Dans l’affrontement au sujet de la crise de la dette, Athènes a mis à l’ordre du jour la dette de l’Allemagne datant de l’époque nazie, de même que les demandes de compensations pour les crimes commis par l’Allemagne en Grèce, introduisant ainsi une dimension supplémentaire dans la discussion sur la légitimité de la dette. Harold Neuber explique les détails.
Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un gouvernement à Athènes inscrit sérieusement le thème des dommages de guerre causés par l’occupation allemande (1941-1945) à son agenda politique. La République fédérale, comme successeur juridique du Reich allemand, serait redevable à la Grèce de 278,7 milliards d’euros.
Le 10 mars 2015, à l’occasion d’un discours devant le parlement grec [1], le Premier ministre Tsipras a exposé la position de son gouvernement. « En dépit des crimes du Troisième Reich et des destructions massives des soldats d’Hitler, en dépit de la monstruosité de l’Holocauste, on a donné à l’Allemagne la possibilité de bénéficier – et ceci à juste titre – de toute une brochette de mesures. Principalement en cause : le traité concernant les dettes de la Première Guerre mondiale, les accords de Londres de 1953 sur les dettes, et bien sûr les sommes énormes accordées par les Alliés à l’Allemagne pour sa reconstruction. Le traité de Londres sur les dettes spécifie pourtant aussi que les réparations en relation avec la Seconde Guerre mondiale devraient être assujetties à un traité de paix final. Du fait de la partition de l’Allemagne, un traité de paix n’a été signé qu’en 1990. Cependant, les gouvernements allemands successifs ont choisi depuis de se taire, d’exploiter des subtilités juridiques, de temporiser, de différer. Est-ce vraiment une attitude morale ? »
« C’est idiot », a déclaré le président du Parti social-démocrate allemand, Sigmar Gabriel, en parlant des revendications d’Athènes. D’après le gouvernement, le cas de la Grèce est « clos une bonne fois pour toutes ».
Pour l’Allemagne, peut-être. Mais pas pour la Grèce, où les massacres font aujourd’hui encore partie de sa mémoire. Comme dans le village de montagne du centre du pays de Distomo, où l’occupant allemand a massacré au total 218 personnes le 10 juin 1944. Là-bas, l’évènement est remémoré chaque année, ainsi que l’a décrit en détails le Spiegel en 1997. « Des hommes et des enfants pris au hasard ont été fusillés, des femmes auxquelles les soldats avaient coupé les seins ont été violées et abattues. Des femmes enceintes ont été éventrées, plusieurs victimes ont été assassinées à coups de baïonnettes dans le ventre. D’autres ont eu la tête coupée ou les yeux arrachés. » [2]
Le gouvernement allemand récuse toutes les revendications
En résumé, il s’agit de trois cas juridiquement très différents :
- un prêt forcé de plus de 476 millions de marks que le régime collaborationniste grec de l’époque a dû verser au régime fasciste et qui n’a jamais été remboursé ;
- des paiements en réparation des dégâts infligés aux villages, aux villes et aux infrastructures, sur le continent aussi bien que dans les îles, avant tout en Crète ;
- des demandes individuelles d’indemnisation, provenant de victimes ou de descendants des victimes des massacres commis par l’occupant allemand.
Dans le débat public, il s’agit avant tout du premier point : le prêt forcé de 1942. Depuis des années, circulent à Athènes des documents secrets commandités par différents services du gouvernement, selon lesquels, aujourd’hui comme hier, l’Allemagne devrait débourser les 476 millions de marks extorqués à l’époque. Selon un document récent du Ministère des finances grec, l’équivalent de la dette accumulée devrait se monter à environ 11 milliards d’Euros. L’expertise date encore du temps de Samaras.
Le gouvernement allemand récuse toutes les revendications éventuelles des Grecs. Le sujet est politiquement et juridiquement clos, si l’on en croit différents fonctionnaires et porte-parole qui ne font manifestement que suivre des « éléments de langage » internes.
Perspectives en droit international
L’affaire pourrait être simple, mais elle ne l’est pas. Dans un premier temps, le gouvernement grec de l’époque, présent à la Conférence de Londres de 1953 sur les dettes extérieures de l’Allemagne, avait été d’accord de reporter ses propres exigences « jusqu’au règlement définitif de la question des réparations ». Avec cela, Athènes n’a renoncé à aucune éventuelle prétention.
En 1960, la République fédérale allemande s’est engagée, de son côté, par un accord avec le gouvernement grec, à payer 115 millions de marks allemands, en dédommagement pour les citoyens grecs qui avaient souffert en raison de leur appartenance ethnique, religieuse ou de leurs convictions politiques. Le montant faisant l’objet de l’accord a été en fait très réduit, et, de plus, beaucoup d’aides ne sont jamais arrivées.
C’est redevenu passionnant en 1990, lorsque la République fédérale, la RDA et les alliés de la Seconde Guerre mondiale ont conclu l’Accord des 2 + 4. Le gouvernement allemand et la Cour fédérale soutiennent aujourd’hui qu’en vertu de cet accord, tout droit supplémentaire à des compensations serait exclu. L’Allemagne peut également se référer à la prétendue « Charte de Paris pour une nouvelle Europe » de 1990. Dans ce document, les États faisant à l’époque partie de la CSCE, dont la Grèce, ont pris connaissance de l’Accord des 2 + 4 « avec grande satisfaction ». Cela équivaut-il à une renonciation aux réparations, comme le prétend Berlin ?
Ce que l’on connaît de l’histoire va à l’encontre de la position actuelle. Le Spiegel a rapporté récemment, en se fondant sur des documents d’archives, que le gouvernement allemand d’Helmut Kohl avait, en 1990, consciemment évité le terme « traité de paix ». Un tel traité de paix aurait mis automatiquement fin au précédent moratoire des pays martyrisés et le thème des réparations aurait à nouveau mis la pression sur l’Allemagne réunifiée. Les négociateurs de Kohl ont alors inventé le concept d’un « Traité 2 + 4 » et ont tenu délibérément la Grèce à l’écart de la table des négociations [3]. À la lumière de ces éléments, le gouvernement de Berlin est discrédité lorsqu’il avance, prétendument outragé, que les Grecs auraient dû s’annoncer plus vite.
La position légale de l’Allemagne est inconsistante
Deux expertises du service scientifique du Bundestag datant de 2013 apportent un brin de clarification. Les documents concernant, d’une part, le prêt forcé de 1942 et, d’autre part, la question des réparations ont été classés secret d’État pendant une année. Mais, sous la pression de l’opposition, ils viennent d’être librement accessibles. Pourtant, ils ne rendent même pas justice impartialement au point de vue grec.
L’évaluation du prêt imposé de force montre de façon détaillée que le montant pourrait être considéré soit comme une partie des créances de compensation ou comme un prêt « selon les dispositions légales en matière de prétention au remboursement de prêts ». Selon les approches, on observe d’énormes différences. Pour ses prétentions à des compensations, la Grèce dépendrait, faute d’une disposition contractuelle d’après 1945, de la bonne volonté de Berlin – une cause perdue d’avance. Par contre, un prêt non honoré, même résultant de pressions, pourrait être traité dans le cadre du droit civil.
Une prescription des revendications grecques, aussi bien en relation avec le prêt qu’avec une vue sur des prétentions éventuelles à des compensations, ne semble pas non plus si évidente, comme des représentants du gouvernement allemand le prétendent. Au moment du prêt en période nazie entre le régime collaborationniste grec et le régime fasciste à Berlin, aucune date n’avait été énoncée pour son remboursement. En vertu du moratoire prononcé en 1953, le « Traité des 2 + 4 » pourrait être considéré comme une rupture, à partir de laquelle un délai de prescription aurait pu commencer. En fait, les gouvernements grecs de l’époque ont raté l’occasion de mettre la question à son ordre du jour. À vrai dire, la question des compensations a été constamment abordée en public par les politiciens grecs, et Berlin devrait donc bien en avoir connaissance. Et, en novembre 1995, le gouvernement grec avait fait parvenir une note verbale à Berlin dans laquelle la question avait été abordée.
Sur le thème des paiements de réparations et autres revendications liées à la guerre, le gouvernement allemand se réfère aujourd’hui aussi au « Traité des 2 + 4 ». Mais, encore une fois, les choses ne sont pas si simples que cela. En effet, la question des compensations n’a jamais été évoquée dans cet accord. En outre, la Grèce ne participait pas aux délibérations et n’a pas signé le traité.
Selon le Service scientifique du Bundestag, la prise de connaissance tardive de l’accord passé entre les deux États allemands et les alliés dans la Charte de Paris ne doit pas être comprise comme une renonciation aux compensations. La prise de connaissance « avec une grande satisfaction » pourrait aussi faire référence à l’unité de l’Allemagne ou à l’abandon des anciens territoires de l’est allemand. Il n’existe pas non plus de précédent pour la prescription de revendications en droit international. Seul le retard de sa réclamation peut être (et sera mis) au passif de la Grèce.
Néanmoins le problème est sur la table. Ainsi existe en Grèce, pour la première fois, une volonté politique de s’engager sérieusement pour la justice historique. En l’an 2000, après qu’un avocat des victimes du massacre de Distomo eut fait estimer le Goethe-Institut d’Athènes et d’autres biens immobiliers allemands pour faire aboutir des demandes de dédommagement individuelles, cette action fut rapidement bloquée par le Ministère grec de la justice. Mais aujourd’hui, la volonté politique à Athènes est bien présente.
« Fonds pour l’avenir » : rien que de la politique symbolique
Sous la pression du débat international, le gouvernement allemand a déjà dû revenir sur son blocage total de toute revendication grecque. Entre temps, on se montre donc prêt, à Berlin, à utiliser un « Fonds pour l’avenir germano-grec », établi en 2014 pour répondre, au moins symboliquement, aux revendications. Dans ce but, le gouvernement allemand avait mis à sa disposition en 2014 un million d’euros, avec lesquels des projets de mémoire historique devaient être financés jusqu’en 2017. Un point fort repose sur la promotion des échanges de jeunes gens et le financement de projets de recherche.
À vrai dire, il s’agit à Berlin de garder le contrôle sur d’éventuelles initiatives et par la même occasion de résoudre le dilemme moral existant. Mais justement, dans quelles conditions se passe le travail de mémoire ? Les réponses du Département des affaires étrangères à une question du parti de gauche Die Linke apportent quelques éclaircissements : pour lui, « les demandes de projets peuvent être présentées au Département de l’extérieur de même qu’à l’ambassade à Athènes et au consulat général à Thessalonique. À méditer : les descendants des victimes devraient faire vérifier un éventuel projet
par les descendants des coupables.
« Le Fonds pour l’avenir germano-grec est en vérité un fonds allemand par lequel le chapitre sombre de l’histoire allemande devrait être clos par un geste supposé généreux mais juridiquement sans valeur », rapporte Triantafillia Thiesing-Kostopoulou de l’Association des universitaires grecs de Berlin-Brandenburg. Tous les paiements éventuels par ce fonds se feront exclusivement sous le contrôle du gouvernement allemand. « Si le gouvernement grec, sous la pression du côté allemand, devait accepter ces projets, il faudrait partir du principe que le gouvernement allemand peut refuser toute revendication légale ultérieure ». L’accès à toute action judiciaire par des victimes individuelles et de leurs héritiers serait de cette façon définitivement barrée.
Le débat concernant les réparations ou, concrètement, la dette historique de l’Allemagne, ne peut plus être traité objectivement dans le pays des coupables. Depuis longtemps, une mentalité de « repli derrière la barricade de chariots » s’est installée, que l’inconscient collectif allemand cultive dans les forums sur internet. Selon un sondage, les trois quarts des Allemands, sont contre des compensations à la Grèce. Et c’est encore l’expression la plus civilisée de cette position. En même temps, cela montre la faiblesse allemande inhérente à la chose. Car, en cas de doute, selon les structures juridiques européennes, ce n’est pas à Berlin que les demandes d’Athènes et des au moins 90 « villages martyrs » seront débattues, mais bien devant les instances internationales compétentes. Et même si les demandeurs devaient s’incliner, Berlin aurait moralement perdu la partie.
Traduit de l’allemand par Andrée Durand, Coorditrad