempteurs ou non du progrès, l’immense avantage de leur permettre, pour quelque temps encore, de sauver, grâce au progrès social antérieur, leurs enfants de la diphtérie et leurs vieux parents de la misère.

Il est bien sûr à tous égards plus facile et moins coûteux, intellectuellement et moralement, politiquement et économiquement, de réduire « les forces productives » à la caricature que le productivisme capitaliste a réussi à en donner et de partir en guerre contre « le progrès » plutôt que contre la propriété capitaliste. Dans un cas on fait figure d’ « écolo » de bonne compagnie, ou d’ « idiot utile » bien placé dans la course aux maroquins. Dans l’autre on est dénoncé comme un ennemi de la civilisation.

Le genre humain est ainsi fait par son histoire, tant naturelle que sociale, qu’il doit avancer debout, un pas après l’autre, sur le plan de la pensée comme sur celui de l’action. Pendant des millénaires, la croyance à l’existence de puissances transcendantes, religieuses ou métaphysiques, qui les tenaient par la main et les conduisaient vers un but prédéterminé, a aidé les humains à avancer en croyant savoir où ils allaient. Les progrès mêmes de la civilisation ont sapé les bases objectives de ces transcendances illusoires. En Occident, nous vivons pour la plupart sans elles. Mais leur effondrement laisse beaucoup d’esprits désemparés : « si c’était pour en arriver là, n’aurions-nous pas mieux fait de ne jamais sortir du paléolithique ? » Nostalgie chimérique, regrets stériles ! Nous ne pouvons faire autrement que d’avancer, sans autres carte et boussole que celles de notre propre expérience historique. Processus d’émergence jamais achevé, toujours à améliorer. Dont il nous appartient de soutenir le cours pour passer de l’économique à l’éthique, de la brutalité à la fraternité, comme cela est écrit, non dans les astres, mais dans la logique du devenir humain.

À ce point de notre réflexion, pour que les choses restent bien claires, une précision supplémentaire s’impose : si, pendant des siècles, le progrès entendu comme un processus continu d’innovation technologique s’est confondu avec le capitalisme, est-il pour autant légitime d’en conclure qu’ils sont inséparables l’un de l’autre ? Évidemment non.

D’abord parce que la masse des données anthropologiques, archéologiques et préhistoriques dont nous disposons montre qu’aussi loin que nous remontions dans l’histoire de l’espèce humaine, elle n’a cessé de manifester les capacités d’invention inséparablement matérielles et symboliques, techniques et conceptuelles, qui lui ont valu son appellation d’Homo sapiens, et d’un homo sapiens qu’on chercherait en vain à dissocier d’un homo faber, chez qui le savoir théorique se convertit en technique et la technique sollicite l’intelligence. Bien avant les Archimède, Héron d’Alexandrie et autres génies de notre Antiquité classique, l’Humanité en a engendré une foule d’autres que nous ne connaîtrons jamais et qui, de la domestication du feu à l’inhumation des morts, du chopper de silex au propulseur, de la domestication des animaux sauvages à l’élevage des troupeaux, des techniques de déprédation à l’agriculture et à la sédentarisation, des grottes aménagées aux premiers murs d’adobe, de la cuisson des aliments à celle des poteries, de la conservation des peaux au tissage des fibres, de la découverte des minerais aux outils de métal, du bâton de parole à la transe chamanique, de la prise de drogue à la trépanation, etc., ont tout inventé, tout conçu et tout fabriqué, le levier, la balance et la poulie, la roue et l’écriture, le rhombe et le chofar, pour le meilleur et pour le pire, se transformant eux-mêmes à mesure qu’ils transformaient leurs conditions d’existence et leur environnement. Mais jamais, tout au long de ces millénaires d’intarissable invention, il n’y a eu, et pour cause, de mainmise capitaliste sur le développement technique, c’est-à-dire d’accaparement privé des moyens techniques de production par les plus riches pour s’enrichir davantage encore, pour produire non plus des choses utiles répondant à des besoins, mais pour produire de l’argent en exploitant de la force de travail physique et intellectuelle, comme le veut la logique même de l’économie capitaliste… depuis le XVIIIe siècle chez nous.

Autrement dit, la technique, en tant qu’ensemble des médiations inventées entre l’Homme et son milieu, est l’expression spécifique du génie humain dans tous les domaines, quoi qu’on en pense. Son développement, quels qu’en soient le degré d’efficacité et la rapidité, est inhérent à tous les modes de production, du communisme primitif le plus grossier au capitalisme contemporain le plus sophistiqué. Ce sont les modes de production qui commandent les usages, bénéfiques ou nuisibles, des différentes techniques. Une même technique peut servir à construire ou à détruire, à soigner ou à tuer. C’est pourquoi il y a quelque chose d’un peu aberrant à fétichiser et diaboliser la technique, à l’ériger abstraitement en divinité maléfique en soi, pour en instruire le procès. Celui-ci se trompe d’objet. Réquisitoires comme plaidoiries passent à côté de la vraie question, qui n’est pas de savoir si la technique est en soi bonne ou mauvaise, puisque, comme le disait Esope de la parole (une technique de communication !), elle est simultanément « la meilleure et la pire des choses » et que même avec un très long recul, il est vain de chercher à démêler les effets positifs des effets négatifs d’une innovation technique de quelque importance par ses applications et par sa durée. La bonne question, c’est de demander dans chaque cas qui décide de son usage, à quelles fins, pour le bénéfice de qui et au détriment de quoi. Ce qui revient à se poser la question de la nature du mode de production considéré et donc la question du régime de la propriété des moyens de production, et par là celle du pouvoir de classe établi. Généralement, quand il apparaît avec évidence que le coût environnemental et humain d’une innovation technique est catastrophique, comme c’est le cas, par exemple, pour l’exploitation des schistes bitumineux au Canada ou aux États-Unis, il est clair que la cause principale du désastre n’est pas tant le recours à une technique visiblement destructrice que la volonté des sociétés pétrolières, de leurs actionnaires capitalistes et des gouvernements à leur service de s’emparer sans tarder davantage d’une ressource naturelle et d’en tirer des profits financiers colossaux dans les plus brefs délais, pour le plus grand bénéfice des multinationales qui dépècent la planète. Périsse l’environnement naturel, crèvent les populations, pourvu que prospère le Capital. Qu’est-ce que ça peut bien faire aux grands laboratoires pharmaceutiques si tels médicaments trop rapidement mis sur le marché tuent plus de gens qu’ils n’en sauvent ? Les actionnaires n’en ont cure, tant que leurs paradis fiscaux font recette.

C’est véritablement une tragédie pour l’Humanité que le système capitaliste ait réussi à phagocyter, par le biais de l’argent, la totalité des manifestations du génie humain, et que la technique, comme le reste de la culture, soit devenue une marchandise réservée au plus offrant financièrement et non à ceux qui en ont le plus besoin.

Si nous voulons progresser ontologiquement, grandir en intelligence, en liberté, en solidarité et en égalité, nous devons impérativement émanciper les capacités de création humaines (et leurs expressions techniques) du pouvoir de la finance qui asservit et pervertit tout. Il devrait aller de soi que cet effort, ce combat pour s’émanciper du capitalisme, doit commencer ici et maintenant, pour chacun, par un souci de décroissance sur le plan de la consommation, puisque c’est d’abord par l’addiction consommatoire que le système nous aliène et nous conditionne depuis l’enfance, étouffant les aspirations de l’homo sapiens sous les désirs de l’homo œconomicus. On aurait tort de ne voir dans l’effort pour avancer sur le chemin de la simplicité et de la sobriété qu’une forme d’ascèse morale, une visée de salut personnel, comme la foi religieuse pouvait en commander autrefois. Dans nos conditions présentes d’existence, l’adoption par des citoyens conscients de pratiques décroissantistes s’inscrit dans une démarche de bien plus grande ampleur qu’une réforme morale. Elle acquiert une signification inséparablement éthique et politique, en tant qu’elle exprime une volonté de rupture avec le capitalisme et le projet de lui substituer un mode de production de type nouveau, inédit, essentiellement tourné vers la satisfaction des besoins légitimes, matériels et spirituels, de la collectivité, c’est-à-dire de tous les individus sans exception. Et ils sont nombreux, qui ont besoin de tout ce qu’il faut pour vivre humainement, pour vivre heureux. Dans cette optique, le contresens à éviter serait de chercher à bannir le progrès technique. Ce qu’il faut au contraire, c’est mettre fin au divorce capitaliste entre la croissance économique productiviste (toujours plus de pillage et de gaspillage par et pour les plus riches) et le progrès ontologique de l’ensemble des rapports humains. Pour cela il faut rendre aux peuples le réel pouvoir de décider du bon usage des ressources et des biens, donc abolir le pouvoir des uns d’exploiter les autres, en finir avec la dictature des classes possédantes, des multinationales et des banques d’affaires. La lutte contre l’oppression capitaliste, pour briser le carcan de l’argent, ne fait que commencer avec la décroissance. Mais elle ne saurait s’arrêter à ce qui n’est, somme toute, qu’une démarche d’autodiscipline, de décence, de respect de soi-même et des autres, devenue indispensable pour changer les choses. Elle n’est pas une fin en soi mais une étape sur la voie d’un progrès humain rendue accessible par tout le progrès antérieur.

C’est pourquoi nous devrions plutôt nous réjouir de la ruine de toutes les transcendances qui nous infantilisaient tout autant qu’elles nous guidaient. L’heure est venue pour l’humanité de faire un pas de plus dans la voie d’un monde adulte. Comme, de toute façon, le monde n’a jamais eu d’autre sens que celui que nous sommes capables de lui donner (à un moment donné et à notre niveau de développement), saisissons notre chance, s’il en est encore temps, et poursuivons notre progrès pour sortir de la barbarie capitaliste. Quelqu’un connaît-il une autre forme de transcendance c’est-à-dire une autre façon de sortir par le haut de notre préhistoire ? Décidons ensemble, en adultes lucides et responsables, du chemin que nous voulons suivre et ne laissons personne, ni à Bruxelles, ni à Washington, ni les financiers, ni les technocrates, ni les soi-disant socialistes, décider à notre place. Ça, ce serait un vrai progrès ! Au moins aussi important que la domestication du feu, l’apparition de l’écriture ou l’invention de la démocratie.

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