Le déficit démocratique à la BCE du point de vue de ses salariés

jeudi 9 avril 2015, par Carlos Bowles *, Emmanuel Larue *

Pour les salariés de la BCE, comment cela se passe-t-il ? Quel est le droit qui doit s’appliquer au sein de la Banque centrale européenne ? Est-ce celui du pays d’origine ? Est-ce celui du pays du siège ? Les salariés de la BCE travaillant en Allemagne, on pourrait s’attendre à ce que leurs contrats de travail soient régis par le droit allemand. En réalité, il n’en est rien. Du fait de l’indépendance conférée par les traités à la BCE, le droit du travail allemand n’est pas applicable à l’intérieur de l’enceinte de la BCE.

Quel est donc le droit applicable aux salariés de la BCE ? Un « droit BCE » spécifique, élaboré de manière unilatérale par le Conseil des gouverneurs et le Directoire – instances qui se sont vues attribuer un pouvoir de type législatif, alors même que leurs membres ne sont pas élus et que leurs délibérations dans ce domaine sont couvertes par le secret.

Ce pouvoir est très large. La BCE légifère ainsi :

  • sur le niveau de couverture médicale à laquelle peuvent prétendre ses salariés et leur famille ;
  • sur le système de retraite et la répartition de son financement entre différentes catégories de personnel ;
  • sur le droit applicable en cas de licenciement, et notamment les conditions dans lequel un salarié peut être licencié, et sur les protections (ou l’absence de protection) dont il peut disposer ;
  • sur le droit au chômage quand leur contrat de travail a expiré (ou dans certains cas, l’absence de droit) :
  • sur le droit des salariés à participer à des activités extra-professionnelles (politiques ou associatives) ;
  • et, plus généralement, sur tout un ensemble de droits fondamentaux, comme les restrictions imposées : à leur liberté d’expression, à leur droit de propriété (tous les types de placements ne leur sont pas autorisés), à leur droit d’exercer telle ou telle type d’activité professionnelle à la fin de leur contrat, à leur droit à la représentation par des salariés élus, à leur droit de grève, etc.

Par analogie avec la situation en France, cela reviendrait à laisser au Medef le droit d’adopter non seulement le Code du travail, mais aussi le Code de la Sécurité sociale, certains pans du Code de la famille, et de légiférer sur les restrictions à certains droits fondamentaux !

Pour ses salariés, la Banque centrale européenne n’est donc pas seulement un employeur, mais elle occupe aussi un rôle de législateur. Dans ce cadre, l’expérience a montré qu’un certain nombre de droits qui avaient été conquis tout au long du XIXe siècle et du XXe siècle ont dû ou doivent encore être reconquis, car la BCE a fait le choix de repartir à zéro sur un certain nombre d’aspects.

Par exemple, la BCE a refusé au départ de reconnaître le droit des salariés à être représentés par un syndicat. Il a fallu attendre dix ans pour que la BCE accepte de signer un protocole d’accord avec le seul syndicat existant à ce jour, IPSO (International and European Public Services Organisation), en 2008. Avant cette date, la non-reconnaissance du syndicat par la Banque centrale européenne induisait de nombreux salariés à refuser d’y adhérer, par crainte que cela ait un impact négatif sur leur carrière ou leur emploi.

La reconnaissance du syndicat a certes permis d’améliorer les choses de ce point de vue, mais n’a pas réglé tous les problèmes, puisque les droits dont il dispose sont très faibles. Notamment, la BCE refuse toujours de reconnaître à IPSO le droit de négocier les conditions de travail des salariés. Le syndicat est uniquement « consulté », ce qui revient à demander à celui-ci de présenter son opinion quand un changement unilatéral de leur contrat de travail et/ou de leur condition de travail est envisagé – et de passer outre leur avis négatif le cas échéant. À la BCE, cette pratique a reçu le petit nom de « consult and ignore procedure ».

Mais la BCE n’est-elle pas tenue d’appliquer le droit européen ? Les salariés ne sont-ils pas protégés par la Cour de Justice européenne ?

Oui, il y a bien un droit européen auquel la BCE a l’obligation de se conformer. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que le droit européen est avant tout un droit économique (et non pas social), l’Europe ayant été construite par le Marché unique.

C’est aussi un droit qui s’est construit sur la base du principe de subsidiarité, à savoir : tout ce qui peut être décidé au niveau national n’a pas besoin d’être décidé au niveau européen. Les partenaires sociaux sont très soucieux de garder leurs prérogatives au niveau national, pour préserver leur modèle social.

Conséquence : quand on enlève le niveau national et qu’on regarde ce qui reste au niveau européen en matière sociale, il ne reste pas grand-chose : une directive sur l’information et la consultation des salariés, une autre sur l’hygiène et la sécurité, une troisième sur la prévention des abus liés aux contrats successifs, et une quatrième sur le temps de travail, rien d’autre. Et la question s’est d’ailleurs posée de savoir si ces directives sont vraiment applicables aux institutions européennes, puisque les directives engagent les États membres et que les institutions ne sont pas des États membres !

Et le juge dans tout ça ? À la différence du FMI ou de l’OTAN, qui disposent d’un tribunal interne pour régler les différends entre employés et employeur (et dont les juges sont nommés par le patron !), les salariés de la BCE ont la chance d’avoir un juge externe, à savoir le Tribunal de la fonction publique européenne. Néanmoins, ce juge ne légifère pas (c’est un juge, respectueux de la séparation des pouvoirs), donc son rôle consiste avant tout à vérifier que les décisions prise par la BCE respectent les lois. Et qui fait les lois ? Réponse : la BCE ! Dans ces conditions, le contrôle du juge ne peut qu’avoir un impact limité. Il faut en outre noter qu’avant d’avoir accès au Tribunal, l’employé doit avoir épuisé les voies de recours internes dont les règles de fonctionnement sont définies par l’employeur et celui-ci étant juge et partie.

Il y a néanmoins certains cas où le juge européen se trouve amené à vérifier la compatibilité des lois adoptées par la BCE avec le respect des grands principes fondamentaux. Jusqu’à présent, la jurisprudence s’est montrée néanmoins très libérale avec la BCE, en reconnaissant à celle-ci une large « autonomie fonctionnelle ». S’agissant par exemple du droit à la négociation collective, droit garanti aux salariés de la BCE par l’article 28 de la Charte européenne des droits fondamentaux, le tribunal de la fonction publique européenne a jugé qu’il n’imposait pas à la BCE de mettre en place des procédures de négociation collectives et qu’elle pouvait donc continuer de décider des conditions de travail de ses salariés de manière unilatérale, au nom de cette même autonomie fonctionnelle qui lui a été attribuée par les traités. Dans la pratique, en cas de litige entre la BCE et ses salariés, le juge européen tranche la plupart du temps en faveur de la BCE et n’est donc pas perçu comme une figure particulièrement protectrice pour ceux-ci.

Les salariés de la BCE ne sont-ils pas protégés par les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) ?

Malheureusement, non. La BCE ne reconnaît pas les conventions de l’OIT, pourtant applicables dans tous les pays européens, au motif que ces conventions s’adressent aux États membres et que la BCE n’est pas un État membre !

Qu’est-ce que cela veut dire concrètement pour les salariés ?

Les larges pouvoirs conférés à la BCE sur ses salariés ont des implications concrètes sur les problèmes auxquels ceux-ci vont faire face au quotidien.

Problèmes de santé d’abord. Un test récemment mis à la disposition du personnel en septembre 2014 (et effectué par 903 agents) a révélé que 30 % du staff était en risque de burnout (au sens du Maslach Burnout Inventory, l’outil de mesure standard du burnout dans la littérature), soit trois fois plus que le taux de prévalence constaté en France ou aux Pays-Bas. À ces 30 % de risque de burnout s’ajoutent 30 % montrant des signes d’épuisement. Encore plus alarmant, 4,5 % d’entre eux ont indiqué avoir des pensées suicidaires.

Plusieurs facteurs peuvent être avancés pour expliquer cette situation inquiétante.

Charge de travail évidement, puisque l’institution est notoirement sous-staffée, et que les contrats de travail imposent aux agents de travailler autant d’heures supplémentaires que nécessaires, tandis qu’aucune disposition n’est faite pour s’assurer que le temps de travail de la majorité du personnel ne dépasse pas les limites imposées par la directive sur le temps de travail.

Autre facteur, l’absence de contrôle des salariés sur les décisions qui les affectent, les conditions de travail n’étant pas négociées avec leurs représentants, mais adoptées de manière unilatérale, souvent sans même qu’une consultation n’ait lieu. La politique du fait accompli dans des domaines qui vont de l’allocation des bureaux (passage de bureau individuel aux open spaces, sans même en discuter au préalable avec les représentants du personnel ou les personnels concernés), à des questions de couverture sociale ou de carrière, génère un sentiment de perte de contrôle qui nuit à la santé mentale du staff.

La situation contractuelle des salariés enfin est aussi une source de soucis pour nombre d’entre eux, puisque sur les 4 000 collègues travaillant à la BCE, seuls 1250 ont un contrat permanent, les autres courant de contrats temporaires en contrat temporaires, ou étant embauchés au travers de formes atypiques de travail (intérimaires, body-leasing, stagiaires, etc.). La norme à la BCE, contrairement à ce qu’impose le modèle social européen, c’est le contrat temporaire. Personne ne débute d’ailleurs d’emblée avec un contrat permanent : c’est interdit au terme des règles de la BCE (les Staff Rules) !

Pour finir, ultime expression du déficit démocratique : les statistiques de promotion montrent que celui qui fait le choix de devenir représentant du personnel peut faire une croix sur sa carrière. Les candidats aux élections professionnelles ne se bousculent donc pas au portillon – 10 candidats pour 9 postes à pourvoir aux dernières élections en 2014, et pas une seule femme ! Les représentants du personnel sont pourtant les seuls contre-pouvoirs existants au sein de la BCE. Les affaiblir renforce donc substantiellement le déficit démocratique interne de l’institution.

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