La dette illégitime : des enjeux politiques

mardi 4 août 2015, par Catherine Samary *

La notion de dette « illégitime » est évidemment « problématique » (au sens positif de ce terme) : qui décide ce qui est légitime ou pas, sur la base de quels critères ? Nos amis du CADTM y ont apporté des réponses, appuyées par des expériences internationales. Il était possible de les discuter. Mais ce n’est pas cette question que soulève Edwin Le Héron (ELH) dans sa contribution pour Les Possibles. Il critique ce concept comme « dangereux, parce que libéral, antidémocratique, moraliste et contradictoire ». Au vu du caractère radical d’un tel jugement – fort grave dans le contexte « non académique » de la crise grecque où la délégitimation des acteurs de la dette est un enjeu crucial – on attend des arguments solides. Rien de tel dans cet article. La légèreté et les glissements théoriques « autour » de la notion « d’illégitimité » prennent sens quand surgit ce qui est sans doute la préoccupation véritable de l’auteur : « nous voulons un État puissant », nous dit ELH, afin d’assurer de « fortes politiques de redistribution ». Pour lui, déclarer la dette illégitime serait contradictoire avec des objectifs redistributifs – ce qu’il ne démontre pas. Par contre, il affirme qu’il serait dramatique de rompre avec des « engagements » de « la France » dans le cadre des actuels traités, ce qui mettrait en péril « l’État et la Nation »... C’est sans doute l’essence de cette aberrante polémique.

De la dette illégitime aux critères d’efficacité

Mais partons du sujet apparent – la « dette illégitime ». La vertu première de ce concept, dans la campagne pour l’audit de la dette, est de politiser l’enjeu de la dette publique en sortant celle-ci de son abstraction. Alors que ELH prête à cette formule un contenu « théorique », pire néolibéral, il s’agit au contraire de mettre à nu, et sur la scène publique, les mécanismes et critères spécifiques et contextualisés de la dette grecque – dans son cadre européen – conduisant à la crise que l’on sait : quelles recettes ont été collectées, pour quelles dépenses, décidées comment ? Une telle démarche prend tout son sens politique dans une situation difficile marquée par deux traits majeurs : 1) des offensives radicales antisociales lancées par les dirigeants néolibéraux (toutes étiquettes confondues) avec pour levier central, la dette publique, d’une part ; 2) la pénétration profonde dans les populations des idéologies néolibérales notamment sur l’endettement, visant à désarmer toute contestation des politiques d’austérité budgétaire, suivant l’adage (jouant sur l’assimilation endettement privé/public) : « on ne peut vivre au-dessus de ses moyens » = « il faut réduire les dépenses (publiques) » et dégager des excédents à l’exportation pour rembourser la dette, en réduisant « les coûts » (donc, pressions sur les salaires et les protections sociales, pendant que l’on privatise les services publics).

La notion de « dette illégitime » s’applique spécifiquement à un pouvoir d’État qui est lui aussi incarné par des forces sociales et politiques spécifiées ; il ne s’agit pas d’avancer une théorie qui dirait hors de l’espace, de la politique et du temps, que toute dette est illégitime. L’enjeu premier est de déconstruire la dette particulière qui est utilisée comme outil de destruction sociale massive, en se situant entre deux positions : la répudiation globale de la dette, qui ne correspond pas au rapport de force ni en Grèce ni en Europe, d’une part ; la capitulation, de l’autre – c’est-à-dire l’acceptation de la poursuite des plans d’austérité imposés concrètement au nom de la dette « insupportable ». Il s’agit de desserrer l’étau pour modifier le rapport de force au sein des opinions publiques, en Grèce et en Europe, notamment au plan idéologique contre l’intériorisation culpabilisatrice des arguments dominants en déconstruisant l’argument : dette insupportable ? Oui. Faisons donc son audit – en nous appuyant sur ce que permet dans ce type de cas le Règlement de l’UE (paragraphe 9 de l’article 7 du Règlement de l’Union européenne N° 472/2013) et en questionnant les causes et bénéficiaires de l’endettement.

La procédure en cours pourrait ainsi, sans attendre une situation révolutionnaire qui n’existe pas (pour l’instant...), justifier un moratoire sur le paiement de cette dette, pendant l’audit, jusqu’à ce que l’on puisse cerner la part de la dette déclarable « illégitime » (outre celle qui serait reconnue illégale ou odieuse) – pour refuser de la rembourser. On peut l’interpréter comme une démarche transitoire (entre réformes et révolution) proche du slogan « ouverture des livres de comptes » des entreprises qui licencient. Il s’agit à la fois de gagner du temps en cherchant à faire basculer une bonne part des opinions publiques contre les arguments de « bon sens » (il faut payer la dette...), en plaçant les populations elles-mêmes devant des critères et choix concrets : car c’est d’elles, fondamentalement, que dépendra, en dernier ressort, le contenu de ce qui sera reconnu comme « illégitime » ou pas – et non pas des experts, dont la tâche est seulement d’expliciter de possibles critères d’intérêts collectifs violés.

Et c’est en ce sens que la notion d’ « illégitime » peut être politisée et problématisée – car les critères d’intérêt collectif sont loin de faire consensus et d’être scientifiques. Il est politiquement judicieux de s’appuyer sur la Déclaration universelle des droits humains, écrite dans un contexte de rapports de force mondiaux plus favorables – mais aussi, plus directement, sur ce que les mobilisations sociales récentes ont mis en avant comme exigences de base, humanitaires : celles-ci peuvent s’appuyer sur des droits théoriquement reconnus et que le capitalisme, dans sa phase actuelle, remet systématiquement en cause. Ce qui est reconnu comme droits légitimes ne se détermine pas dans des livres ou sur des bases théoriques, mais dans un rapport de force : l’accès aux services publics ou à un revenu digne était « digérable » par le capitalisme de l’après Seconde Guerre mondiale, compte tenu à la fois des gains de productivité, des rapports de force (nationaux et internationaux), de la nature des grandes branches de biens de consommation porteuses de la croissance, où le fordisme a trouvé sa raison d’être. Aujourd’hui, même les revendications élémentaires du programme d’urgence de Syriza sont considérées comme « insupportables » par les dirigeants européens, les marchés financiers, les créanciers.

C’est donc un des enjeux idéologiques et politico-sociaux majeurs de la construction d’un « bloc hégémonique » alternatif, que de faire reconnaître comme légitimes, à l’échelle la plus large possible, des droits fondamentaux attaqués par les classes dominantes depuis le tournant des années 1980, exploitant l’opportunité de la dette publique en Europe depuis 2009. La cohérence de ce bloc hégémonique impose un volet financements publics – pour la satisfaction de ces droits et besoins fondamentaux, échappant à la logique de l’attractivité pour les capitaux privés, et à la spéculation marchande. La dette « illégitime » est problématique, car elle met nécessairement en avant un intérêt collectif fondé sur les besoins de base contre le droit de la concurrence « libre et non faussée »… C’est pourquoi il est particulièrement aberrant d’identifier cette notion à un point de vue libéral, comme le fait ELH. C’est autant la logique politique, la méthode, que les sous-jacents théoriques de la « dette illégitime » associée à l’audit qui sont contradictoires avec les politiques et théories néolibérales.

Précisons ce point : ce que le pacte budgétaire européen (TSCG) a introduit et cherche à cristalliser dans le marbre des constitutions, c’est un critère d’intérêt général qui est révélé par la concurrence libre et non faussée – donc par le marché anonyme. C’est pourquoi il revient à la Commission européenne (et non aux parlements ni même aux conseils des ministres des divers États) de faire appliquer ce droit commun transnational – en dehors de toute procédure démocratique où des choix alternatifs s’exprimeraient. C’est le marché, et seulement lui, qui est supposé efficace pour exprimer l’intérêt général au sens libéral. Et pour qu’il fonctionne correctement, selon ces mêmes critères, il faut une libre circulation des capitaux privés, la libéralisation du marché du travail (contre toutes les protections « rigides »), et des privatisations généralisées.

Les financements et mécanismes sont cohérents avec ces critères : puisque c’est le marché qui « révèle » les besoins et oriente les financements, il ne faut pas de débat, mais des règles constitutionnalisées. La politique publique doit cesser de taxer les riches qui épargnent (dans une logique théorique et sociale où les épargnants financent l’investissement) ; et la politique fiscale doit être attractive pour le capital privé – avec une mise en concurrence des fiscalités nationales au lieu d’une logique européenne solidaire, redistributive et orientée par des besoins spécifiés à satisfaire. Les capitaux sont supposés aller là où les indicateurs de prix et de profit (également supposés efficaces) les orientent. Le plein emploi (libéral) doit être le résultat de la concurrence sur une force de travail redevenue pure marchandise, et dont le salaire doit être comprimé comme un coût.

Ces dogmes ne peuvent être déconstruits qu’en forçant à expliciter d’une part les critères d’efficacité implicites, d’autre part les mécanismes supposés permettre de les réaliser, enfin les bilans constatés : l’argent va là où il y a profit (monétaire) de court terme et non pas vers des besoins de base et les catégories pauvres (sans pouvoir d’achat) – sauf si le crédit vient relayer partiellement la baisse des salaires et des recettes publiques des collectivités territoriales.

Au lieu de déconstruire les arguments libéraux sur ce qu’est l’intérêt collectif révélé par le marché, selon les libéraux, ELH assimile leurs critiques concernant l’inefficacité des politiques sociales publiques à la notion d’illégitimité de la dette publique : il s’agit d’un glissement théoriquement aberrant ; mais il est aussi politiquement irresponsable, alors que la campagne sur la dette illégitime est justement porteuse de critères antagoniques d’efficacité, soumettant les mécanismes et financements marchands à une logique d’analyse concrète des besoins et rapports sociaux. Plus précisément encore, cette campagne vise la mobilisation de l’opinion publique – fondement d’une démarche démocratique – alors même que ce sont de telles « pressions » sur les politiques publiques que dénigrent les néolibéraux, au nom de l’ »efficacité économique ».

Donc, l’autre argument d’ELH selon lequel cette notion de dette illégitime serait non démocratique est encore plus aberrant. Enfin, puisque la dette est utilisée par les néolibéraux pour réduire les dépenses, l’audit mettra en évidence en quoi cette dette est largement due à une baisse de rentrées fiscales et une transformation de la fiscalité très injuste – jugement qu’ELH juge excessif. Qui plus est, il considère « hors sujet » de souligner les niches et paradis fiscaux – alors qu’ils contribuent à creuser la dette – ce qui est bel et bien le sujet. Enfin, il assimile de façon tout aussi légère la critique portée contre la baisse de la fiscalité sur le capital (dans le cadre de la démarche de dette illégitime) à l’argument libéral sur la baisse des impôts : on peut supposer qu’il fait là allusion à l’analyse de Laffer « trop d’impôts tue l’impôt » – sauf que la baisse de rentrées fiscales déplorées ici par Laffer se traduit chez lui par l’exigence d’une baisse d’impôt sur le capital pour relancer l’investissement – ce que dénonce au contraire la démarche sur la « dette illégitime ». Bref, quel que soit l’argument assimilant cette dernière à un point de vue libéral, on a soit des contresens, soit une assimilation aberrante entre « illégitimité » politico-sociale et « inefficacité » selon des critères libéraux.

L’enjeu réel : quel État ?

La préoccupation centrale d’ELH émerge en cours de route et en conclusion. Il craint, semble-t-il, que la notion de « dette illégitime » rejoigne des arguments libéraux qui critiquent les « marchés politiques » où les élus et les institutions publiques sont soumis aux pressions de leur électorat. C’est aussi dans cette optique qu’est évoquée la rationalité de court terme des États, soulignée par les néolibéraux, conduisant à l’inflation sans assurer finalement le plein emploi. Sur ce plan, à nouveau, ELH procède d’une façon superficielle et contestable sur le fond théorique et politique. On a déjà souligné tout ce qui relève du glissement entre « inefficace » et « illégitime ».

Mais il faut également prendre à bras le corps les arguments réels – fondés – des écoles néolibérales sur la bureaucratie des États derrière les gouvernements, et sur les « marchés politiques » pesant sur les promesses des élus. Loin de laisser ces analyses aux néolibéraux, et bien avant eux, des marxistes ont depuis longtemps déployé des approches biens plus radicales sous cet angle, tant en critique du bureaucratisme des États (que ce soit dans les pays capitalistes ou se réclamant du socialisme) que de ce qu’est la démocratie parlementaire. On pourrait souligner ici l’intérêt de désétatiser (débudgétiser) plusieurs types de dépenses – en les spécifiant – de façon à organiser un mode de financement et de contrôle efficace au regard des besoins humains, par le biais de fonds publics d’investissements planifiés (pour le logement, la santé, la culture au sens large, la recherche, etc.). C’est aussi toute une réflexion sur les taxes (ou contributions) nationales et/ou européennes pour de tels fonds, que l’on pourrait ouvrir : on pourrait les compléter par de possibles conceptions d’emprunts d’État (non utilisables sur les marchés financiers) et par des avances à taux nuls ou réduits venant de banques publiques/coopératives ou centrales pour des projets démocratiquement déterminés, à la fois socialement créateurs d’emplois, satisfaisant des besoins essentiels et assurant des objectifs environnementaux.

On pourrait ce faisant pousser davantage encore la critique contre les néolibéraux concernant l’action publique : ils ne ciblent que le clientélisme et les promesses « démagogiques » en se gardant bien de souligner les promesses électoralistes (et non tenues) concernant des droits et exigences sociaux légitimes, justement. Ils se gardent bien aussi de mettre l’accent sur l’absence de contrôle des élus et sur la possibilité d’inventer d’autres formes de démocratie qui ne s’arrêteraient pas aux portes des entreprises. Pas question non plus d’une réinvention de l’activité publique soumise à un contrôle social contre l’étatisme technocratique et la superficialité de la démocratie parlementaire. En effet, les néolibéraux, prétendant que le marché et la propriété privée sont, partout et toujours, plus « efficaces » – selon les critères et finalités de classe qu’ils défendent –, tendent vers une remise en cause de toute logique démocratique.

Cela, ELH aurait eu raison de le souligner, tout en dénonçant la remise en cause de toute action publique redistributive. Mais ELH ne peut le faire en assimilant cette effective dérive néolibérale au point de vue sous-jacent à la dette illégitime : car la campagne sur la dette illégitime veut rendre au domaine de la démocratie délibérative le choix sur les besoins à satisfaire et les moyens (y compris en terme de fiscalité redistributive) adéquats pour ce faire – contre la logique néolibérale, l’anonymat et le caractère de court terme et borgne du marché...

Fort, si l’on peut dire, de sa conclusion (dette illégitime = argument libéral), ELH brandit un unique « argument » : il faut « un État puissant » au nom d’un projet redistributif. Comme dans le passé – keynésien ou du « socialisme réel » ? Or il est possible de développer, au nom de finalités égalitaires et démocratiques, à la fois une critique de l’État fort réellement existant, répressif, celle de la concurrence de marché que cet État veut imposer en protégeant les profits, mais aussi une critique du passé (keynésien ou du « socialisme réel » – et non pas un retour vers ce passé, à la fois illusoire et fort peu attractif et progressiste. Mais c’est à la fois le rôle et la nature de l’État, des marchés, de la monnaie et des rapports de propriété qu’il faut mettre en débat, en fonction d’objectifs sociaux radicalement égalitaires et protecteurs de l’environnement. Cela s’impose face au capitalisme globalisé, du local au planétaire, en passant par le niveau national ; avec, sur chaque plan, une analyse critique des institutions existantes – autant celles de l’UE que de chaque État.

« Si, demain, un gouvernement français de gauche annonçait qu’il ne rembourserait pas les dettes de la France contractées par Sarkozy parce que considérées comme illégitimes car servant une minorité, il y aurait une très grave rupture dans la continuité de l’État et de la nation », nous dit ELH, pour finir. Mais quel « État » a négocié les traités européens, les pactes d’austérité, les règles de la concurrence libre et non faussée, et au nom de quelle nation ? Celle que Valls tend à construire ? Il s’agit de gouvernements, de ministres, d’orientations politiques, d’institutions et de choix, d’une part contestables en démocratie – et pas d’une nation et d’un État abstraits, d’autre part. De surcroît, en l’occurrence, il s’agit d’un viol de votes démocratiques majoritaires contre ces traités, concernant notamment la France, Une gauche digne de ce nom aurait un devoir de remise en cause et de rupture avec toutes les injustices « légalisée », tant au plan national qu’européen : il faudrait évidemment l’appuyer sur une procédure radicalement démocratique – de type constituante – ; pas sur un puissant État-nation au-dessus de tout contrôle social et pluraliste.

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